jeudi 13 janvier 2011

Pierre Bergé : "Ma vieillesse n'a pas encore commencé"

L'Express, no. 3105 - l'entretien PIERRE BERGÉ, mercredi, 5 janvier 2011, p. 10-12,14

L'homme d'affaires s'assoit devant des portraits d'Yves Saint Laurent signés Andy Warhol. Dans ses luxueux bureaux parisiens, près du pont de l'Alma, il parle d'une toute petite voix. A 80 ans, le mécène se remet d'une opération sans gravité à la gorge. L'intervention a duré plus longtemps que prévu. Ah, ces médecins ! Bergé peste, comme à son habitude, maniant les coups de gueule comme d'autres la langue de bois. Ses propos contre le Téléthon lui valent-ils une mise en examen pour diffamation ? Qu'importe ! Le mécène, qui vient d'investir massivement dans le journal Le Monde, dont il préside désormais le conseil de surveillance, liquide ses vérités. Celles d'hier, sur son ami François Mitterrand, décédé le 8 janvier 1996. Il y a tout juste quinze ans. Celles d'aujourd'hui, sur Ségolène Royal, DSK, la gauche, Sarkozy...

Quel est votre dernier souvenir de François Mitterrand ?

Juste avant sa mort, j'ai passé le réveillon du 31 décembre dans sa propriété de Latche, dans les Landes, avec ses amis. L'ancien président était très malade et ne s'est pas assis à table. Il est resté allongé dans un fauteuil muni de repose-pieds. Nous nous sommes relayés à ses côtés. Le lendemain, je lui ai dit au revoir. Il était à nouveau calé dans son fauteuil. "Pour la maison de Zola, tenez-moi au courant..." m'a-t-il demandé. Je lui avais raconté que j'allais racheter la demeure du grand écrivain pour la restaurer. Le 8 janvier 1996, quand Mitterrand est mort, je suis allé me recueillir devant sa dépouille, avenue Frédéric-Le-Play, à Paris. Nous étions lui et moi face à face. Danielle Mitterrand a entrouvert la porte. "Je crois que François connaît maintenant la réponse à la question qu'il s'est posée toute sa vie", m'a-t-elle dit. Elle avait raison.

Depuis, en quinze ans, comment avez-vous vu évoluer le regard sur François Mitterrand ?

J'ai tout vu : le regard de la haine et celui des reproches, souvent portés malheureusement par des journaux et des gens de gauche. Mais j'ai aussi vu des regards admiratifs, surtout depuis que la gauche est en déshérence. L'ancien président apparaît comme le repère essentiel et l'absent capital. Sa stature d'homme d'Etat suscite l'admiration. Tout le monde le cite. C'est bien, mais j'aurais aimé que les mêmes qui brandissent sa mémoire au PS s'opposent à certaines déclarations choquantes sur le "droit d'inventaire" [en 1994, Lionel Jospin avait pris publiquement ses distances avec l'ancien président].

Qu'est-ce que le temps a effacé ?

Les années ont fait oublier la querelle sur la francisque et sur l'affaire Bousquet.

En revanche, on reparle des écoutes de l'Elysée !

Je ne suis pas sûr que les journalistes qui reprochent avec le plus de véhémence ces écoutes puissent à ce point se draper dans l'objectivité et l'intégrité offensée. Je pense notamment à ceux qui dirigeaient le journal Le Monde, comme Edwy Plenel. Quand on reproche à qui que ce soit d'utiliser des méthodes policières, il faut être sûr de son côté de ne pas se servir de renseignements policiers.

Le slogan "Changer la vie" a-t-il vieilli ?

Au contraire, ce programme reste magnifique. C'est avec ce message, résumé dans le célèbre "Yes we can", que Barack Obama a été élu.

Allez-vous organiser un événement pour les 30 ans de la victoire du 10 mai 1981, comme vous l'aviez fait pour les 20 ans en 2001 ?

Cette mémoire sera bel et bien là le 10 mai 2011. J'ai l'intention de préparer quelque chose avec l'Association des amis de l'Institut François-Mitterrand, que je dirige. Peut-être à nouveau un concert à la Bastille.

Comment résumeriez-vous la situation de la gauche, ?

Il y a un dicton qui dit : "Trop de cuisiniers gâte la sauce."

