Le Monde diplomatique - Février 2011, p. 22 23
Fondée en 1990 par Bernard-Henri Lévy, la revue La Règle du Jeu a fêté à la fin de 2010 ses vingt ans au Flore, le café que fréquentèrent autrefois Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, en face l'église Saint-Germain-des-Prés. Les temps ont bien changé et le quartier aussi. Le grand luxe y a détrôné l'existentialisme. Pour cet anniversaire, le Flore a accueilli de nombreux invités. Une foule disparate où l'on trouvait des intellectuels certifiés, des journalistes établis et quelques hommes politiques importants. Une oligarchie des lettres et des arts, de la presse et des médias bien plus que des affaires et de la politique. Mais une oligarchie non dépourvue de pouvoir en ces temps de communication de masse.
Toutefois, dans les murs vénérables du Flore, l'ambiance n'est pas aux affaires ni aux stratégies politiques. La foule qui s'y presse manifeste l'aisance et l'enjouement d'une société mondaine où les retrouvailles ont toujours le goût agréable de complicités anciennes, d'un entre-soi fort engageant, d'une réunion de famille où les nouvelles vont bon train et où les animosités passent au second plan d'une entente affichée, garante de l'avenir. L'excellence des invités est en harmonie avec cette commémoration festive de la naissance d'une revue intellectuelle, littéraire et politique. Les buffets sont somptueux, le champagne coule à flots dans une générosité qui n'a d'égale que la classe dont font preuve les invités. Les pouvoirs ici mis en commun ne couvrent pas le même champ que ceux rassemblés dans les grands cercles parisiens, mais ils les complètent, en particulier dans la maîtrise que ce petit microcosme peut exercer sur les grands moyens d'information et de diffusion culturelle. Le pouvoir est dépendant de ces rassemblements qui, sous leur aspect mondain et futile, concentrent les agents sociaux qui ont la capacité, et même le rôle, de prendre des décisions, de définir des stratégies, d'orienter la vie culturelle et politique.
L'anniversaire de la revue de Bernard-Henri Lévy met en évidence un capital culturel de grande ampleur par la présence d'une " intelligentsia " dont les qualités peuvent être éventuellement discutées, mais qui représente un pouvoir considérable dans les structures de production des biens culturels. Les gens de lettres étaient foison, depuis Philippe Sollers jusqu'à Milan Kundera en passant par Christine Angot. Belle brochette pour l'information écrite avec Laurent Joffrin, directeur de Libération, Etienne Mougeotte, qui occupe le même poste au Figaro, Franz-Olivier Giesbert, qui dirige Le Point, ou encore Maurice Szafran, directeur de Marianne, et Nicolas Brimo, administrateur délégué au Canard enchaîné.
Côté ondes hertziennes, un choix de gourmet : Jean-Luc Hees et Philippe Val, respectivement présidents du groupe Radio France et de France Inter. Pour la télévision, on citera Michèle Cotta, ancienne directrice de France 2, Thierry Ardisson et Marc-Olivier Fogiel, sans oublier le principal intéressé de la soirée, Bernard-Henri Lévy, qui, entre autres liens avec les chaînes publiques, a été reconduit en 2009, pour cinq ans, et à la demande de Nicolas Sarkozy, à la présidence du conseil de surveillance d'Arte, où il siège depuis 1993.
Mais l'hôte du Flore n'est pas sans contacts avec le monde des affaires. Bernard-Henri Lévy lui-même est, selon le Who's Who, le fils d'un président de société. L'entreprise de négoce de bois de la famille Lévy, la Becob, a été rachetée en 1997 par M.François Pinault. Les relations entre le philosophe et l'homme d'affaires semblent cordiales. Dans son rôle de mécène, M. Pinault n'oublie pas de soutenir les affaires de Bernard-Henri Lévy, dont la production de films. Celui-ci tient une chronique régulière dans Le Point, propriété de M. Pinault. M. Xavier Niel, actionnaire majoritaire et dirigeant historique du groupe Iliad (Free), douzième fortune professionnelle de France selon Challenges, représentait également le patronat lié aux médias et à la communication. L'un des deux autres propriétaires du Monde, M. Pierre Bergé, ancien président-directeur général d'Yves Saint Laurent, participait également à la soirée.
Une telle fête ne pouvait être celle de l'oligarchie sans que le monde de la politique y soit représenté. Les rigueurs de l'hiver n'ont pas empêché Mme Simone Veil, MM. Bruno Lemaire (Union pour un mouvement populaire), Laurent Fabius (Parti socialiste), François Bayrou (Mouvement démocrate) et Hubert Védrine (ancien ministre des affaires étrangères qui avait commandé à Bernard-Henri Lévy un rapport sur l'Afghanistan) de rejoindre leurs amis à Saint-Germain-des-Prés.
