samedi 15 janvier 2011

LES FRANÇAIS - Jacques Le Goff : Pourquoi les Français n'ont pas eu besoin de la mer

Le Point, no. 2000 - Société, jeudi, 13 janvier 2011, p. 91,92

La France, les Français... L'accouchement de ces deux concepts qui sont aujourd'hui une évidence pour nous est en réalité un processus extrêmement lent qui court jusqu'à la Révolution française. Clovis au VIe siècle puis Hugues Capet en 987 ont participé à cette construction, mais ce n'est qu'au XIIIe siècle que Philippe Auguste se fait appeler roi de France. Avant lui, ses prédécesseurs n'étaient « que » rois des Francs. Mais la France de Philippe Auguste, ce n'est qu'une multitude de peuples vivement attachés à un terroir qui n'ont qu'une très vague idée de l'Etat central. Le Nord et le Sud parlent deux langues, la langue d'oïl et la langue d'oc et, bien avant la constitution d'un Etat fort et d'une nation, ce qui fait le ciment du pays, c'est d'abord l'Eglise. En fait, avant le XVIe siècle et l'entrée de la Bretagne dans le royaume (1532), il est difficile de parler de la France au sens où nous l'entendons. Le royaume n'a de véritable substance que sur une toute petite partie de ce que nous appelons aujourd'hui l'Hexagone. Ce n'est d'ailleurs qu'à cette époque qu'apparaît dans les textes le terme d'Ile-de-France. Je dirai que ce n'est qu'à la mort de Charles VII (1403-1461), qui met fin à la guerre de Cent Ans, qui reprend le contrôle de Paris et s'impose comme le chef de l'Eglise de France, qu'une majorité de la population qui habite dans le royaume de France, c'est-à-dire sans la Bretagne, sans la Provence (rattachée en 1431), etc., se sent réellement française. L'autre personnage essentiel de cette construction, c'est Henri IV (1553-1610), qui parvient à réunir protestants et catholiques sous son autorité. Malgré cela, ce n'est qu'à la Révolution que l'on peut véritablement parler de « nation » française lorsque l'Eglise et l'Etat se dissocient. Une notion renforcée par la création de l'école obligatoire, la séparation officielle des Eglises et de l'Etat (1905) et, bien sûr, la guerre de 1914-1918.

Mais dans cette longue construction de la France, et contrairement aux Anglais, les Français ne regardent pas vers la mer. Pourquoi ?

Au Moyen Age, le rapport des hommes aux éléments physiques n'est pas du tout le même que celui que nous avons aujourd'hui avec la montagne ou avec la mer. L'alpinisme ne commence qu'au XVIIIe siècle, la montagne n'est qu'un décor artistique. Quant à la mer, elle fait peur. Elle effraie. Ce n'est pas un environnement accueillant. C'est le territoire du diable et de ses créatures. Les textes du Moyen Age parlent de naufrages, de voiles qui se déchirent, de monstres. Quant aux techniques, elles sont embryonnaires. La boussole, qui existe en Chine depuis des lustres, n'apparaît qu'au XIIIe siècle, tout comme le gouvernail d'étambot. Les Européens se nourrissent certes de beaucoup de poissons, mais ils privilégient les poissons d'eau douce, ils ne regardent pas vers la mer. Si l'on a en tête cet imaginaire médiéval et que l'on regarde le cas spécifique de la France, on remarque une singularité : la France est particulièrement bien dotée par la nature. Son agriculture lui assure presque une autosuffisance alimentaire. Elle dispose de vignes, de céréales, de prairies d'élevage. Elle a bien sûr une certaine faiblesse en mines aisément exploitables de fer et de plomb argentifère. Mais elle comble ce manque en regardant vers l'est du continent européen. En somme, contrairement à d'autres parties de l'Europe, les Français n'ont pas besoin d'aller voir ailleurs. Il faut aussi regarder ce qu'est la France. Il n'y a jamais eu de tradition maritime gauloise et, à l'époque, la Méditerranée est la seule mer véritablement praticable. Or la France est un pays sans mer. Marseille et la Provence ne sont pas encore françaises. Nice non plus. Quant à la Catalogne, elle est sous le contrôle de l'Empire. Et la Bretagne n'est pas rattachée au royaume de France avant le XVIe siècle. La Normandie sera longtemps une province anglaise. Le Havre n'est fondé qu'au XVIe siècle. Bordeaux ne sert qu'à du cabotage avec l'Espagne et le Portugal, principalement pour le commerce du vin. Contrairement à l'Italie, à la Grande-Bretagne ou au Portugal, la France n'est donc pas un pays tourné vers la mer, à l'exception de la période des croisades et de la fondation d'Aigues-Mortes par Saint Louis. On se trompe en regardant une carte de géographie : la France dispose certes de très longues frontières maritimes, mais les routes commerciales se font d'abord par la terre au Moyen Age et les plus importantes sont d'abord orientées d'est en ouest. Et plus tard Colbert, le premier à comprendre que la puissance vient aussi du contrôle des mers, trouve un peu partout sur la planète des concurrents européens installés. Lorsque la Compagnie des Indes orientales est créée, au XVIIe siècle, les Anglais et les Espagnols sont déjà partis depuis longtemps à la conquête du monde.

Jacques Le Goff, historien. Dernier ouvrage paru : « Le Moyen Age et l'argent » (Perrin).

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