Ségolène Royal, que vous aviez activement soutenue en 2007, a-t-elle eu raison d'annoncer sa candidature à la primaire socialiste ?

Oui, je l'approuve, car le pacte avec DSK et Martine Aubry ne tenait pas la route. L'un des deux serait venu voir Ségolène, un jour ou l'autre, pour lui dire que ce n'était pas à elle d'y aller. Je ne savais pas quand Royal se présenterait. Mais j'étais sûr qu'elle le ferait. Dans toutes les conversations que nous avons eues ces dernières semaines, je la sentais enthousiaste et déterminée. Il était évident qu'elle n'avait pas renoncé.

Mais ne provoque-t-elle pas la division en dévoilant si tôt ses ambitions ? Le dépôt des candidatures n'est pas prévu avant juin...

On ne peut pas diviser la gauche plus qu'elle ne l'est actuellement. Et on ne peut pas reprocher à Royal de revenir dans cette cuisine, où elle a été chef. Quand on perd avec 47 % des suffrages et 17 millions de voix, on est en général conforté par son propre camp et soutenu pour repartir aux prochaines batailles. François Mitterrand a été élu la troisième fois. Idem pour Jacques Chirac. L'un comme l'autre n'ont pas été abandonnés par leur parti après les défaites. Si, en 2007, les responsables du PS avaient fait bloc derrière la candidate, à commencer par François Hollande, peut-être aurait-elle été élue. La distance prise par les responsables socialistes d'une manière aussi évidente a sans doute empêché des électeurs de gauche de voter pour Royal.

Vous sembliez vous être éloigné d'elle ces derniers mois...

Oui, j'avais pris mes distances, mais il ne faut pas confondre cette réaction avec de l'abandon. J'ai pu regretter qu'elle se soit privée du concours de beaucoup de gens compétents, dont l'eurodéputé (PS) Vincent Peillon. Ces soutiens ont finalement décidé de ne plus être à ses côtés. Ils lui reprochent de ne pas avoir davantage tenu compte de leurs avis.

Croyez-vous aux vertus démocratiques de la primaire ?

C'est une fois de plus une idiotie française. On pense que la France est un grand pays, qu'il peut copier les Etats-Unis, où un inconnu peut devenir président. En France, un inconnu venu du Puy-de-Dôme aurait-il la moindre chance ? Non. Ceux qui ont une chance sont déjà connus.

Dominique Strauss-Kahn est-il un homme de gauche ou de droite ?

Je vais nuancer ma réponse. François Mitterrand a toujours eu des problèmes avec la deuxième gauche, incarnée par Michel Rocard. DSK est un homme de cette deuxième gauche. S'il est désigné, je le soutiendrai et je voterai pour lui sans hésiter. Mais, en tant qu'homme de gauche qui participera à la primaire, je ne voterai pas pour lui.

Soutiendriez-vous Martine Aubry, si elle se présente ?

Plus facilement. Les 35 heures ont été voulues par Dominique Strauss-Kahn, et non par Martine Aubry, qui n'a fait qu'appliquer cette réforme. Je la connais depuis très longtemps et je l'estime beaucoup. Les gens ont souvent plus d'étoffe qu'on ne le croit.

Vous détestez qu'on vous qualifie d'antisarkozyste. Pourquoi ?

Même quand un adversaire politique tient des propos sensés, on le dénigre, par systématisme. J'ai trop connu cela sous François Mitterrand. Nicolas Sarkozy a assez bien défendu l'Europe, quand il l'a présidée, et s'est bien comporté face à la crise financière. En politique étrangère, j'apprécie sa défense des produits français, comme il l'a fait lors de son déplacement en Inde [vente annoncée de deux réacteurs EPR]. Mais sa politique du chiffre en matière de reconduites à la frontière me choque profondément. Je suis contre l'immigration clandestine, mais il y a manière et manière. Son gouvernement a aussi aggravé le divorce entre les forces de l'ordre et la population.

Carla Bruni-Sarkozy, l'une de vos amies, a-t-elle tourné le dos à la gauche ?

Ne mélangeons pas le privé et le public. Si elle soutient le chef de l'Etat, elle ne fait pas des défilés dans les rues pour approuver les mesures contre les sans-papiers.

