samedi 15 janvier 2011

LITTÉRATURE - « Les Byzantins auraient laissé l'URSS survivre »


Le Point, no. 2000 - Idées, jeudi, 13 janvier 2011, p. 110,111,112

Conseiller des présidents Ronald Reagan et George Bush (le père), Edward Luttwak, 68 ans, est un historien féru de stratégie et passionné par l'Empire romain. On retrouve ces deux thèmes dans « La grande stratégie de l'Empire byzantin » (Odile Jacob). Pour Luttwak, les épopées du passé éclairent les menaces et les enjeux stratégiques d'aujourd'hui, qu'il s'agisse des talibans ou de l'Iran.

Le Point : Quand on évoque Byzance et l'Empire romain d'Orient, on pense à sa longévité, à son rôle de carrefour marchand et, surtout, à ce que l'art byzantin nous a laissé, en architecture, en mosaïque, en statuaire. Pourquoi s'intéresser à la « grande stratégie byzantine »?

Edward Luttwak : Quand, en 395, l'Empire romain a été divisé en deux, la partie occidentale, centrée sur ce qui est aujourd'hui la France, était bien plus forte que l'Empire romain d'Orient, dont le centre était Constantinople. L'Occident bénéficiait d'une profondeur géographique plus importante et sa seule frontière exposée aux envahisseurs était le Rhin. En revanche, la partie orientale était à la fois menacée par les formidables guerriers venant d'au-delà du Danube et par les armées d'Iran. Et pourtant l'Empire d'Orient a survécu mille ans après l'effondrement de l'Empire d'Occident. Il ne doit pas cette résistance à ses richesses ou à une supériorité numérique, mais à une stratégie exceptionnelle dont témoignent les textes parvenus jusqu'à nous.

Comment, pendant presque mille ans, les Byzantins ont-ils été capables de résister à tant d'ennemis, venus de tous côtés, Asie centrale, Proche-Orient, Occident, et attaquant parfois en même temps ?

Un seul ennemi peut vous détruire. Deux ennemis sont un défi, mais, s'il y en a trois, vous pouvez faire en sorte qu'ils s'entre-tuent. La priorité, c'est le renseignement, pour comprendre ce que sont les puissances étrangères. Ensuite vient la diplomatie. Elle use de mots aimables et d'or pour gagner la faveur des étrangers ou les inciter à s'attaquer mutuellement. Tout cela pour éviter que l'armée et la marine byzantines ne s'épuisent dans des guerres sans fin. Mais les forces de l'Empire étaient prêtes à combattre en cas de besoin.

Peut-on dire que l'attitude de l'Empire a été essentiellement d'appliquer la stratégie du faible au fort ?

Pas vraiment, parce que l'armée byzantine a toujours été présente, tenue en réserve. Mais, même lorsqu'elle était contrainte à la guerre, sa doctrine consistait moins à mener des batailles frontales décisives qu'à recourir à d'habiles manoeuvres tactiques. Parmi les clés du succès des Byzantins, il y a, selon vous, l'idée qu'il ne faut jamais humilier les vaincus. C'est ce qui s'est passé la plupart du temps. Les Byzantins avaient appris d'expérience que l'ennemi d'aujourd'hui devient souvent l'allié de demain après qu'il a été empêché d'envahir l'Empire. Empêché, mais pas détruit.

Cette humiliation de l'adversaire, est-ce l'erreur commise par les alliés au congrès de Versailles, en 1918, et que nous avons essayé de ne pas reproduire en 1945, notamment grâce au plan Marshall ?

Beaucoup d'historiens ont écrit que la raison de l'ascension de Hitler a été l'« humiliation » née du traité de Versailles. Moi, je penche pour une autre thèse : l'armistice de novembre 1918 a été prématuré. Pourquoi ? Parce que l'armée allemande n'était pas défaite et que l'Allemagne n'était pas occupée. Alors que, après l'écrasement subi par l'Allemagne en 1945, il n'y avait aucune possibilité de revanche. Le plan Marshall, lui, a surtout été un instrument efficace dans une autre guerre, la guerre froide contre l'URSS stalinienne, dans laquelle l'Allemagne dénazifiée est petit à petit devenue notre plus important allié.

