samedi 19 février 2011

DOSSIER - 6 millions de salariés gagnent moins de 750 euros par mois

Marianne, no. 722 - Samedi, 19 février 2011

Le nouvel apartheid
Jacques Julliard

Vous avez bien lu : moins de 750 € par mois. Voilà ce que gagne, à l'ère de la "mondialisation heureuse" et du libéralisme triomphant, un salarié français sur quatre. Soit environ 25 € par jour, parfois moins, et même beaucoup moins.

Pour ce prix, tous ne travaillent pas tous les jours, c'est même là leur problème. Mais, enfin, ils mangent tous les jours. Tous les jours, ils ont besoin de dormir, de s'habiller, de se chauffer. A ce niveau de salaire, une place de cinéma est un luxe, l'achat d'un quotidien, une véritable charge.

Un salarié sur quatre, cela représente 6 250 000 personnes, sans compter les chômeurs de longue durée. Parole d'Insee. On verra plus loin comment, en se focalisant sur les salariés à temps complet, on a longtemps ignoré ou escamoté cette population considérable. Car il ne s'agit pas ici d'un résidu statistique incompressible, mais d'une catégorie sociale tout entière : celle des précaires, qui ont remplacé les immigrés, comme le dit justement Philippe Askenazy, dans le rôle d'armée de réserve du capital.

Le travail précaire n'est pas une fatalité. Son développement continu, depuis une vingtaine d'années, ne correspond pas à une nécessité technique, mais à la volonté du patronat de peser sur les salaires à la baisse, au mépris de la notion de salaire minimum, qui correspondait à l'origine à une exigence de dignité élémentaire pour le travailleur. Qu'avec les progrès de la technique et de la productivité le quart des salariés émargent aujourd'hui largement au-dessous du Smic dit assez l'ensauvagement social et moral du capitalisme actuel, qui se sert de la concurrence qu'il se fait à lui-même pour justifier la combinaison de l'ère de l'informatique avec celle des bas-fonds de Dickens.

Avec cela, essayez donc de construire une démocratie ! Les plus profonds penseurs de celle-ci au XIXe siècle, de Chateaubriand à Tocqueville, avaient bien compris que l'égalité juridique des personnes avait pour conséquence inéluctable l'égalisation progressive des conditions. Telle est la fameuse marche à l'égalité qu'ils ont décrite à l'aube de la démocratie moderne.

Ecoutons Chateaubriand en 1831 :

"Un temps viendra où l'on ne concevra pas qu'il fût un ordre social dans lequel un homme comptait 1 million de revenu, tandis qu'un autre homme n'avait pas de quoi payer son dîner."

Eh bien ! Ce temps n'est pas encore venu, puisque, contrairement à ces prévisions, l'écart des revenus n'a fait récemment que croître, parfois dans des propositions qui sont une insulte à la démocratie dont on se réclame : abaissement des bas revenus, ascension vertigineuse des plus élevés. Il se pourrait pourtant que la merveilleuse accoutumance des pauvres à l'injustice sociale se révèle bientôt aussi illusoire que la prétendue tolérance des peuples arabes au despotisme politique.

Car ce n'est pas seulement le principe de la démocratie que l'inégalité est en train de détruire, c'est l'idée même de société. Que reste-t-il de commun entre une caissière de supermarché et un patron du CAC 40 ? Quelle est la nature du lien social qui est censé les relier encore ? Le genre de vie ? Vous voulez rire. La nation ? Elle est bafouée chaque jour par la mondialisation. La liberté ? Il est vrai que le capitalisme n'a jamais marchandé aux plus pauvres leur droit absolu de coucher sous les ponts. On me dira qu'il en a toujours été ainsi et que les écarts sociaux rendaient les sociétés d'Ancien Régime aussi artificielles que les nôtres. Pas tout à fait. Dans ces dernières, la hiérarchie était déterminée par la fonction sociale, non par l'échelle des revenus. Dans la célèbre fable de La Fontaine, le Financier, prophète d'un capitalisme où tout s'achète et tout se vend, y compris la gaieté, veut faire dire au Savetier combien il gagne par an. Celui-ci n'y avait pas pensé :

"Par an ? Ce n'est point ma manière / De compter de la sorte et je n'entasse guère / Un jour sur l'autre : il suffit qu'à la fin / J'attrape le bout de l'année."

