samedi 15 janvier 2011

LES FRANÇAIS - VGE : « On peut être les meilleurs, à défaut d'être les plus nombreux... »

Le Point, no. 2000 - Culture, jeudi, 13 janvier 2011, p. 108,109

Propos recueillis par Franz-Olivier Giesbert

L'ancien président de la République a une certaine idée des Français. Il la développe pour « Le Point ».

Le Point : Sur les Français, on a dit tout et son contraire. Comment les définiriez-vous ?

Valéry Giscard d'Estaing : Il faut d'abord se demander si ce concept de Français veut encore dire quelque chose. Vous semblez en parler comme s'il s'agissait d'un peuple homogène. On est en droit de penser que nous formons une société très complexe...

Vous croyez que, comme l'écrit Jacques Bainville dans son « Histoire de France, » nous sommes un « composé » ?

C'est évidemment le cas. Si on faisait des recherches savantes, on découvrirait qu'il ne reste en nous qu'un petit pourcentage de nos gènes gaulois. En fait, la France s'est formée entre le VIIe et le XVIIIe siècle à partir de populations qui venaient d'horizons différents, gallo-romains ou germaniques. Pendant le Moyen Age et la Renaissance, l'immigration s'est réduite à quelques échanges avec l'Italie, guère plus. Jusqu'à la guerre de 14-18, la France est restée au fond culturellement assez statique. C'était une société rurale, plutôt homogène, gardant des vestiges féodaux, avec des classes sociales assez définies. La dimension paysanne est importante. C'est sans doute elle qui explique la vigueur du peuple français, son ardeur à la tâche et aussi son tempérament guerrier. Tout cela s'est achevé avec l'épouvantable saignée de la Première Guerre mondiale : ce fut la dernière victoire française en même temps que le sacrifice d'une génération. Quand on définit le caractère des Français comme je l'ai fait dans « Démocratie française », c'est surtout à cette France-là que l'on se réfère.

Qu'est-ce qui a changé depuis, selon vous ? Ne sommes-nous pas devenus plus pessimistes ?

Pour comprendre notre changement de caractère, il faut prendre en compte plusieurs éléments. D'abord, à partir des années 50, une immigration forte et culturellement différente des précédentes vagues. Ensuite, un peu plus tard, une sorte d'ouragan médiatique permanent. Le Français de 1900 communiquait très peu, il lisait vaguement le journal local une fois par semaine. Aujourd'hui, il est assailli toute la journée par un torrent d'images, d'informations, de bavardages et de commentaires, qui, naturellement, l'affectent. Songez qu'il passe, en moyenne, 3 h 40 devant son poste de télévision. C'est ainsi, paradoxalement, qu'il se sent beaucoup plus isolé qu'il ne l'était autrefois. D'où un sentiment de solitude et de crainte de l'avenir qui provoque ce pessimisme collectif dans lequel nous vivons.

La médiatisation de la société est un phénomène mondial. Pourquoi affecterait-il plus les Français que les autres ?

Jusqu'en 1870, nous étions le pays le plus peuplé d'Europe, ce que nous ne sommes plus. Pensez qu'au temps de Napoléon la France avait deux fois la population de la Grande-Bretagne et de l'Espagne. Donc, nous étions dans une situation de domination physique. Avec, de surcroît, une langue pratiquement universelle et une société européenne parlant le français. On était installé, de la sorte, dans une situation de puissance et d'influence considérables dont les Français gardent encore vaguement le souvenir et la nostalgie. Longtemps, ils ont refusé de voir le changement. Aujourd'hui qu'ils le mesurent, ils ressentent une angoisse d'autant plus forte qu'ils ont le sentiment d'être, depuis le début du XXe siècle, sur une pente descendante avec quelques rares parenthèses, comme celle de la période 1956-1980.

Alors, vous aussi, vous êtes décliniste !

Après de Gaulle, qui nous a rendu la dignité et l'indépendance, je crois avoir montré, pendant mon mandat, que la France pouvait s'adapter. Mais j'observe depuis des années la montée d'un phénomène inquiétant pour notre avenir : une sorte de démobilisation vis-à-vis du travail, considéré curieusement comme une contrainte abusive à laquelle il faudrait pouvoir se soustraire. Dans la plupart des pays du monde, et pas seulement les pays émergents, vous trouverez une volonté de travail frénétique, qui vient des tréfonds du peuple sans qu'elle ait été inculquée par les dirigeants. Autre phénomène inquiétant, pour une grande nation comme la nôtre : cette idée étrange qui voudrait qu'il y ait une espèce de caisse noire collective dans laquelle on pourrait puiser indéfiniment. On a vu récemment les conséquences de ce laxisme effréné pour plusieurs petits pays européens.

En somme, le ressort est cassé et la France, contrairement à la Chine ou à la Corée du Sud, ne peut plus fabriquer d'avenir.