Le principe que vous défendez selon lequel il faut laisser les guerres aller à leur terme, sans vouloir les arrêter artificiellement, existait-il dans la stratégie byzantine ?

Oui, uniquement quand les guerres n'étaient pas menées par les Byzantins eux-mêmes, mais seulement pour leur compte et par leurs alliés... Même un bon allié peut devenir trop fort, et donc peu sûr. Par ailleurs, les Byzantins n'avaient pas à supporter ce fléau que sont les ONG qui pleurnichent pour réclamer des cessez-le-feu immédiats. Et cela même lorsque l'agresseur a porté le coup qu'il voulait et attend la prochaine occasion pour en porter un autre. Il n'y avait pas non plus de Conseil de sécurité de l'Onu qui exige toujours un arrêt des combats « immédiat » mais est incapable de prendre ses responsabilités pour organiser la paix. C'est la fonction des guerres d'imposer l'acceptation de la paix.

Parmi les armes volontiers utilisées par les Byzantins, il y avait ce que vous appelez le recours à la subversion.

C'était leur méthode favorite. Pourquoi combattre des armées dont on peut s'assurer les chefs en les couvrant d'or, en les invitant à participer aux splendeurs de la cour de Constantinople, en leur décernant des titres honorifiques, en leur proposant des mariages princiers et même en les convertissant à la religion chrétienne ?... Le principe essentiel de la stratégie byzantine était d'éviter l'épuisement de ses ressources humaines et matérielles. Sang et or !

Constantinople, par la richesse de sa cité, le faste de ses fêtes, le soin que l'on prenait des invités, même lorsqu'ils n'étaient pas alliés, a cherché à être un pôle d'attraction. C'est ce que l'Amérique a longtemps été pour le reste du monde. Est-ce encore le cas aujourd'hui ?

Constantinople, avec ses palais somptueux, attirait irrésistiblement ceux qui vivaient dans des huttes, des yourtes ou des tentes. Même en cette période de crise économique, les Etats-Unis continuent à fasciner les esprits les plus talentueux du monde. Une première bonne raison est qu'il n'y a pas de crise dans le high-tech. Chaque fois que je vais voir mon fils qui habite San Francisco, j'ai l'occasion de parler le français. Il y a tellement de jeunes Français là-bas. On en rencontre partout. Mais c'est vrai que l'immigration de gens non qualifiés a beaucoup diminué. Les critères d'admission sont plus exigeants, les jobs moins nombreux.

Dans les guerres d'aujourd'hui telles que les mènent les Etats-Unis, en Afghanistan ou en Irak, n'y a-t-il pas dans la volonté de s'appuyer progressivement sur les armées locales un principe qui ressemble à ce que vous appelez l'ethnogenèse sous l'Empire byzantin ?

L'ethnogenèse est un mécanisme qui permet à une tribu victorieuse de magnifier ses succès en gonflant, et parfois de façon importante, ses forces parce que d'autres tribus vont s'enrôler sous sa bannière, accepter son autorité, partager ses victoires et le fruit de ses pillages. Ce que les Etats-Unis cherchent à faire, avec des résultats mitigés, en Afghanistan et en Irak est de mettre en place des armées qui pourront remplacer les troupes américaines et leurs alliés, pour défendre des gouvernements dont la loyauté à l'égard des Etats-Unis est douteuse. Les Byzantins n'auraient pas envoyé de troupes en Afghanistan ou en Irak. Ils auraient juste financé et armé des groupes ethniques pour combattre leurs ennemis : des Hazara, des Tadjiks, des Ouzbeks, des ismaéliens contre les talibans; des Kurdes contre les Arabes; des sunnites du lieu contre les étrangers d'Al-Qaeda.

Les Byzantins avaient inventé les « honorables correspondants » bien longtemps avant que John le Carré ne les rende populaires. Ce qui est étonnant, c'est que ce système fonctionnait correctement en dépit du temps de transmission des informations, tributaires des moyens de transport de l'époque.

Le renseignement était le principe de base. Sans lui ne serait restée que la force brutale. Les Byzantins avaient recours à tous les moyens possibles pour obtenir du renseignement : les espions, les éclaireurs individuels, les patrouilles de reconnaissance, les correspondants amis, les envoyés spéciaux se rendant dans des pays plus ou moins proches. Une mission de ce type a même été envoyée au Xinjiang, c'est-à-dire à 4 000 kilomètres de Constantinople. Le renseignement n'a pas toujours besoin d'être récent pour avoir de la valeur.