Au contraire, dans une société où l'argent est devenu le seul équivalent universel, et, stricto sensu, la seule valeur, la hiérarchie des revenus détermine absolument la hiérarchie sociale. Ce n'est pas assez d'être nécessiteux, il faut encore être humilié par sa pauvreté même. De là, le déclassement de toutes les professions (enseignement, recherche, magistrature, médecine générale) où la modestie des revenus était naguère compensée par l'estime qui s'attachait à leur utilité sociale. Aujourd'hui, vous êtes ce que vous avez.

Les fondateurs du capitalisme moderne, comme Adam Smith, ne pensaient pas que la hiérarchie purement quantitative propre à l'esprit mercantile dût écraser la hiérarchie des talents et des valeurs ; ils estimaient au contraire que la première devait rester, pour que la société demeure possible, une exception.

Aujourd'hui, ne pas avoir d'argent, c'est littéralement être exclu de la société. Alors que les plus grands esprits du passé, d'Auguste Comte à Karl Marx, avaient rêvé d'une réunification de l'humanité par le progrès, c'est le contraire qui est en train de se passer : le capitalisme a infligé aux pauvres une peine supplémentaire d'exclusion sociale. A la fin du XXe siècle, il avait cru en avoir fini avec le prolétariat industriel. Par sa cupidité sans limites (Joseph Stiglitz), il a créé un nouveau prolétariat : celui des exclus, des chômeurs, des intérimaires, des pigistes, des petits boulots, parfois des ouvrières et des étudiants.

Basta ! Nous ne devons plus tolérer ce nouvel apartheid. Voilà le vrai programme de la gauche pour les prochaines échéances.



6 millions de salariés gagnent moins de 750 euros par mois
Laurence Dequay, Emmanuel Lévy et Mathilde Boussion

Personne ne parle d'eux. Ni Sarkozy, ni Aubry, ni même Mélenchon... Et pourtant, un salarié sur quatre vit largement en dessous du Smic. Il y a urgence à dénoncer ce scandale !

C'est dingue ! C'est totalement dingue ! Pendant que la droite et la gauche s'écharpent sur l'opportunité de supprimer ou non l'ISF et le bouclier fiscal, pendant que les banquiers continuent de distribuer des bonus impudiques à leurs traders comme si la crise n'avait jamais eu lieu, pendant ce temps, donc, personne n'a vu passer une information primordiale, essentielle, capitale, qui en dit bien plus long sur l'état réel de la société française que tous les grands discours. Accrochez-vous au bastingage : plus de six millions de salariés français gagnent moins de 750 e par mois !

Oui, vous avez bien lu, mais répétons-le tant le chiffre paraît inimaginable : en France, plus d'un salarié sur quatre touche moins de 750 e de salaire net sur sa fiche de paie à la fin du mois. Voilà. Et ça se passe ici, chez nous. Pas en Grèce - où la fameuse "génération 600 e" a tant fait gloser éditorialistes et autres experts autoproclamés. Pas dans l'un de ces pays d'Europe de l'Est où nos industriels rêvent en silence de délocaliser leurs usines. Non, ça se passe en France et ça n'intéresse absolument personne. Ni le gouvernement, ni aucun des candidats putatifs du parti socialiste.

C'est pourtant une information tout à fait officielle, publique que vient de livrer l'Insee, dans son dernier "Portrait social de la France". Une bombe qui, visiblement, ne défrise personne : un quart des 25 millions de salariés français a perçu moins de 750 e nets par mois en 2008, hors prestations sociales et indemnités chômage, et ça ne provoque aucun débat. Pis, sur l'année 2010, la fiche de paie moyenne de ces six millions de salariés ne dépassait pas 310 e. Qui s'en inquiète ? Qui s'indigne ? Qui se dit révolté ? Personne. Cette statistique, terrible, révèle pourtant, pour la première fois, l'ampleur de la paupérisation des travailleurs précaires. Etudiants salariés, agents d'accueil, intérimaires dans l'industrie, tous alternent contrats courts rémunérés sur la base du Smic (1365 e brut) et périodes de chômage piètrement indemnisées. Caissières d'hypermarchés, livreurs de pizzas ou assistante à domicile pour personnes âgées, tous subissent des horaires de travail émiettés, des temps partiels imposés, dont le seul point commun est d'être payés au lance-pierres. Ainsi, des millions de Français s'enkystent en silence dans la pauvreté sans que, à quatorze mois de l'élection présidentielle, nul ne s'en soucie.

