samedi 15 janvier 2011

Robert Darnton : « L'information n'est pas le savoir »

Le Point, no. 1999 - Idées, jeudi, 6 janvier 2011, p. 84,85

Comment organiser la cohabitation entre l'imprimé et le numérique ? Réponses de l'historien Robert Darnton, dans sa brillante "Apologie du livre" (Gallimard).

Internet et, en l'espèce, Google - via Google Book Search - ont-ils réalisé le grand rêve des Lumières, la démocratisation du savoir, ou bien ouvrent-ils la porte sur un cauchemar ? Annoncent-ils la fin des bibliothèques de recherche et même celle du livre tel que nous le connaissons depuis l'invention, au IIIe siècle après Jésus-Christ, du codex - c'est-à-dire "le livre aux pages que l'on tourne contrairement au rouleau que l'on déploie" - puis de l'imprimerie ? Le papier est-il voué à la disparition ? Toutes ces questions ne cessent de nous agiter, de provoquer des réactions qui vont de l'optimisme béat à la jérémiade, quand ce n'est pas une furieuse répulsion. Bref, le paysage est pour le moins tourmenté.

Pour ne pas s'y égarer, il existe heureusement des guides. Robert Darnton, professeur émérite à Princeton et directeur de la bibliothèque de l'université Harvard, est de ceux-là. Historien, spécialiste des Lumières et de l'histoire du livre sous l'Ancien Régime, aucune de ces interrogations ne lui est étrangère. Après une brève carrière au New York Times (section crimes et délits), cet intellectuel réputé mondialement est en effet passé aussi bien par l'administration d'Oxford University Press, aux Etats-Unis, pendant quinze ans, que par celle d'une bibliothèque (celle de la ville de New York), par un enseignement à la chaîne CBS que par le lancement de deux entreprises d'édition numérique de haut niveau.

Aujourd'hui, il publie une « Apologie du livre » tirée d'essais où il « met en perspective les aspects les plus urgents de la question numérique ». On y découvre aussi bien son itinéraire personnel dans ce maquis que des commentaires sur les diverses éditions de Shakespeare, des aperçus sur la manière de lire, sur la catastrophe qu'a été le passage au microfilm ou bien sur le monopole de fait de Google, ses ambitions et ses imperfections. Il y a aussi une défense des bibliothèques et d'excellentes considérations sur une possible « République numérique des Lettres ». C'est brillant, érudit, parfois amusant, passionnant pour qui s'honore de lire encore.

Marie-Françoise Leclère

Extraits

Des comportements qui changent

Aujourd'hui, les gens sentent le sol se dérober sous leurs pieds et basculer vers une ère nouvelle qui sera déterminée par des innovations technologiques. Nous sommes les témoins d'un changement des comportements. Une génération « née avec le numérique » et « toujours connectée » bavarde en tout lieu sur des téléphones portables, tape des messages instantanés et navigue sur la Toile dans des mondes réels ou virtuels. Les jeunes que nous croisons dans la rue ou côtoyons dans le bus sont tout à la fois ici et ailleurs. Ils balancent les épaules et tapent du pied au rythme d'une musique qu'eux seuls entendent à l'intérieur du cocon de leurs systèmes numériques. Ils semblent être branchés de manière différente que leurs aînés dont la relation aux machines s'inscrit dans une autre zone du subconscient. Les anciennes générations ont appris à régler les appareils en tournant des boutons, les jeunes générations pianotent ou « basculent ». Cette différence peut sembler triviale, mais elle découle de réflexes profondément enfouis dans la mémoire cinétique. Nous nous frayons un chemin dans le monde au moyen d'une disposition sensorielle que les Allemands nomment Fingerspitzengefühl[sensibilité du bout du doigt]. Si vous avez été formés à guider votre stylo de l'index, regardez comment les jeunes utilisent leurs pouces sur leur téléphone portable et vous verrez comment la technologie imprègne une nouvelle génération corps et âme.

Et si Google disparaissait ?

Google peut disparaître ou se voir éclipser par une forme de technologie encore plus puissante qui rendrait sa base de données inaccessible et dépassée, à l'instar de beaucoup de nos vieux CD-ROM et disquettes de stockage. Les entreprises d'électronique vont et viennent alors que les bibliothèques de recherche, elles, durent des siècles. Mieux vaut les consolider que les déclarer dépassées, car l'obsolescence s'inscrit au coeur même des médias électroniques.

Défense des bibliothèques

Un jour peut-être un texte sur un écran qui tient dans la main satisfera l'oeil tout autant qu'une page d'un codex fabriqué il y a deux mille ans.