Comptez-vous peser dans la présidentielle par le biais du journal Le Monde ?

Non. J'ai le plus grand respect pour les journaux anglo-saxons et pour leur objectivité. Le New York Times a attendu la dernière minute pour soutenir, légèrement, Barack Obama. Et j'ai remarqué que Le Monde a perdu des lecteurs à chaque fois qu'il a soutenu un candidat, et notamment François Mitterrand en 1981. Le Monde a une sensibilité de gauche, mais il n'est pas là pour soutenir un candidat de gauche. Si une personnalité de cette tendance politique est élue en 2012, le journal entrera dès le lendemain dans l'observation. Il sera là pour rappeler au chef de l'Etat ses promesses électorales et faire, régulièrement, le bilan de ses engagements.

Comment rassurer le personnel inquiet des restrictions budgétaires imposées par la nouvelle équipe ?

Peut-être que la manière n'a pas été aussi policée qu'elle aurait dû l'être. Mais les réductions budgétaires sont nécessaires. Et puis je rappelle que j'ai apporté 10 millions d'euros, perdus pour toujours et avec grande joie, pour permettre aux journalistes du Monde de posséder un tiers du capital, c'est-à-dire les mettre à l'abri [en préservant leur minorité de blocage].

Quelle est votre ambition ?

Le Monde a une réputation internationale. Il doit être composé de gens objectifs. Je ne veux pas d'un brûlot. J'ai écrit des articles engagés. Mes origines anarchistes me rappellent que c'est parfois nécessaire. Ce ne sera pas non plus Globe, créé en 1987 pour soutenir Mitterrand et auquel j'ai beaucoup participé.

Vous avez fêté vos 80 ans, le 14 novembre. Que feriez-vous différemment ?

Je me serais rapproché beaucoup plus tôt de François Mitterrand.

En 1981, vous aviez voté pour Giscard...

Oui, et j'ai eu tort.

Et que referiez-vous à l'identique ?

Je suis très content de ma vie, professionnelle et privée. J'ai vécu cinquante ans avec une personne [Yves Saint Laurent] avec qui j'ai construit une vie privée et une entreprise qui reposait sur la création et le management. Aucun des deux n'a empiété sur le domaine de compétence de l'autre. Ce fut un rêve. Notre entreprise a volé de succès en succès.

Vos voeux pour 2011 ?

Je souhaite que la gauche finisse par se mettre d'accord derrière un candidat pour qu'on ne recommence pas le cirque de 2002. A titre personnel, je suis à un âge où on n'achète pas de vin jeune et où on ne plante pas d'arbre petit. Je n'aurai pas le temps de boire ce vin ni de voir grandir cet arbre.

Vous avez critiqué le Téléthon. France Télévisions envisage désormais de consacrer un week-end à plusieurs associations caritatives...

Je m'y attendais. Je ne peux qu'approuver ce projet, qui a fait ses preuves aux Etats-Unis.

Il y a une phrase d'André Gide que vous adorez répéter : "Quand je cesserai de m'indigner, j'aurai commencé ma vieillesse." Où en êtes-vous de votre vie ?

J'ai toujours autant d'indignations. Je suis outré que le Prix Nobel chinois Liu Xiaobo n'ait pu recevoir en mains propres sa récompense à Oslo (Norvège). Je suis scandalisé par le régime de Cuba, par l'attitude du leader ivoirien Laurent Gbagbo. Je suis indigné quand je vois les queues quotidiennes aux Invalides, où des SDF viennent boire un bol de soupe. Dans un pays riche comme la France, il ne devrait pas y avoir un seul affamé. Bref, ma vieillesse n'a pas encore commencé.

Propos recueillis par Marcelo Wesfreid


BIO - Pierre Bergé

1930 Naissance à Arceau (île d'Oléron).

1958 RencontreYves Saint Laurent.

1961 Aide YvesSaint Laurent à créer sa maison de couture.

1987 Lance le magazine Globe, qui soutientla candidature de François Mitterrand en 1988.

2007 Soutientla candidature de Ségolène Royal pour la présidentielle.

Février 2009 Vend la collection d'art rassemblée par Yves-Saint Laurent et lui-même.

Novembre 2009 Critique le Téléthon tout en déclarant avoir été atteint d'une myopathie.

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