lundi 24 janvier 2011

LITTÉRATURE - "Introduction à Michel Foucault" par Jean-François Bert




ÉDITIONS LA DÉCOUVERTE. collection REPÈRES

Il y a un quart de siècle, l'historien et philosophe Michel Foucault mourait à Paris, le 25 juin 1984, à l'hôpital de la Salpêtrière, victime du sida. Aujourd'hui, sa renommée est mondiale. Et le caractère subversif de sa pensée reste intact-qu'il s'agisse des asiles, des prisons, de l'histoire de la sexualité. Toutefois, on se tromperait en faisant de Foucault un révolutionnaire à la mode marxiste. Au contraire, il était fort critique envers le gauchisme, le marxisme et l'idée même de révolution. Alors que la crise fait revenir dans l'actualité la figure de Marx et que certains rêvent à nouveau de révolution, cet ouvrage mérite notre attention. Non seulement Jean-François Bert évite qu'on enrôle la mémoire de Foucault dans des combats qui n'étaient pas les siens, mais ce livre permet de porter un regard critique sur ce retour des illusions anciennes.

Cet ouvrage constitue une introduction claire des principaux enjeux de la pensée foucaldienne. Les arguments sont avancés sans prosélytisme aucun, les débats sur l’oeuvre de Foucault éclairent la démonstration, l’actualité de l’oeuvre est nourrie d’exemples récents empruntés aux différents champs des sciences humaines.




Voici un entretien inédit avec Roger-Pol Droit réalisé en 1975, publié en 2009 par Le Point.

Le Point : L'idée que Mai 68 fut un grand chambardement semble vous laisser plutôt sceptique. Vous êtes volontiers caustique envers ceux qui, à ce moment-là, ont cru qu'ils allaient « décrocher le soleil ». Je me trompe ?

Michel Foucault : Comme vous le savez, je n'ai pas vécu Mai 68. Pendant la période qui va de 1966 à la fin de 1968, j'étais en Tunisie. Mais ce qui m'a frappé à mon retour, en novembre 1968, à l'université de Vincennes, c'était la force qu'avait l'idée de révolution. Les gens savaient qu'ils n'avaient pas décroché le soleil, mais ils étaient hantés par cette attente. On croyait encore, en novembre 1968, que le soleil allait tomber ! Il suffisait de secouer un peu le prunier et, à la prochaine secousse, le soleil tomberait !

J'étais vraiment étonné, à Vincennes, dans les AG et dans tous les machins comme ça auxquels j'ai assisté, de l'incroyable proximité avec ce que j'avais vu et entendu au PC dans sa période la plus stalinienne. Bien sûr, toutes les formes avaient changé, les rituels n'étaient plus les mêmes, mais, à dire vrai, les confiscations de pouvoir, les terreurs, les prestiges, les hiérarchies, les obéissances, les veuleries, les petites ignominies... c'était la même chose ! C'était un stalinisme explosé, en ébullition, mais c'était toujours lui. Je me disais tout le temps : comme ils ont peu changé !

Ce qui s'est passé depuis [de mai 1968 à juin 1975, NDLR], ce travail de taupe, dispersé et discontinu, qui se dissémine dans la médecine, dans les prisons, dans les asiles, dans les luttes pour l'avortement, me paraît beaucoup plus près du point de « décrochage du soleil » que n'étaient ces sauteries staliniennes qu'on dansait encore dans l'hiver 68-69. Alors, là, qu'est-ce qu'on véhiculait en fait de stalinisme !

Qu'est-ce qui est en cause, en fait ? Le stalinisme seulement ? Ou bien aussi le marxisme ?

Aujourd'hui, ce n'est pas simplement une période de stalinisme qui est condamnée, ni même le stalinisme tout entier. Ce n'est même pas le marxisme-léninisme qui est mis en cause. C'est finalement le marxisme et puis peut-être bien le socialisme lui-même qui sont en question. Depuis peu, dans les discours intellectuels, l'évidence du marxisme se brouille. On questionne maintenant le droit d'utiliser le marxisme comme cette chose dont tout le monde connaît le bien-fondé. Le livre de Glucksmann me paraît caractéristique à ce point de vue [il s'agit de « La cuisinière et le mangeur d'hommes. Réflexions sur l'Etat, le marxisme et les camps de concentration », paru en 1975, NDLR].

Il n'y a pas si longtemps, même quand on n'était pas marxiste, même si on était voué aux gémonies par le Parti communiste, il n'en restait pas moins vrai que les grands piquets que l'on croyait solides, enfoncés dans le sol, et sur lesquels on appuyait nos constructions, étaient des notions marxistes : le prolétariat, la révolution, l'idéologie...

