samedi 15 janvier 2011

LES FRANÇAIS - Le continent de la peur - Claude Allègre

Le Point, no. 2000 - Société, jeudi, 13 janvier 2011, p. 94,95

Astérix. L'imaginaire français reste marqué par le mythe du village des irréductibles Gaulois. Rédhibitoire, à l'heure de la mondialisation ?

Astérix disait : « Nous n'avons qu'une peur, c'est que le ciel nous tombe sur la tête », et il ajoutait aussitôt : « Mais ce n'est pas demain la veille. » La seconde phrase a disparu du logiciel de nos contemporains, du moins en Europe.

Désormais, on a peur de tout. On a peur des épidémies qui vont tout détruire, d'où les paniques coûteuses de la vache folle, de la grippe aviaire ou du virus H1N1. On a peur de manger tel ou tel légume contaminé par les nitrates ou les phosphates, on refuse les OGM, qui pourtant ne menacent personne, on a peur de faire l'amour, désormais placé sous la menace du sida, les lycéens de 18 ans ont peur qu'on ne paie pas leurs retraites, on a peur de la mort comme jamais, alors que l'espérance de vie augmente de deux mois par an, on a peur du réchauffement climatique de la fin du siècle, alors qu'on ne fait que se geler de plus en plus chaque hiver, on a peur du nucléaire, qui pourtant nous permet de produire 78 % de notre électricité, etc.

Cette peur généralisée a été en France inscrite dans la Constitution sous la forme du fameux principe de précaution. Lorsqu'on lit l'énoncé de ce principe, on reste pantois à l'idée que l'on ait pu inventer cela au pays de Descartes. Il est vrai que l'idée de base vient de l'Allemagne et du philosophe Hans Jonas, l'un des penseurs les plus néfastes du dernier siècle.

L'idée de prendre des précautions même lorsqu'on ne sait rien est naturellement une idée absurde qui à coup sûr gênera le progrès et le développement économique, mais elle a philosophiquement l'énorme défaut de mettre la peur comme vertu première au-dessus du savoir. C'est bien la première fois dans notre histoire depuis Voltaire.

Le philosophe Pierre-Henri Tavoillot a fait une analyse intéressante de cette idéologie de la peur. Reprenant Freud, il montre que finalement la peur rassure.« L'angoisse indéfinie ne peut être combattue,écrit-il,les peurs identifiées peuvent être "apprivoisées". » La peur est devenue l'idéologie dominante de nos sociétés désenchantées. Comme le dit Tavoillot,« elle fait sens (tout s'explique), elle fait lien (tout ensemble) et elle fait programme (agissons) ».

L'idéologie de la peur a rempli le vide des idéologies. C'est sur elle que l'écologie politique s'est construite. Les Verts n'ont pas de programme autre que des interdictions et des régressions, mais leur idéologie semble neuve parce qu'elle a recyclé un certain nombre d'idées cultes des idéologies précédentes : le péché originel de l'homme dans la doxa judéo-chrétienne, la haine du capitalisme dans l'idéologie communiste, le culte de la nature dans les croyances ancestrales de l'Allemagne que s'était appropriées l'idéologie national-socialiste. Mais, chez les Verts, cette idéologie de la peur est devenue stratégie. Combien de patrons de grandes entreprises n'ai-je pas entendus affirmer leur répulsion vis-à-vis des Verts et de leur idéologie et en même temps avouer qu'ils les financent par précaution !

Cette idéologie de la peur a aussi pour conséquence l'abandon de l'analyse du réel pour les chimères du virtuel. On fait confiance au monde virtuel sans plus éprouver le besoin de le confronter au réel. On croit au « Dieu ordinateur » surpuissant qui digère tout, calcule tout, dessine tout et prédit le futur avec six chiffres après la virgule !

Car la démarche ultime, c'est de projeter le monde virtuel dans le futur, cet espace incertain dans lequel on croit pouvoir repousser la vérité. C'est ainsi, en refusant de voir la réalité des choses, que l'on a conduit le système financier à la faillite. Comme l'explique fort bien George Soros, les produits dérivés en cascade sont des fruits directs de programmes informatiques sophistiqués. Il suffisait d'observer la réalité des faits et le déséquilibre croissant entre cette réalité et la montagne d'argent virtuel qui s'accumulait pour prévoir l'effondrement du système. L'économiste américain Nouriel Roubini l'avait fait avec beaucoup de perspicacité. Le fait que la faillite de Lehman Brothers ait entraîné une crise mondiale montre combien le système était dans un état de déséquilibre latent. Par peur de la réalité, on refusait de le voir. Ce sont pourtant ces mêmes aveugles qui continuent à nous gouverner !

Les gouvernements eux-mêmes refusent de s'attaquer à la réalité du présent mais se projettent complaisamment dans l'avenir. Lorsque le président de la Commission européenne annonce que sa priorité est la lutte contre le réchauffement climatique dans un siècle, alors que la crise financière est à nos portes et que le chômage ravage l'Europe, il illustre mieux qu'un long discours l'irréalisme du monde politique !

Cette domination de la philosophie de la peur est caractéristique du monde occidental, car ni en Inde, ni en Chine, ni au Brésil, ni en Indonésie on n'envisage l'avenir avec cette vision. Il suffit de passer une journée avec une escouade d'étudiants chinois pour voir que leur moral est cent fois plus élevé que celui des nôtres. Car cette peur, bien sûr, imprègne nos jeunes et les statistiques de suicides sont là pour fournir une mesure de leur crainte de l'avenir.

Les continents de la peur sont l'Europe et une partie de l'Amérique du Nord. On dirait que les Européens redoutent de voir leurs richesses accumulées pendant des siècles s'envoler vers les pays émergents. Car la mondialisation est bien entendu une nouvelle source d'angoisse. L'Europe a peur de la mondialisation et voudrait se rassurer en contrôlant le développement de la Chine et de l'Inde via les émissions de CO2 ! Puérile ambition, dont on connaît le résultat.

L'Europe a voulu être un exemple dans la lutte contre le prétendu réchauffement climatique. Mais, en même temps, elle est devenue la zone la plus atteinte par la crise financière et économique. Ces deux faits en apparence disjoints sont en fait les deux faces d'une même médaille. L'illusion de l'Europe, qui vit dans un monde qui n'est plus et se préoccupe d'abord des problèmes secondaires ! L'illusion de croire que le monde attend de nous une exemplarité et le refus d'affronter les problèmes concrets actuels avec réalisme, mais plus encore avec imagination et détermination. Car l'Europe ne peut sortir de l'ornière sans imagination. L'Europe, continent de la peur, est en train de cristalliser son déclin. Ce déclin, les partis écologistes en sont les moteurs ou les vecteurs. Sous des prétextes nobles, ils mettent à mal nos sociétés. L'Europe, magnifique projet, est aujourd'hui en échec. L'écologie, idée séduisante au départ, est devenue un boulet. L'Europe a peur d'éclater, mais elle est incapable d'imaginer des solutions viables qui la stabiliseraient. Ayant construit un ensemble, elle est paralysée par la peur de le détruire. Car la peur annihile l'imagination et détruit la volonté d'entreprendre. Quand acceptera-t-on de le voir et de retrouver les idéaux philosophiques que nous avons hérités des Lumières ?

Claude Allègre, géochimiste, ancien ministre de l'Education nationale. Dernier ouvrage paru : « L'imposture climatique ou la fausse écologie » (Plon).

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