Au Flore, les invités étaient trop nombreux pour se connaître tous personnellement. Or l'occasion permet d'étoffer son carnet d'adresses, puisque de tels raouts sont là pour conforter le capital social. C'est aussi le moment de renforcer les liens qui unissent les sous-ensembles de l'oligarchie les uns aux autres, celui des affaires avec ceux de la culture et de la politique. L'oligarchie est l'ensemble de tous ces réseaux, de ces partitions de la haute société, touchant aux domaines les plus divers de l'activité sociale. Dans une complicité enjouée qui subsume chacune de ces fractions dans la classe grande bourgeoise. La soirée anniversaire de La Règle du jeu s'est déroulée dans un quartier marqué du sceau d'une activité culturelle et artistique aujourd'hui en déclin, mais dont la mémoire est encore vive en ces lieux.
Les soirées de la grande bourgeoisie des affaires et de la politique se déroulent dans les beaux quartiers traditionnels. Dans les cercles, Union interalliée, Automobile ou Jockey Club, ou les salons de tel ou tel palace du 8e arrondissement. La cooptation des invités y est plus stricte que pour la soirée de Lévy au Flore. Mais le principe est le même : regrouper les élites, en faisant varier leurs champs d'activité économique et sociale. Et aussi leurs sensibilités politiques.
L'unité idéologique des membres dans les grands cercles parisiens, très majoritairement de droite, contraste avec un certain brouillage des frontières politiques au Flore, où certains invités, tels MM. Jack Lang, Laurent Fabius ou Arnaud Montebourg, se revendiquent d'une gauche diverse et plurielle. Cette hétérogénéité ne doit pas faire illusion. Si la classe dominante présente un large éventail d'opinions, elle fait preuve d'un attachement sans faille au capitalisme, garant de ses revenus confortables.
La présence de courants plus ou moins soucieux de social ne remet pas en cause le système financier et la droite conservatrice peut tolérer une gauche modérée qui ne menace pas ses intérêts fondamentaux. S'agit-il bien encore d'une " gauche ", ou plutôt d'une alternative à la droite déconsidérée, aujourd'hui, par un président de la République qui n'a pas encore revêtu les habits de sa fonction ? Certaines des personnalités de cette " gauche " modérée sont proches de M. Dominique Strauss-Kahn. M. Védrine est membre du conseil d'administration de Louis Vuitton Moët Hennessy (LVMH), le groupe contrôlé par M. Bernard Arnault.
L'oligarchie, de droite comme de gauche, bien que traversée par des inflexions professionnelles et idéologiques, reste solidaire et unie dans la défense de ses intérêts. La fête du Flore fait penser à la société de cour analysée par Norbert Elias. " Par l'étiquette, écrivait-il, la société de cour procède à son autoreprésentation, chacun se distinguant de l'autre, tous ensemble se distinguant des personnes étrangères au groupe, chacun et tous ensemble s'administrant la preuve de la valeur absolue de son existence (1). "
Les mondanités à l'occasion d'anniversaires, de mariages ou tout simplement de dîners, cocktails, vernissages et autres premières d'opéra jouent un rôle dans la mobilisation de la classe dominante dans ses différentes composantes. L'ironie dont les dominés, qu'ils appartiennent aux classes moyennes ou populaires, gratifient fréquemment ces mises en scène de l'oligarchie exprime en réalité leur refus d'une position dominée. Mais cette dénégation par la dérision interdit de prendre la mesure de tout le bénéfice social qu'apporte la participation à ces grand-messes de la bourgeoisie, nécessaires au fonctionnement collectiviste de ceux qui concentrent les richesses et les pouvoirs.
Rien de bien neuf dans cette brillante réunion au Flore. Sauf sa visibilité, largement amplifiée par la publication d'un compte rendu détaillé de la soirée dans la revue dont on fêtait l'anniversaire. Publié sur Internet, en accès libre, il comprenait la liste des invités, rendue ainsi accessible à un large public, comme ce fut le cas pour la fête du Fouquet's le 6 mai 2007, à l'occasion de l'élection de M. Nicolas Sarkozy.
L'argent décomplexé affiche ses victoires et sa santé. La classe dominante s'expose avec une ostentation que la vieille richesse prenait soin d'éviter. La visibilité des rouages du pouvoir montre des dominants conquérants et assurés de leur avenir, la guerre des classes dont parle l'un d'entre eux, M. Warren Buffett, leur semblant définitivement gagnée. Mais la crise financière et le rejet de cette société dont les inégalités sont devenues insupportables remettent en cause, une fois de plus, cet exhibitionnisme de la domination et laissent présager une nouvelle phase de discrétion prudente.
Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot
(1) Norbert Elias, La Société de cour, Flammarion, coll. " Champs ", Paris, 2008 (éd. orig. : 1969).
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