En fait, nous nous sommes tous plus ou moins servis de ces notions. On savait parfois qu'elles n'étaient peut-être pas aussi solides qu'on l'espérait. Marx lui-même, d'ailleurs, le disait déjà à Engels : « Le prolétariat, on sait bien que ça n'existe pas, mais il ne faut pas le dire ! A force d'en parler, il finira peut-être par exister ! » Il arrivait que tel ou tel d'entre nous se fasse un devoir de ne pas utiliser telle ou telle notion, mais il se servait des autres ! Moi, j'étais très fier de ne pas me servir de la notion d'idéologie, mais j'achetais ce luxe au prix de l'utilisation semblablement intempestive de toute une série d'autres notions, notamment celle de prolétariat. Tout ça, maintenant, il faut essayer de s'en passer, en tout cas de ne pas le tenir pour acquis.

Même la révolution ? Elle aussi, il faudrait s'en passer ?

En tout cas, il s'agit de ne pas la tenir pour une évidence et d'interroger cette idée qui nous paraît s'imposer si aisément. Il faut se demander : après tout, la révolution, qu'est-ce que c'est ? Quelle est cette étrange notion pour laquelle on s'est entre-tué depuis des siècles ? Est-ce qu'on veut vraiment la révolution ? Quelle est donc cette notion, dont l'origine est d'ailleurs typiquement bourgeoise et qui est devenue une sorte d'impératif presque moral ?

Un impératif ? En quel sens ?

Dès qu'il se considère comme de gauche, un intellectuel n'accepterait pas de n'être pas dit révolutionnaire ! Il n'y a pas si longtemps, il aurait été impossible de faire dire à un intellectuel, qu'il soit de gauche ou gauchiste : « Non, je ne suis absolument pas révolutionnaire », ou bien : « La révolution, ça ne veut rien dire », ou encore : « Je m'en fous », ou même : « Je ne sais pas ce que ça veut dire, la révolution. D'où ça vient ? Pourquoi désire-t-on la révolution ? » Pourtant, ce sont là des questions qui concernent au premier chef les intellectuels, puisqu'ils se réfèrent si intensément à cette idée et avec une telle spontanéité !

Mais ces interrogations concernent aussi bien d'autres gens. Combien de centaines de milliers, de dizaines de millions de gens se sont fait tuer, ou ont accepté de se faire tuer, pour la révolution ? Comment fonctionne ce désir de la révolution qui s'entend dans les favelas de Rio comme dans les salons de Paris ?

L'analyse de ce désir est une tâche qu'il serait absolument urgent de mener. Comment se fait-il que le mot de « révolution » ait allumé un peu partout des feux de Bengale depuis 170 ans, qu'il ait suscité tant de dévots, tant de théoriciens, tant de massacres, tant d'emprisonnements, tant de pouvoirs, tant de tyrannies, tant de révoltes ? Mais aussi tant d'ascétisme, de moralisation, d'impératifs ?

Car, en apparence, c'est un non-impératif, la révolution. Et pourtant, elle apparaît comme quelque chose qu'il faut faire ou qu'il ne faut pas faire, qu'on désire ou qu'on vomit. Elle est de l'ordre à la fois du désir et de la loi. Comment, concrètement, se distribuent ces différents registres ?

Est-ce que vous n'exagérez pas l'énigme ? Après tout, il semble que ce soit simple et clair, de vouloir la révolution. Ceux qui souffrent en ont assez, ils veulent que tout change...

Ce n'est pas si simple, une anecdote récente peut le montrer. Des amis m'ont fait part d'une revendication formulée dans une usine où avaient lieu des luttes très violentes à propos des conditions de travail. Les femmes qui travaillaient là voulaient être assises sur des chaises au lieu de travailler debout. Finalement, après un dur combat, elles ont eu leurs chaises. Et elles étaient contentes ! Mais, chez les militants et les intellectuels qui les avaient soutenues, c'étaient la déception et l'amertume. Ils avaient supposé qu'elles voulaient faire la révolution, et pas seulement être assises ! Mais de quel droit ? Quelle étrange psychanalyse politique fait dire que sous ce désir de s'asseoir il y a un désir de révolution ? Comment opérer cette traduction du désir de s'asseoir en désir de faire la révolution ? C'est peut-être le cas, mais qui le sait ? Quelle théorie nous donne cette traduction ? Si les ouvrières elles-mêmes ne la donnent pas, faut-il que les militants s'en chargent ? Expliquons-leur bien ce qu'il y a sous leur désir de chaises, alors elles deviendront révolutionnaires !