Mal ou sous-employés, ces bataillons de travailleurs pauvres se recrutent d'abord parmi les femmes (58 %) et les jeunes (37 %). "Les deux tiers des personnes qui touchent moins de 0,73 fois le Smic ont occupé un ou plusieurs postes à temps partiel, décrypte Michel Amar, l'un des auteurs de cette étude de l'Insee. L'autre tiers est constitué de salariés qui ont eu un travail correctement rémunéré, mais sur une courte période." A lui seul, le secteur du commerce rassemble 55 % de ces emplois pudiquement qualifiés "d'atypiques". La fonction publique n'est pas épargnée, qui compte 15 % de précaires, dont de nombreux surveillants et assistants de vie scolaire.

Chiffre impensable

Certes, le phénomène n'est pas nouveau, mais il n'avait jamais atteint de telles proportions. En 2006, stagiaires, intérimaires et CDD représentaient 12 % de la population active. Depuis, la crise a encore obscurci ce noir tableau. Cantonnés dans des jobs non qualifiés, des milliers de diplômés de l'université galèrent pour s'insérer sur le marché du travail. "La maison d'édition pour laquelle je travaillais vivait très bien en rémunérant 300 e par mois des flots continus de jeunes assistantes", s'indigne Charlotte, 25 ans, bardée de diplômes et qui découvre que 6 millions de personnes sont dans son cas.

Si ce chiffre impensable frappe tant les esprits, c'est parce que, jusqu'à présent, l'augmentation de la pauvreté du salariat était totalement occultée par les statistiques. L'Insee, en effet, se focalisait sur les salaires nets versés pour des emplois à temps complet, soit 35 heures minimum par semaine. Sans tenir compte, donc, du temps partiel souvent imposé. Selon ces critères, les 25 % les moins bien payés s'adjugeaient 1 300 e par mois. Une vision certes rassurante, mais totalement erronée de la réalité sociale de ce pays. "Pour apprécier l'évolution des rémunérations des travailleurs, tout le monde a les yeux rivés sur l'évolution de ce qu'on appelle le salaire mensuel de base, explique Michel Amar, chef de la division salaires et revenus d'activité à l'Insee. Cet indicateur montre bien une progression de 20 % sur trente ans, mais le salaire net médian, lui, est resté stable, une fois retirés les prélèvements sociaux et compte tenu de l'inflation." Ainsi, pendant près de trois décennies, des millions de travailleurs français n'ont bénéficié d'aucun pouvoir d'achat supplémentaire. Sous la pression du Conseil national de la statistique, l'Insee a fini par révéler la face cachée du monde du travail. L'institut s'est enfin plongé dans les méandres des contrats dits "atypiques" qui, hélas, tendent à devenir le lot commun de toute une génération. L'Insee a ainsi constaté que les 25 millions de salariés français se partageaient 19 millions d'emplois équivalent temps plein (ETP). Autrement dit, que 6 millions de personnes étaient obligées de jouer au jeu des chaises musicales, en sautant de job précaire en emploi à temps partiel. Et encore, l'Insee n'a pas inclus dans ses statistiques les chômeurs de plus d'un an, soit 1,6 million de personnes - en hausse de 20 % sur un an.