Mais, d'ici là, je dis : consolidez les bibliothèques, approvisionnez-les en imprimés, renforcez leurs salles de lecture, mais ne les considérez pas comme de simples entrepôts ou des musées. Tout en communiquant des livres, la plupart des grandes bibliothèques fonctionnent comme des centres nerveux de transmission d'impulsions électroniques. Elles acquièrent des ensembles de données, préservent des fonds numériques, assurent l'accès à des journaux scientifiques numériques et dirigent des systèmes d'information qui pénètrent loin dans les laboratoires et les études humanistes. Beaucoup d'entre elles partagent leurs richesses intellectuelles avec le reste du monde en permettant à Google de numériser leurs fonds d'imprimés. J'aimerais donc également dire : longue vie à Google, mais ne comptez pas le voir vivre assez longtemps pour remplacer nos vénérables bâtiments. En tant que citadelle du savoir et plate-forme pour l'aventure sur Internet, la bibliothèque de recherche mérite encore de se dresser au centre du campus et de se consacrer à préserver le passé et à accumuler de l'énergie pour l'avenir.

Une utopie ancienne

Quand je tente de prévoir l'avenir, je regarde le passé. Voici, par exemple, un récit fantaisiste et futuriste publié en 1771 par Louis Sébastien Mercier dans son traité utopique « L'an 2440, rêve s'il en fut jamais », qui connut un grand succès de librairie. Mercier s'endort et se réveille dans un Paris tel qu'il existera sept siècles après sa naissance en 1740. Il se retrouve dans une société purgée de tous les maux de l'Ancien Régime. Dans un chapitre capital du volume un, il visite la Bibliothèque nationale, s'attendant à y voir des milliers de livres superbement disposés comme dans la Bibliothèque du roi sous Louis XV. Cependant, à sa stupéfaction, il ne découvre que quatre petites armoires dans un modeste cabinet. Qu'est-il arrivé à l'énorme masse d'imprimés qui s'était accumulée depuis le XVIIIe siècle, époque où elle était déjà devenue impossible à gérer ? demande-t-il. Nous l'avons brûlée, répond le bibliothécaire... Une commission de lettrés vertueux les a tous lus, a éliminé les faussetés et ramené le tout à l'essentiel : quelques vérités et préceptes moraux fondamentaux qui tiennent facilement dans quatre armoires.

Mercier était un défenseur et un militant des Lumières, qui croyait fermement au verbe imprimé comme instrument de progrès. Il n'était en rien partisan de brûler les livres, mais son récit imaginaire exprimait un sentiment déjà fort au XVIIIe siècle et qui a pris aujourd'hui un caractère obsessionnel - le sentiment d'être submergé d'informations et d'être incapable de trouver les matériaux pertinents dans ce déluge de choses éphémères.

Un savoir infini ?

Si l'on écarte leurs défauts d'ordre mécanique, les textes informatisés transmettent un sentiment spécieux de maîtrise de l'espace et du temps. Ils ont des liens avec la Toile que nous tenons pour être infinie et qui, pensons-nous, nous connecte à tout car tout est numérisé ou le sera bientôt. Moyennant un moteur de recherche suffisamment puissant, nous imaginons pouvoir accéder au savoir sur toute chose dans le monde et même dans le passé. Tout est là sur Internet à attendre d'être chargé et imprimé. Une telle conception du cyberespace entretient une étrange ressemblance avec la conception que se faisait saint Augustin de l'esprit de Dieu - omniscient et infini parce que son savoir s'étendait partout, au-delà même du temps et de l'espace. Le savoir pourrait également être infini dans un système de communication où les hyperliens s'étendraient à toute chose - sauf que, bien sûr, un tel système ne saurait exister. Nous produisons bien plus d'informations que nous ne pouvons en numériser et, de toute façon, l'information n'est pas le savoir. Pour connaître le passé, nous devons en dégager les vestiges et apprendre à en tirer un sens.


Repères

1939 Naissance à New York dans une famille de lointaine ascendance irlandaise. Les parents sont journalistes au New York Times, lui-même le sera, son frère cadet l'est toujours. Etudes à Harvard, puis à Oxford.

1961 Voyage en Europe.

1964 Retour à New York. Reportages sur la criminalité qui lui donneront, dit-il, le sens de l'exactitude.

Harvard lui offre un poste de chercheur. Opte pour une carrière universitaire.

1968 Professeur à Princeton.

1982 "L'aventure de l'" Encyclopédie " (Seuil).

1983 "Bohème littéraire et Révolution » (Seuil). Réédition Gallimard, coll. « Tel », 2010.

1984 « La fin des Lumières » (Perrin, rééd. Odile Jacob). Il s'agit de sa thèse, soutenue en 1968.

1985 « Le grand massacre des chats » (Laffont, rééd. Pluriel).

1991 « Edition et sédition » (Gallimard).

1992 « Gens de lettres, gens du livre » et « Dernière danse sur le mur » (Odile Jacob).

2002 « Pour les Lumières » (Presses universitaires de Bordeaux).

2010 « Le diable dans un bénitier. L'art de la calomnie en France, 1650-1800 » (Gallimard)

Robert Darnton est professeur émérite à Princeton et dirige la Harvard University Library (16,3 millions de livres).

« Apologie du livre. Demain, aujourd'hui, hier », de Robert Darnton. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean-François Sené (Gallimard, 212 p., 20 E).

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