Vous regrettez manifestement que le renseignement américain, de nos jours, repose plus sur les écoutes électroniques et l'étude des dossiers que sur les honorables correspondants d'autrefois.

Cela a été la conclusion unanime des trois commissions d'enquête sur le 11 Septembre : manque de Humint- de renseignement d'origine humaine. Pourtant, personne n'a porté remède à cette aberration, parce que le bras armé de l'espionnage aux Etats-Unis est une administration chroniquement incompétente qu'aucun président n'a eu le courage de supprimer. Il faudrait redémarrer avec beaucoup moins d'agents mais qui, eux, parleraient les langues étrangères.

N'y a-t-il pas un autre point de ressemblance avec les Byzantins dans le fait que nos ressources humaines non plus ne sont pas illimitées ? Et surtout que nous considérons nos vies comme précieuses, alors que nos ennemis potentiels - je pense en particulier aux djihadistes - n'ont pas ce souci ?

C'est tout à fait vrai. A l'époque, chaque soldat de l'Empire byzantin suivait un entraînement très coûteux, qui durait au moins deux ans. Et il acquérait encore plus d'expérience du combat au fur et à mesure qu'il devenait un vétéran. Du VIIe au Xe siècle, pratiquement après chaque moisson de l'été, il leur fallait combattre des volontaires musulmans rassemblés pour envahir l'Empire. Certains étaient des soldats aguerris, mais beaucoup d'entre eux des fanatiques sans entraînement qui ne pensaient qu'aux pillages ou aux vierges promises aux martyrs. Il est évident que les soldats byzantins ne pouvaient être sacrifiés dans des combats frontaux contre ces troupes de rustres. Ils étaient en revanche employés à des manoeuvres de diversion, dans des embuscades ou des contre-attaques.

Les Byzantins ne considéraient jamais, semble-t-il, un ennemi comme définitivement abattu. N'est-ce pas une leçon que nous aurions dû retenir quand, au moment de la disparition de l'URSS, nous avons été tentés de croire, avec Francis Fukuyama, à « la fin de l'Histoire » ?

Les Byzantins, à notre place, auraient fait tout ce qui était possible pour que l'URSS survive - évidemment dépouillée de sa capacité de menacer les autres pays -, mais avec suffisamment de moyens pour s'occuper des Tchétchènes et d'autres peuples du même genre. N'oubliez tout de même pas que, jusqu'au bout, les Etats-Unis ont été hostiles à l'indépendance de l'Ukraine.

Au moment où le site Internet WikiLeaks livre au public les secrets de la diplomatie américaine, ne peut-on regretter la part de secret qui a si bien réussi à la stratégie byzantine ?

Les diplomates modernes cultivent le secret par habitude. Ce qui leur permet assez judicieusement de garder confidentielles l'inutilité de la plupart des informations qu'ils transmettent et la futilité de beaucoup de leurs négociations. Les conversations sur l'Iran en sont un parfait exemple. La diplomatie de l'Empire byzantin reposait au contraire essentiellement sur des manifestations et des cérémonies publiques. Le secret n'était recommandé que lorsqu'il s'agissait de recruter des alliés inattendus pour surprendre l'ennemi. Evidemment, à l'époque, il n'y avait pas de médias pratiquant l'investigation. Mais il y avait une opinion avertie à ménager, et donc une information à gérer. Les empereurs maladroits pouvaient parfaitement être détrônés.

Propos recueillis par Michel Colomès


1942 Naissance en Roumanie.

1968 « Coup d'Etat, mode d'emploi » (Odile Jacob, 1996).

1983 « La stratégie de l'impérialisme soviétique » (Economica, 2000).

1987 « Le grand livre de la stratégie » (Odile Jacob, 2010).

1993 « Le rêve américain en danger » (Odile Jacob, 1995).

1999 « Le turbo-capitalisme » (Odile Jacob).

2010 « La grande stratégie de l'Empire byzantin » (Odile Jacob).


« La grande stratégie de l'Empire byzantin » (Editions Odile Jacob, 512 p., 29,90 E).

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