Double peine

"Voilà donc huit millions de personnes à faibles, voire à très faibles revenus, s'inquiète Eric Heyer, directeur adjoint au département analyses et prévisions de l'OFCE (Office français des conjonctures économiques). A ce rythme, le système social du pays ne pourra pas soutenir le choc." "Grâce au système d'assurance chômage, les entreprises peuvent tirer avantage de la flexibilité sans en payer le prix", s'insurgeait récemment Bruno Coquet, président du Comité de l'emploi pour l'Union européenne dans la revue Futuribles. Ces deux experts ne sont pas les seuls à tirer la sonnette d'alarme. Dans un récent rapport parlementaire, les sénateurs Joël Bourdin (UMP) et Patricia Schillinger (PS) affirmaient que "l'augmentation de ce sous-emploi est une cause de la décélération de la croissance dans l'Hexagone", car "elle pèse lourdement sur la productivité de ses salariés" en conjuguant manque d'activité et déclassement professionnel. "Ces salariés précaires sont tellement aux abois qu'ils postulent à n'importe quel emploi sans même regarder le contenu des offres, confirme, sous le sceau de l'anonymat, un conseiller parisien de Pôle emploi. Dans le BTP, la logistique ou la manutention, nombre d'entreprises en profitent et fonctionnent quasi exclusivement avec des contrats à la journée." La grande distribution reste sans nul doute l'un des secteurs les plus consommateurs de salariés précaires. Hors les contrats étudiants, plus de 50 % des salariés des hypers et des supermarchés travaillent désormais à temps partiel, particulièrement chez les hard discounters. Pis, 10 % sont même abonnés au travail de nuit.

Pourquoi, d'ailleurs, ces entreprises se priveraient-elles ? La loi leur permet, par exemple, d'employer deux CDD à temps partiel pour couvrir des périodes de pics de clientèle sur des horaires élargis, tout en faisant le plein d'exonérations de charges patronales réservées aux emplois rétribués à moins de 1,6 fois le Smic ? Une aubaine, et parfaitement légale de surcroît. "Dans le transport routier, des secrétaires et des standardistes classiques sont remplacées par des employées à tiers-temps, confirme Cyrille Jullien, président du syndicat CFTC du groupe Norbert Dentressangle (lire p. 46). Ça coûte moins cher à l'employeur et ça lui permet d'augmenter les plages horaires." "Nos bureaux fourmillent de stagiaires, mais il n'y a guère d'embauches", confirme Sébastien Jabouille, délégué CGT du producteur de jus de fruits Tropicana, dans l'Oise. "Rien n'incite nos employeurs à nous faire évoluer vers des volumes d'heures satisfaisants, renchérit Maryline Cavaillé, aide à domicile dans le Tarn-et-Garonne. Ils préfèrent de loin nous garder disponibles pour assumer des imprévus, comme des retours d'hospitalisation."

Cette paupérisation du salariat est d'autant plus ravageuse que les précaires - c'est leur double peine - sont quasiment exclus des plans de formation. Les entreprises préfèrent en effet bichonner leurs CDI, tout particulièrement leurs cadres, et négligent ces employés en CDD ou à temps partiel qui, justement, auraient le plus besoin de booster, comme disent les spécialistes, "leur employabilité". Auditionné par les sénateurs, Francis Kramarz, directeur du Centre de recherches en économie et statistiques (Crest), suggère d'élever, à l'instar de ce qui se pratique aux Etats-Unis, les cotisations sociales des entreprises qui sollicitent à répétition les assurances-chômage ou qui abusent des contrats de courte durée. Mais cette réforme, souhaitée par la CFDT et la CGT, le très libéral Hervé Novelli (UMP) ne veut pas en entendre parler. L'ex-secrétaire d'Etat au Commerce, à l'Artisanat et aux PME, ne jure que par "l'entreprenariat individuel". "Il vaut mieux être entrepreneur individuel que travailleur pauvre", assure-t-il. Sauf que l'on peut être "entrepreneur" et pauvre ! Ainsi, parmi les 340 000 auto-entrepreneurs immatriculés en 2009, 40 % d'entre eux n'avaient finalement déclaré aucune activité et 15 % avaient généré un chiffre d'affaires inférieur à 1 000 e ! Au final, ces "entrepreneurs individuels" ont gagné, en moyenne, moins de 500 e par mois. Pas sûr, donc, que la solution prônée par Hervé Novelli constitue une issue sérieuse pour ces millions d'employés et d'ouvriers paupérisés qui avaient souvent été séduits par le "travailler plus pour gagner plus" de Nicolas Sarkozy, version 2007.


Ces travailleurs qui vivent en dessous du Smic
Bénédicte Charles, Perrine Cherchève, Laurence Dequay, Élodie Emery, Jean-Claude Jaillette et Anna Topaloff

Même en surveillant toutes leurs dépenses et en sacrifiant tout superflu, ils ne s'en sortent pas, et pourtant ils travaillent. Témoignages.

