C'était demain... Dans le film qui porte ce titre, l'écrivain H.G. Wells (1866-1946) se trouve propulsé vers le San Francisco de la fin des années 1970 par sa machine à voyager dans le temps. S'enchaînait une suite de gags. Dînant dans un bon restaurant, Wells explique ainsi que c'est meilleur que chez l'Ecossais où il avait pris son petit-déjeuner -un certain Mc Donald's.
En ce début 2011, la lecture d'un livre paru en 1901 peut provoquer le même choc intertemporel -hélas sans gag car nous sommes ici dans l'économie, « science lugubre ». Ce livre, redécouvert au hasard des promenades intellectuelles qui font le charme du métier de chroniqueur, s'appelle « Le Péril jaune » -c'était avant l'avènement du politiquement correct. Son auteur est un économiste, Edmond Théry, directeur de la revue « L'Economiste européen ». Et son préfacier s'appelle Paul Henri Balluet d'Estournelles de Constant, un diplomate devenu député, lui aussi obsédé par la montée en puissance de la Chine, ennemi du colonialisme et promoteur de l'arbitrage international -ce qui lui vaudra le Nobel de la paix en 1909.
Que nous disaient donc Théry et d'Estournelles de Constant ? Il faut réagir « contre cette illusion qui faisait de la Chine une ruche, une mine, un nouveau Pérou et la présenter comme un guêpier, un piège, une source de déceptions et de complications » ». La « rupture provoquée par la brusque concurrence, anormale et illimitée, d'un immense pays nouveau » menace « le régime social des grandes nations industrielles de l'Europe ». Le raisonnement est d'une vertigineuse actualité. Les industriels occidentaux « ne manqueront pas d'utiliser à leur profit personnel les merveilleuses conditions économiques de la Chine ». Mais que se passera-t-il « le jour où nous aurons mis la machine américaine aux mains de l'ouvrier chinois ? » C'est simple : la Chine « retournera contre nous nos propres machines ». Et « quand nous aurons mobilisé contre nous ces légions innombrables de producteurs affamés, vigoureux, sobres, habiles et sans travail ? » Là aussi, la réponse est simple : « Le jour où ces légions restées neutres jusqu'à présent, immobiles, endormies, nous les aurons éveillées, entassées dans des usines construites avec nos capitaux, [...], ce jour-là, et il viendra vite, les salaires monteront sans doute de quelques centimes [...] payés dans une monnaie dépréciée, peut-être ira-t-on jusqu'à les doubler, les tripler [...] » Mais l'écart avec les salaires occidentaux étant de un à quinze, ça ne changera pas grand-chose. Alors, « l'ouvrier européen et américain se résignera-t-il à baisser lui aussi ses exigences », alors que « la Chine deviendra rapidement une colossale usine de contrefaçon européenne », à tel point que « la réciprocité des échanges manufacturiers ne pourra jamais exister entre elle et l'Europe » ? La question n'a toujours pas de réponse. Seule planche de salut : « Nos industries spéciales et de luxe, que les Chinois et que personne n'imiteront... »
Tout y est : l'éveil cher à Alain Peyrefitte, le pillage technologique, la réciprocité à laquelle se raccroche aujourd'hui Bruxelles, la sous-évaluation du yuan, l'avidité des industriels occidentaux dénoncée dans les années 1990 par le magnat Jimmy Goldsmith. La place manque ici pour détailler les autres thèmes mentionnés, de l'abaissement des prix du transport à la montée de la dette publique dans une Europe pénalisée par des dépenses budgétaires trop élevées (93 francs par an et par tête, contre 2 francs en Chine).
Voilà de quoi rassurer les économistes : parfois, ils ne se trompent pas ! Mais le vrai mystère est ailleurs. Pourquoi a-t-il fallu un siècle pour que la prédiction se réalise ? La première réponse à cette question est rassurante : les Européens et les Américains ont su exploiter au XXe siècle la révolution industrielle de la production de masse, qui leur a donné longtemps une formidable efficacité. La seconde est plus dérangeante. Avec la guerre qui a éclaté en 1914 puis la crise des années 1930, l'Europe s'est repliée sur elle-même. Avec la chute en 1911 de la dernière grande dynastie régnante, les Qing, la Chine a fait de même. Les guerres internes, puis le maoïsme ont bloqué les frontières, jusqu'à la politique d'ouverture lancée par Deng Xiaoping en 1979. La double fermeture nous protégeait. L'ouverture nous expose. Théry et d'Estournelles de Constant l'expliquaient déjà au début du siècle dernier : le défi est immense.
© 2011 Les Echos. Tous droits réservés.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire