Près de 320 000 salariés habitent l'Hexagone mais vont travailler chaque jour à l'étranger. Une tendance qui ne cesse de s'amplifier. Hélas.
La France est devenue un grand pays d'émigration. Et ses salariés qui travaillent à l'étranger renvoient beaucoup d'argent « au pays ». Ils ont adressé 16 milliards de dollars en 2009 (environ 12 milliards d'euros), selon la Banque mondiale. L'organisation financière internationale place l'Hexagone au cinquième rang des pays recevant le plus de fonds de la part de leurs émigrés économiques. Tout juste derrière l'Inde, la Chine, le Mexique et les Philippines. Le classement figure dans l'édition 2011 de la banque, Migration and Remittances Factbook (« Migration et envois de fonds des travailleurs »).
Cette performance a provoqué une certaine irritation à Paris, et notamment à la Banque de France, qui se trouve être à l'origine de la statistique française. Les « remittances » constituent une source de financement de plus en plus déterminante pour les pays en développement. De là à faire figurer la France dans ce groupe peut surprendre. Il ne faut pas y voir malice. La Banque mondiale estime simplement que les rémunérations des transfrontaliers, résidant en France, travaillant à l'étranger et qui chaque mois rapatrient leur argent, s'assimilent à des « remittances ». Or les Français sont devenus les champions d'Europe, et peut-être du monde, de ces navettes qui consistent à franchir chaque jour une frontière pour se rendre de son domicile à son travail.
L'Insee vient d'en dresser un nouveau bilan (« Vivre en deçà de la frontière, travailler au-delà »). Pas moins de 319 400 Français effectuent de telles navettes, alors qu'à peine 11 000 frontaliers étrangers font le parcours inverse. Cette asymétrie se retrouve avec tous nos voisins, à l'exception de la Catalogne. Avec ses 3 000 kilomètres de frontières, l'Hexagone occupe certes une situation géographique sans équivalent sur le continent. Reste que le phénomène s'amplifie d'année en année. Les transfrontaliers français n'étaient que 248 400 en 1999. Ils représentent aujourd'hui 40 % des navettes comptabilisées dans l'ensemble de l'Union européenne. « Cela dénote le manque de dynamisme de l'économie française par rapport à ses voisins européens », reconnaît-on à la Mission opérationnelle transfrontalière, une émanation de Datar, avec le soutien de la Caisse des dépôts.
Les zones frontalières se définissent conventionnellement de façon plus ou moins large selon les régions. Cela va de 20 kilomètres de part et d'autre de la frontière franco-belge à 50 kilomètres entre la France et l'Espagne. Dans tous les cas, ce sont des terrains d'observation privilégiés. « Les aspects de compétitivité y prennent un relief tout particulier », souligne Olivier Denert, le secrétaire général de la Mission opérationnelle transfrontalière.
La Suisse attire 135 000 « expatriés français d'un jour » et le Luxembourg 75 000. « Les différences de salaires entre ces deux pays et la France sont la principale cause de ces migrations », note Jean-Michel Floch, du département de l'action régionale de l'Insee. « L'écart entre ce que touche un frontalier travaillant en Suisse et ce qu'il gagnerait s'il était resté en France est estimé à 75 % dans le cas des salariés du canton de Genève. » Et beaucoup plus pour certains métiers : les infirmières gagnent deux à trois fois plus dans la ville de Calvin où 60 % du personnel des hôpitaux universitaires sont recrutés à l'étranger.
L'attractivité salariale et le dynamisme économique vont de pair. Le Luxembourg est le ruban bleu de la zone euro en matière de rémunérations et de croissance. Ses effectifs salariés ont plus que doublé entre 1985 et 2008, selon l'OGBL, la confédération syndicale indépendante du Luxembourg. 44 % des salariés luxembourgeois sont des transfrontaliers, dont la moitié viennent de France. À l'inverse, 45,2 % des actifs du bassin d'emploi de Longwy travaillent désormais dans le Duché, selon les chiffres de l'Insee. De même, 44,6 % de la population active de Menton est employée à Monaco. La crise économique accélère ces effets de vases communicants : le Doubs s'est pratiquement vidé de ses manufactures horlogères au bénéfice de La Chaux-de-Fonds située à cinq kilomètres de la frontière.
Les navettes de population induisent des relations complexes et paradoxales, au gré des conventions fiscales et sociales spécifiques à chaque région. Le canton de Genève, où l'impôt sur le revenu est prélevé à la source, reverse ainsi 100 millions de francs suisses chaque année au fisc français, qui les redistribue aux collectivités locales de Haute-Savoie et de l'Ain. Plus étrange, le chômage partiel des transfrontaliers français est financé par les organismes sociaux helvétiques, mais quand ils perdent leur travail, c'est Pôle emploi qui verse les indemnités!
« Les régions frontalières sont confrontées à une perte de compétitivité quasi générale, alors même qu'elles retirent globalement de leur voisinage étranger des niveaux de salaires, de pouvoir d'achat, des flux d'affaires plus élevés que l'ensemble du territoire national », résumaient l'été dernier les trois parlementaires (Étienne Blanc, Fabienne Keller, Marie-Thérèse Sanchez Schmid) qui s'étaient penchés sur la « politique transfrontalière ». C'est pourquoi les statistiques d'envois de fonds de ces « expatriés d'un jour » qui doivent quitter leur patrie pour travailler apparaissent comme un camouflet pour l'orgueil national.
Jean-Pierre Robin
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