jeudi 13 janvier 2011

LITTÉRATURE - Les huit secrets de Modiano - Jérôme Dupuis


L'Express, no. 3105 - livres ESSAI, mercredi, 5 janvier 2011, p. 82-84

Que cache l'auteur de Rue des boutiques obscures ? Des agissements de ses parents sous l'Occupation à ses rencontres avec Françoise Hardy ou Michel Audiard, Denis Cosnard a mené une passionnante enquête. L'Express la révèle en avant-première.

Lorsqu'il se marie, en 1970, les deux prestigieux témoins de Patrick Modiano s'appellent Raymond Queneau et André Malraux. Et l'on notera, avec amusement, que la définition tant rabâchée de l'auteur de La Condition humaine - "Qu'est-ce que l'homme ? Un misérable petit tas de secrets" - semble comme taillée sur mesure pour le jeune marié. Oui, depuis plus de quarante ans, l'auteur de Rue des boutiques obscures n'en finit plus de sonder ses secrets de famille et les ombres de l'Occupation - mais, on le sait, c'est souvent tout un, chez lui... Dans un livre original et passionnant, qui n'est ni une biographie ni une exégèse de l'oeuvre, mais une implacable radiographie en forme d'hommage, Denis Cosnard, journaliste aux Echos et animateur d'un blog consacré à l'écrivain (1), livre les clefs, souvent surprenantes, de l'"immense tas" de secrets que Patrick Modiano était parvenu à noyer sous les célèbres balbutiements de ses apparitions télévisées. Passage en revue.

Secret originel. Au dos de son premier roman, La Place de l'étoile, paru en 1968, on peut lire : "Patrick Modiano est né en 1947 à Paris." Trois "mensonges" en une phrase ! Deux sont bénins : le premier prénom de Modiano est Jean et il a vu le jour à Boulogne-Billancourt. Le troisième, lui, est beaucoup plus lourd de sens. Très longtemps, en effet, le romancier prétendra être né le 30 juillet 1947. Or il est né en 1945. Pour expliquer, très tardivement, ce petit arrangement avec la vérité, le romancier invoquera une raison abracadabrantesque : dans sa jeunesse, il aurait falsifié son passeport pour se vieillir et ainsi pouvoir se promener la nuit dans Paris sans être arrêté par la police. Pour ce faire, il aurait transformé le "1945" de sa naissance en "1943". "Après, je l'ai refalsifié pour rétablir la date, mais il était plus facile de transformer le 3 en 7 qu'en 5", se justifiera-t-il. Donc, 1947...

La vérité est tout autre : Modiano s'est en fait attribué l'année de naissance de son frère Rudy, né en 1947 et mort à l'âge de 10 ans. Mêler leurs deux états civils revenait à prolonger la vie de ce cadet trop tôt disparu. Un cadet si obsédant que le romancier lui dédiera - phénomène sans doute unique dans les annales de la littérature mondiale - non seulement La Place de l'étoile ("Pour Rudy Modiano"), mais aussi ses sept ouvrages suivants. Dont l'un, ironiquement, a pour titre Livret de famille...

Marché noir. Avoir "vu le jour" en 1947 présente un autre avantage : ne pas être un enfant de la guerre, "des monceaux de cadavres, des ruines", et ainsi échapper, un peu, aux fantômes de la collaboration. Et à un "pedigree" un peu lourd. "Je suis né d'un juif et d'une Flamande qui s'étaient connus à Paris sous l'Occupation", écrira sobrement Modiano. Oui, mais d'un juif qui trafiquera avec des officines allemandes et d'une Flamande qui travaille pour la Continental-Films, société créée de toutes pièces par les nazis. Le père, Albert Modiano, issu d'une lignée de juifs italiens installée à Salonique, est une petite fourmi du marché noir, qui fricote avec l'entourage du sinistre patron de la Rue Lauriston, Henri Lafont (que l'on croisera dans les romans de Modiano), mais qui passera entre les mailles du filet à la Libération. La mère, Louisa Colpeyn, séduisante comédienne introduite en France par un officier de la Propaganda-Staffel, écrit les sous-titres néerlandais des films de la Continental. D'ailleurs, à l'âge de 2 ans, le petit Patrick ne comprend que le flamand. Le français n'est donc pas, au sens propre, sa langue maternelle. "La fameuse "petite musique" de Modiano pourrait bien aussi venir de là", suggère Denis Cosnard.

Au 15, quai de Conti. L'idylle du "juif et de la Flamande" se noue en 1942. Patrick est conçu à l'automne 1944. L'Occupation est donc bien cette "nuit originelle" de l'oeuvre de Modiano, comme l'écrit Cosnard. Le couple vit au 15, quai de Conti, à deux pas de l'Académie française, face à la Seine. C'est là, entre deux séjours en pension, où il aura notamment pour condisciples Michel Sardou et le futur peintre Gérard Garouste, que le jeune Patrick passe une partie de son enfance. Dans une chambre. Une chambre sur laquelle plane un bien sulfureux fantôme : Maurice Sachs l'a habitée quelques mois avant la naissance de Patrick et y a même laissé une partie de sa bibliothèque sur une étagère. Maurice Sachs (1906-1945), homosexuel ami de Gide et de Cocteau, figure du "juif collabo" par excellence ! Et c'est entre ces murs très "chargés", où l'auteur du Sabbat recevait gigolos et trafiquants d'or, que Modiano va écrire ses premiers romans. On ne s'étonnera donc pas d'y croiser régulièrement la silhouette de Sachs, dès La Place de l'étoile, où il imagine son cadavre dévoré "par des chiens dans une plaine de Poméranie"...