Ils travaillent mais ne s'en sortent pas. Comme des millions d'autres salariés, jeunes ou non, chaque mois leur fiche de paie les désespère : moins de 750 e net. La faute, surtout, au temps partiel imposé et aux contrats précaires. Ces salariés sont surtout des femmes, les plus touchées par la précarité. Témoignages.

Isabelle, 46 ans, auxiliaire de vie scolaire

Isabelle veille sur des élèves handicapés pour 430 e. "Estimez-vous heureuse d'avoir un contrat", lui a-t-on répliqué, quand elle s'est plainte de la réduction drastique de son temps partiel. Auxiliaire de vie scolaire (AVS) dans une école primaire du Var, elle s'occupe, à 46 ans, de trois élèves lourdement handicapés. Jusqu'à l'année dernière, elle travaillait vingt-quatre heures par semaine pour un salaire net de 780 e. A la rentrée 2010, elle a appris qu'elle n'effectuerait plus que dix-huit heures et que son salaire tomberait à... 430 e par mois ! Si l'on ajoute à cela les 1100 e de son mari, pâtissier dans une grande surface, le revenu de la famille dépasse péniblement les 1 500 e. Trop peu pour rembourser les 700 e mensuels de crédit immobilier et subvenir aux besoins de trois enfants. Alors, cette année, Isabelle s'est résignée à faire quelques heures de ménage au noir, histoire de rallonger de 200 e mensuels le budget familial. "C'est une question de survie", résume-t-elle. Elle a déjà fait disparaître toute dépense considérée comme superflue. Les vêtements ? "Les copines m'en donnent". Les sorties ? "Une fois par an, on s'autorise un ciné en famille". Les vacances ? "On reste ici." Au supermarché, elle "rogne sur tout sauf sur les fruits et légumes parce que ses enfants ont le droit de manger de bonnes choses". C'est ainsi qu'elle parvient chaque mois à "joindre les deux bouts". A condition de ne pas devoir faire face à une dépense imprévue ! Un frigo qui tombe en rade, et la voici obligée de demander un "coup de pouce" à ses parents octogénaires. Des salariés qui comptent sur des retraités... C'est le monde à l'envers !

Charlotte, 25 ans, emploi aidé dans une association

Charlotte se démène vingt-six heures par semaine pour monter un programme d'alphabétisation de femmes maliennes. Titulaire d'un master d'économie sociale à la Sorbonne, elle bénéficie d'un emploi aidé au sein d'une association parisienne : six mois rémunérés à 780 e brut mensuels. "C'est trop peu, mais cela me permet de souffler, explique la jeune femme. Car je n'en pouvais plus d'enchaîner les stages payés que dalle dans les galeries d'art." Charlotte, qui ne peut être aidée par ses parents, doit assumer un loyer parisien de 650 e pour 18 m2. Se nourrir et même se vêtir avec le solde de ses allocations logement. Moins de 200 e qui ne lui permettent aucune fantaisie. Lorsque ses copines s'organisent une sortie, un concert, un apéro au bistrot, la jeune universitaire n'est tout simplement pas de la partie. "Je ne suis pas la plus à plaindre parce que je mange à ma faim, confie cette diplômée. Mais je me sens mise à l'écart socialement." Charlotte va donc partir pour l'Auvergne où elle espère se loger à moindres frais. Sans illusion, elle se prépare à y galérer pour retrouver un emploi.

Valérie, vendeuse à Sephora

Une splendide chevelure brune, un ventre rebondi par l'attente d'un heureux événement, Valérie travaille de quinze à vingt heures par semaine dans une boutique Sephora à Besançon. Depuis trois ans, cette trentenaire aimerait travailler "plus pour gagner plus". Las ! Jusqu'à présent, les demandes de temps plein de cette déléguée du personnel sont restées lettre morte. La chaine de distribution de cosmétiques du groupe de luxe LVMH recourt en effet massivement aux emplois "atypiques" : 1 040 de ses 4 253 salariés sont dans ce cas. Des vendeuses comme Valérie, mais aussi des agents de nettoyage. "Lorsque nous interpellons notre direction, on nous explique que c'est pour profiter au mieux des exonérations de charges patronales prévues par la loi Fillon", explique une syndicaliste. Valérie a, au moins, obtenu que ses horaires de travail soient concentrés unique-ment l'après-midi pour lui permettre d'occuper, le matin, un emploi complémentaire. Un deuxième mi-temps qu'elle a fini par dénicher dans une boulangerie.