Il faudrait entreprendre des recherches approfondies pour trouver toutes les raisons de cette situation, mais j'en identifie plusieurs. D'abord, l'intelligentsia française, à travers l'éducation et l'information, s'est repliée sur elle-même; elle n'est plus du tout à l'image du peuple, comme c'était le cas à la fin du XIXe et au début du XXe. Elle ne représente qu'une partie de la gauche, souvent extrême. Résultat : les Français ne l'écoutent plus, ils n'ont pas confiance en elle. Ensuite, dans l'enseignement comme dans les grands médias, l'ignorance économique est abyssale. Comparé au travail inouï de Diderot et d'Alembert sur leur "Encyclopédie", notre milieu intellectuel au sens large n'est plus que l'ombre de lui-même. Souvenez-vous du dossier des retraites. Il n'y a aucun pays d'Europe qui, sur un sujet relativement simple, se soit laissé aller à des divagations aussi invraisemblables. Ce qui prouve bien qu'il y a quelque chose qui ne fonctionne pas dans notre mécanique mentale.

Êtes-vous d'accord avec ceux qui disent que les Français sont à la fois monarchistes et régicides ?

Si la Révolution française continue de peser sur notre vie publique, c'est parce qu'elle n'a pas atteint ses objectifs. La gauche voulait une république égalitaire sans classes sociales. Elle a été frustrée de ce rêve. Certes, la première partie de la Révolution, notamment les années 1789 et 1790, fut très brillante avec Mirabeau, les grandes réformes, le système métrique, les départements, etc. Mais la deuxième partie, avec la Terreur de 1793, a été effrayante. Les événements de 1848 et, dans une moindre mesure, de 1870 ont été une sorte de replay de la Révolution. Essayons de recommencer ce qui n'a pas réussi la dernière fois, voilà qui résume bien, comme nous l'a dit à peu près Tocqueville, l'état d'esprit d'une partie du pays.

Quels sont aujourd'hui les atouts des Français ?

Ils ont été très travailleurs et ne le sont plus, mais restent courageux. Au fond d'eux-mêmes, ils sont à la fois raisonnables et instables : même les extrêmes les séduisent. Ces dernières décennies, enfin, il m'a semblé qu'ils s'enfermaient, qu'ils n'étaient plus aussi ouverts au monde qu'auparavant...

... Mais ils voyagent !

Certains d'entre eux, oui. A mes yeux, ce sont même ceux qui voyagent le mieux. Ils ont des guides, vont voir les monuments, s'intéressent à l'Histoire. Il y a aussi ces armées de jeunes qui débarquent partout dans le monde pour trouver leur chance. A Shanghai, il y a ainsi 14.000 Français parmi lesquels 40 % ont moins de 25 ans. Le consul général à Shanghai me disait récemment : "Quand ils arrivent, ils n'ont rien et ne connaissent même pas la langue. Six mois après, ils sont intégrés."

Vous allez souvent en Chine. Quand vous revenez en France, êtes-vous atteint, comme d'autres, par le "China blues" ?

Il est vrai que le contraste est saisissant entre la Chine et nous. La France est devenue un pays où les villes moyennes, notamment, sont à moitié désertes. Peu de constructions, peu d'usines. Notre pays fait souvent penser à l'eau qui dort...

Quelle est la personne qui représente le mieux l'esprit français ?

Ne cherchons pas l'originalité : c'est Napoléon. Né après l'annexion de la Corse, il parle à peine le français, mais jusqu'en 1914, il y a beaucoup de Français qui parlent à peine le français. De plus, toute sa correspondance, en 25 volumes, est dans notre langue. C'est le Français le plus extraordinaire et le plus connu dans le monde. Très créatif, il a enflammé les imaginations... Il faut également citer Hugo, le maître de la langue, avec une sensibilité sociale authentique, pas fabriquée. Il n'était pas marxiste, même pas socialiste, mais il savait mieux que personne dire la souffrance du peuple. Il y a enfin Louis XIV, l'ami des artistes de son siècle. Il a fait construire, avec un soin considérable, le plus beau palais du monde : le château de Versailles. En même temps, il a fait édifier le plus grand bâtiment du Paris de l'époque, celui des Invalides, destiné, comme son nom l'indique, aux invalides. C'est comme si on bâtissait aujourd'hui un gratte-ciel pour les handicapés !

Faut-il, pour conclure, désespérer des Français ?

Il faut proposer de vrais objectifs aux Français. Dans leur ensemble, ils montrent des compétences et des qualités remarquables. Aussi faut-il les convaincre qu'ils peuvent être les meilleurs, à défaut d'être les plus nombreux. Cela passe par une réforme du système éducatif, et nous devons remobiliser nos enseignants. Voilà ce qui devrait être la priorité des prochaines années.

Le caractère français

Rapide, jusqu'à être changeant; généreux par élan, mais replié sur un instinct terrien de la possession; avide de discussion, mais préférant parfois le fait accompli; ardemment fier de la France, mais peu informé du jugement extérieur; remueur de toutes les idées, mais conservateur de tout ce qui l'entoure; spirituel, délicat, décent, mais aimant la plaisanterie facile, la ripaille, la contestation. Affectant le cynisme, hâbleur, mais au total le peuple le plus sensible du monde. C'est pourquoi la démocratie conçue pour la France tiendra nécessairement compte du caractère français, de l'esprit de Gavroche et de la gentillesse souriante de Marianne.

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