Coupes discrètes. Ce premier roman, paru en 1968, où affleurent déjà son univers et ses obsessions, imposera d'emblée Patrick Modiano. Pourtant, la version aujourd'hui proposée en librairie a été discrètement "rabotée" par son auteur, qui, au fil de rééditions successives, en a fait disparaître des paragraphes entiers. Ainsi cette tirade de l'un des personnages : "Les juifs n'ont pas le monopole du martyre ! On comptait beaucoup d'Auvergnats, de Périgourdins, voire de Bretons, à Auschwitz et à Dachau. Pourquoi nous rebat-il les oreilles avec le malheur juif ? Oublie-t-on le malheur berrichon ? le pathétique poitevin ? le désespoir picard ?" En 1985, ce passage disparaît. Plus tard, ce sont d'autres pages, qui auraient pu être perçues comme homophobes ou antisionistes, qui sauteront. Bien évidemment, cette "autocensure" nous en dit bien plus long sur notre époque que sur Modiano.

Chez les yé-yé. Quoi de commun entre Maurice Sachs et Sheila ? Patrick Modiano. Enfant du baby-boom, le futur Prix Goncourt publie, en 1966, son premier texte dans un numéro "spécial LSD" du Crapouillot, un magazine "anticonformiste" qui penche plutôt à droite. En illustration, une photo de Michel Polnareff... Deux ans plus tard, via un ami aristocrate qui a ses entrées dans le show-biz, le romancier écrit un tube pour Françoise Hardy, Etonnez-moi, Benoît ! Il récidive avec L'Aspire-à-coeur, interprété par Régine, et sera même à deux doigts de placer un titre auprès de Sheila (mais le producteur de cette dernière réclame un happy end à la chanson, et l'improbable attelage Modiano-Sheila ne verra finalement pas le jour...) Pourtant, ce parolier des yé-yé a-t-il jamais été "jeune" ? En 1968, âgé de 22 ans, il couvre les barricades de mai pour... Vogue !

Tonton flingueur. On connaît surtout le Modiano scénariste de cinéma au travers de Lacombe Lucien, réalisé par Louis Malle, qui fit scandale en 1974. Mais on ignore souvent que, quatre ans plus tard, il collabora avec Michel Audiard. L'auteur introverti de Dora Bruder associé au dialoguiste gouailleur des Barbouzes ! A l'origine, c'est une idée - osée... - du producteur Gérard Lebovici, qui, en collaboration avec Jean-Paul Belmondo, veut adapter L'Instinct de mort, de Mesrine. Modiano et Audiard travaillent un mois durant dans la suite de ce dernier, à l'hôtel parisien de La Trémoille. "Il me dictait une dizaine de répliques, les faits et gestes des différents personnages, et je devais mettre tout cela au propre. En quelque sorte, je lui servais de secrétaire", a modestement raconté le romancier. Mais, un beau jour, de sa cellule, Mesrine envoie un mot à Belmondo : "Ne mettez pas le mot "fin", ce n'est pas terminé !" Peu de temps après, il s'évade. Lebovici arrête brutalement le projet. N'en resteront qu'une vingtaine de feuillets et la tendresse qui unira Modiano à Audiard.

Le palimpseste Profumo. Modiano adore glisser des pans entiers d'Histoire en passagers clandestins de ses romans. Quel lecteur serait assez perspicace pour deviner qu'Un cirque passe (1992) et Du plus loin de l'oubli (1996), deux éducations sentimentales dans la France des années1960, sont en réalité des variations sur le scandale Profumo ? On se souvient que le ministre de la Guerre de Sa Très Gracieuse Majesté dut démissionner, en 1963, pour avoir entretenu une liaison avec la ravissante Christine Keeler, également maîtresse d'un espion soviétique. Modiano intègre dans son roman trois des amants de la call-girl, reprenant jusqu'à leurs identités, leurs voitures (Jaguar), leurs habitudes. Il se sert même, afin de forger le nom d'un personnage féminin, en un clin d'oeil particulièrement sophistiqué, de la marque du fauteuil design danois d'Arne Jacobsen, sur lequel Christine Keeler a posé nue pour une photo qui a fait le tour du monde ! Bref, comme le résume plaisamment Cosnard : "C'est l'affaire Profumo-Keeler mais... sans affaire, ni Profumo." Du pur Modiano !

Auteuil 15-28. On ne saurait se pencher sur Modiano sans évoquer ces vieux numéros de téléphone très IVe République. Là encore, rien n'est laissé au hasard. Pas moins de cinq personnages, issus de cinq romans, logeant à cinq adresses différentes, ont tous pour numéro AUTeuil 15-28 ! On pourra y voir un jeu de piste pour lecteur fanatique. Ce discret réseau de correspondances - il en va de même avec la topographie parisienne - finit par bâtir une géographie, un univers, une petite musique. Bref une oeuvre.

(1) reseau-modiano.pagesperso-orange.fr

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