Mélissa, 24 ans, pigiste de la presse Internet

Diplômée de Sciences-Po Toulouse, Mélissa a toujours voulu être journaliste. Mais depuis son entrée sur le marché du travail, elle fait surtout du calcul mental : chaque mois, ses piges dans la presse Internet lui rapportent de 400 à 500 e, son logement, en banlieue parisienne, lui coûte 350 e, sa carte Orange trois zones 45 e et le remboursement de son prêt étudiant 90 e. Du coup, pour survivre, Mélissa a quelques "trucs". Tout d'abord, elle a conservé le statut d'étudiante, pour, par exemple, garder sa mutuelle. Ensuite elle multiplie les petits boulots : cours particuliers de français, serveuse en extra dans un restaurant. "Je rogne sur les sorties. Là, ça fait dix jours que je reste enfermée chez moi, car l'argent file vite quand on sort." Depuis qu'elle travaille, Mélissa ne s'est vu proposer que des jobs précaires. Sans le soutien financier de ses parents, elle ne s'en sortirait pas. "Entre le diplôme et le premier contrat de travail, il y a un vrai no man's land. On se retrouve à faire des jobs d'étudiant non plus pour payer ses études, mais pour arriver à vivre de la profession qu'on a choisie !"

Renaud, ex-livreur Pizza Hut, désormais pion

Originaire des Vosges, installé depuis six ans à Nancy, Renaud commence mal cette journée du 7 février. Locataire d'un studio de 20 m2 qui lui coûte 300 e, il vient de recevoir sa taxe d'habitation. 650 e ! Plus qu'il ne gagnera ce mois-ci grâce à son job de pion à mi-temps dans un lycée ! "Je vais devoir manger du riz pendant des semaines, peste ce gourmet, licencié de géographie. C'est vraiment fatigant de devoir compter pour tout, tout le temps." Ex-livreur de Pizza Hut, ce jeune homme de 23 ans n'a pu économiser un sou en 2010. Il slalomait en mobylette dans les rues verglacées pour 580 e par mois. "Qu'on soit étudiant ou pas, Pizza Hut nous propose principalement des forfaits de 20 heures avec des horaires morcelés. De 12 à 14 heures. Puis de 18 à 22 heures." précise-t-il. A l'instar de ses deux potes de fac - l'un vient d'être engagé comme serveur dans un bistrot, l'autre comme videur dans une boîte de nuit -, il a presque honte de rafler ces emplois non qualifiés à la barbe et à la casquette de ceux qui ont quitté l'école sans bagage. "Vu nos difficultés, vous imaginez combien ils doivent galérer ?"

Lisa, 34 ans, caissière chez un hard discounter

Bachelière, Lisa envisageait ce travail de caissière à temps partiel chez un hard discounter comme une étape, un job provisoire. "Ça fait plus de dix ans que c'est temporaire, sourit-elle, amère. Je suis entrée dans un cercle vicieux." A l'origine de cet engrenage, un problème de logement. A 20 ans, la jeune femme doit en effet financer son studio de 20 m2 aux portes de Paris, 500 e, ce qui lui mange les deux tiers de son salaire de 750 e. "J'ai commencé à faire des ménages au noir pour compléter mes revenus." Mais avec ses vingt-cinq heures de caissière et les heures de ménage, Lisa n'a plus le temps de rien. Au fil des ans, la volonté de Lisa s'est émoussée. Elle n'espère plus grand-chose de son employeur qui ne lui a jamais proposé un temps complet. "Changer de boulot, je n'y pense plus, je suis coincée. Fonder une famille : impossible, je n'ai pas les moyens. Mais au moins, j'ai un toit".


Philippe Askenazy : "Le bataillon de réserve du capitalisme"

Marianne : 6,5 millions de personnes travaillent pour moins de 750 € par mois. Etes-vous surpris ?