La révolution sert de grille d'interprétation ?

Prenez n'importe quel mouvement dans le monde occidental-agitation, résistance, acte de terrorisme, grève, inertie, toxicomanie...-, aussitôt on y reconnaît sans difficulté un désir de révolution larvé, dévié, non encore conscient. Ou bien un élément qui pourra servir dans la stratégie d'un groupe qui, lui, désire la révolution... Au contraire, quand des phénomènes du même type viennent de Russie, de l'Europe de l'Est, éventuellement de Chine-résistance, sortes de grèves, entêtement devant les juges, suicides, exils volontaires ou involontaires...-, voyez avec quel embarras on reçoit ces nouvelles ! Les révolutionnaires, ou plutôt ceux qui obéissent à l'impératif révolutionnaire, en quelle circonspection ils tiennent ces faits ! Vomir le socialisme soviétique, est-ce révolutionnaire ? Dans quelle mesure ?

S'agit-il de redéfinir l'idée de résistance ? De quelle façon ?

Prenons par exemple une résistance comme celle d'Edouard Kouznetsov [organisateur, en juin 1970, d'un groupe de seize dissidents russes qui détournèrent un avion pour fuir l'Union soviétique et pouvoir émigrer en Israël. L'opération fut un échec. Kouznetsov, d'abord condamné à mort, vit sa peine commuée en quinze ans de prison sous la pression internationale. A l'époque de cet entretien, il était encore incarcéré. Il rejoindra Israël en 1979, à la suite d'un échange de prisonniers, et deviendra un journaliste de radio et de presse écrite, NDLR]. Nous éprouvons les plus grandes difficultés à la dire révolutionnaire. Quand la femme de Kouznetsov a été en Israël et qu'elle est revenue, un journaliste français lui a demandé : « Alors, qu'est-ce que vous pensez d'Israël ?» Vous savez ce qu'elle a répondu ? « C'est pas mal, c'est pas mal, mais, vous savez, il y a déjà beaucoup de socialisme ! » Que faire de cette phrase ? Est-ce que c'est une phrase révolutionnaire ? Au nom de quoi est-ce qu'on pourrait dire qu'elle n'est pas révolutionnaire ?

Finalement, ce point fixe de la révolution dont on a tant besoin, on continue encore maintenant, même dans les cercles gauchistes les plus méfiants à l'égard de l'Union soviétique, à le placer, sinon du côté de Moscou, ou de 1917, du moins toujours du côté de Marx, du socialisme, etc. Kouznetsov me paraît beaucoup plus affirmatif et c'est précisément ça, après tout, la vraie résistance : être affirmatif.

Pouvez-vous préciser ?

Comment Kouznetsov résiste-t-il ? En disant simplement : « Je suis juif. » Il aurait pu résister à la persécution antisémite en disant par exemple : « Vous n'avez pas le droit de me persécuter parce que, du point de vue de la loi, que je sois juif ou pas juif, je suis russe. Donc, si vous me discriminez en tant que juif, vous ne me traitez pas comme un citoyen. Or vous devez me traiter comme un citoyen. » Il aurait pu également ajouter : « L'antisémitisme est un phénomène typiquement fasciste, né et créé, entretenu par la société capitaliste. » Voilà un type de résistance qu'il aurait pu adopter. C'est ce que j'appellerai une résistance négative, car elle consiste à nier le fait qu'on est juif pour faire valoir un système de droit universel.

Au contraire, ce qui me paraît admirable chez Kouznetsov, c'est qu'il a dit aux autorités, au moment où on l'arrêtait : « Oui, je fuis, je fuis parce que je veux aller en Israël, je veux fuir pour aller en Israël parce que je suis juif, et je suis juif parce que, effectivement, depuis mon enfance, c'est ainsi, c'est donc juif que je suis, et je le suis réellement, dans mon corps, et pas au sens sartrien où je pourrais dire que vous m'avez constitué comme juif, non, je suis juif dans toute l'épaisseur de mon existence. » Eh bien, ça, c'est une résistance affirmative !

Il s'agit donc de ne pas annuler la différence ?

Exactement. Pour ma part, je crois que ce qui s'oppose le plus à l'inégalité n'est pas l'égalité, mais la différence. Voilà le vrai contraire : ce qu'on peut affirmer contre l'inégalité, c'est la différence

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