Philippe Askenazy : Non. On sait depuis longtemps que la précarité a entamé le corps social français. Mais, pour être précis, il faut regarder comment est composée cette population. On distingue deux grands blocs. Le premier est composé de personnes qui se satisfont de cette situation, par exemple les étudiants, ou certaines femmes. L'autre moitié, soit environ 3 millions de personnes, est, en gros divisée en trois tiers. Les femmes en temps partiel contraint, les personnes qui multiplient les allers-retours entre l'emploi et le non-emploi ; et enfin celles qui sont "abonnées" aux contrats aidés, publics et privés, dont la plupart ne sont jamais rémunérés à un SMIC complet.

Ce ne sont donc pas des situations "naturelles" du marché du travail ?

P.A. : Une partie de ces emplois répond aux besoins du capitalisme actuel. Celui-ci génère de la précarité et de la flexibilité pour améliorer au plus juste la rentabilité du capital. On occupe les postes de travail le temps nécessaire et pas plus. Ce sont les hommes qui s'adaptent. Reste que 1 à 1,5 million de personnes ne devraient pas se retrouver dans cette situation. C'est le résultat à long terme des politiques de l'emploi pratiquées en France. Il faut remonter au gouvernement de Raymond Barre (1976-1981) avec la mise en place des contrats à durée déterminée (CDD) subventionnés. Puis dans les années 1990, on va passer au "modèle des polders" venu des Pays-Bas, avec de nombreux temps partiels. C'est ce qui a poussé Martine Aubry, en 1992, à les subventionner par une baisse des charges.

Cela donne-t-il des résultats dans la lutte contre le chômage ?

P.A. : Très peu. Dès les années 1970, les services du ministère du Travail alertent Raymond Barre sur l'effet d'aubaine des contrats aidés et sur leur inefficacité. Raymond Barre a d'ailleurs tenté de revenir en arrière. Quant aux temps partiels de la gauche, ils ont servi à diviser les postes à temps plein. En clair, il y a eu davantage de gens au travail, mais pas une heure de travail supplémentaire. La même Martine Aubry, sous le gouvernement Jospin, a bien supprimé la subvention au temps partiel mais c'était trop tard, les entreprises s'étaient adaptées. Prenez le cas de la grande distribution : les heures de pointe dans un hyper, c'est vingt-cinq heures par semaine en moyenne. Eh bien, dans la convention collective, le temps partiel "normal" est de vingt-six heures.

Un quart des salariés dans la précarité, cela a des effets sur les autres ?

P.A. : Bien sûr. Cela permet de faire pression sur les autres. Cela permet de dire à ceux qui sont à temps plein qu'ils peuvent se retrouver un jour à temps partiel. Et à ceux qui sont à temps partiel ou en CDD, on montre le sort des trois millions de chômeurs qui n'ont aucun emploi. D'une certaine manière, les politiques français ont aidé à constituer l'armée de réserve du capitalisme, un rôle joué dans les années 1960 par l'immigration.

Comment en sortir ?

P.A. : Ce sera très difficile. Le premier pas devrait être accompli par un Etat exemplaire. Qu'il cesse d'embaucher des temps partiels ou des CDD, qu'il offre de vrais emplois et de vrais salaires, et par simple capillarité cela devrait déteindre sur le secteur privé. On peut prendre les sommes considérables consacrées à des politiques de l'emploi contre-productives, environ 20 milliards d'euros par an, et embaucher. De fait, on manque d'effectifs dans de trop nombreux services publics.

Propos recueillis par Hervé Nathan

Directeur de recherche au CNRS, professeur à l'école d'économie de Paris, il vient de publier les Décennies aveugles, emploi et croissance 1970-2010, Seuil.


L'armée des ombres
Hervé Nathan

Elle s'est constituée depuis la fin des années 70, victime des "initiatives" de tous les gouvernements de la République.

Jusqu'à présent, on ne les voyait pas, car, dans ce pays, tant qu'on n'est pas répertorié dans une catégorie statistique, on n'a pas droit à l'existence politique : 6 millions de salariés, soit un sur quatre, travaillent pour moins de 750 e par mois. Pourtant, cette armée des ombres existait depuis longtemps. Elle s'est constituée progressivement depuis le fin fond des années 70, à l'initiative de Raymond Barre, père la rigueur de la droite que Valéry Giscard d'Estaing proclamait "meilleur économiste de France". Ce Premier ministre avait inventé le "contrat de six mois". Six mois de travail avec l'aide de l'Etat, qui prenait à son compte les charges sociales. Le temps de sortir des statistiques du chômage, de préférence juste avant les élections, puis retour à l'ANPE. Par la suite, les emplois "aidés" furent pratiqués sous diverses formes par presque tous les gouvernements de la République : Mauroy, Rocard, Bérégovoy, Juppé, Jospin, Raffarin, Villepin, Fillon...

Autre bataillon de cette armée des ombres, les temps partiels sont tout aussi "transpartisans". Inventés par Martine Aubry, ils satisfont les demandes de la grande distribution, que la gauche a toujours préférée aux petits commerçants, forcément de droite. La droite, elle, offre ces emplois à temps partiel à ses électeurs aisés, qui peuvent les utiliser pour leurs personnels de service, grâce à de considérables avantages fiscaux. Jean-Louis Borloo, en 2005, annonçait fièrement l'existence de "400 000 emplois de service". Vérification faite, on trouve seulement 70 000 équivalents temps plein. A en croire le mode de calcul de l'ancien ministre centriste, quelques heures de ménage équivaudraient à un emploi !

Oui, les politiques de gauche et de droite ont bien essayé "toutes les politiques néolibérales" contre le chômage. Et ils n'ont réussi, en plus de trente ans, qu'à constituer un réservoir humain permettant aux entreprises de s'adapter aux nouvelles contraintes de la production "juste-à-temps" et à celles de la concurrence mondiale. L'armée des ombres était non seulement invisible, mais aussi sans voix. Car les syndicats ne parviennent pas à s'implanter dans cette catégorie de travailleurs et sont impuissants à la représenter. Il leur faudrait penser un peu moins à leurs bastions traditionnels et se pencher un peu plus sur les nouvelles solidarités. Les directions de la CFDT et de la CGT sont convaincues qu'un effort dans ce sens est indispensable à leur survie, mais, à la base, rien ne suit.

Invisible, inaudible, l'armée des ombres est, dans le meilleur des cas, ignorée des politiques publiques. En 1997, le gouvernement Jospin applique les 35 heures. Ceux qui en bénéficient sont en priorité les salariés à temps complet des grandes entreprises. Les emplois précaires ne diminuent pas. Les temps partiels ne sont pas concernés. Idem en 1999 avec la prime pour l'emploi (avantage fiscal destiné au bas salaire), qui touche 8 millions de personnes, mais reste centrée en priorité sur les smicards à temps complet. Lorsque la droite revient en 2002, Jean-Pierre Raffarin, par pure idéologie, supprime les 300 000 emplois-jeunes. Des contrats dans le secteur public d'une durée de cinq ans, quelle hérésie ! Les classes moyennes voient alors s'évanouir l'espoir d'une intégration de leurs enfants dans l'emploi stable, mais qu'importe, c'est l'heure de la revanche !

Début 2007, Dominique de Villepin s'attaque à la question de stages abusifs. Car la précarité remonte dans l'échelle sociale : on raconte que le Premier ministre avait été horrifié d'apprendre que le rejeton de l'un de ses amis était employé sans être rémunéré. L'activisme de Villepin aboutit à la création d'une rémunération - on n'ose écrire un salaire - de 2,20 e l'heure pour les stages de plus de quatre-vingt-dix jours.

A peine élu, Nicolas Sarkozy instaure un dispositif favorisant les heures supplémentaires mais pour les salariés à temps complet ! Pour les autres, pas question de "gagner plus en travaillant plus". La dernière tartufferie concerne le RSA jeunes. Il devait aider 200 000 précaires de moins de 25 ans. Aux dernières nouvelles, Roselyne Bachelot se "réjouit" de recenser 6 200 bénéficiaires !

Depuis près de quarante ans, les précaires et les temps partiels ont donc été les dindons de la farce. Même caché sous le tapis, le réel resurgit pourtant un jour. Un salarié sur quatre, cela signifie que chacun d'entre nous, dans son entourage, sa famille, connaît un jeune en difficulté ou une mère de famille qui ne peut joindre les deux bouts. Ou qu'il a une "chance" sur quatre d'être lui-même dans ce cas. Jusqu'à présent, tous étaient renvoyés à la solidarité familiale ou amicale. Nous savons désormais, grâce à l'Insee, qu'il s'agit d'un problème politique. Explosif ?

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