mercredi 16 février 2011

Matières premières : Surchauffe planétaire - Benjamin Masse-Stamberger


L'Express, no. 3111 - éCONOMIE ENQUÊTE Matières premières, mercredi, 16 février 2011, p. 64-67

Explosion de la demande, catastrophes naturelles, spéculation financière : les prix flambent.Ils menacent d'entraîner des émeutes de la faim au Sud, de relancer l'inflation et de plomber la croissance. Chaud devant !

Trains en rade, tunnels bouchés, embouteillages géants : les incidents se multiplient depuis quelques semaines en France. Le scénario est toujours le même : des petits malins s'amusent à dérober les câbles en cuivre indispensables au bon fonctionnement du rail et des routes. Objectif ? Revendre le précieux métal rouge, dont les prix ont explosé au cours des derniers mois, au point de crever, il y a quelques jours, le plafond des 10 000 dollars la tonne sur le London Metal Exchange ! Mais ce n'est là qu'un avant-goût des désagréments que pourrait causer la flambée des matières premières entamée l'été dernier. Révoltes populaires, émeutes de la faim et inflation galopante sont au menu si les gouvernements ne parviennent pas à calmer le jeu rapidement. D'autant que l'économie mondiale, encore convalescente après des mois de secousses en chaîne, n'est guère en mesure de supporter un nouveau grand choc.

Pour un peu, on se croirait revenu trois ans en arrière. En 2008, déjà, les prix des matières premières s'étaient envolés, avant de retomber, avec l'effondrement de la finance mondiale. L'événement avait fini par être classé parmi les dommages collatéraux - certes regrettables - d'une crise aux multiples rebondissements. "A l'époque, on n'a pas fait le travail de fond qui aurait permis d'éviter que cela se reproduise", regrette Olivier De Schutter, rapporteur spécial pour le droit à l'alimentation aux Nations unies.

Car, aujourd'hui, cela recommence : les cours des matières agricoles (sucre, blé, soja, maïs, oignons), des métaux (cuivre, étain...) ou encore du pétrole pointent à nouveau vers le ciel. L'indice mondial des prix alimentaires de la FAO, l'organisation de l'ONU chargée de l'agriculture, a grimpé de 43 % au cours des douze derniers mois, dépassant le pic atteint au moment des émeutes de la faim de 2008.

A qui la faute ? Si le débat fait rage, chacun s'accorde à reconnaître un déséquilibre croissant entre l'offre et la demande. Côté offre, la multiplication des catastrophes naturelles a indiscutablement joué un rôle de déclencheur. Inondations au Pakistan et en Australie, incendies en Russie, sécheresse en Amérique latine et en Chine ont mis en périlles récoltes. Et renforcé les inquiétudes croissantes sur la capacité à nourrir 7 milliards d'hommes, alors que 900 millions d'entre eux souffrent déjà de malnutrition. "Je suis très inquiet pour plusieurs pays, notamment en Afrique subsaharienne, témoigne Olivier De Schutter. D'autant que certains d'entre eux, comme le Lesotho, le Mozambique ou encore l'Afrique du Sud, viennent à nouveau de subir de violentes inondations. Si les prix continuent de flamber, la situation risque de devenir très inquiétante dans de nombreuses régions." Une autre mauvaise nouvelle est arrivée ces derniers jours : le riz, aliment de base pour 3 milliards de personnes, et jusque-là relativement épargné, se trouve touché à son tour. Pour le seul mois de janvier, les cours ont grimpé de 10 % sur le marché à terme de Chicago, ravivant le spectre des émeutes de la faim.

Côté demande, la tension est également à son comble. La consommation est en effet tirée par la croissance exponentielle des pays émergents, véritable lame de fond qui permet à des millions d'hommes de sortir de la pauvreté. De nouvelles classes moyennes qui se comportent différemment de leurs aînées : leur alimentation s'enrichit et devient plus variée, elles consomment davantage de produits finis et se déplacent plus fréquemment. Cette révolution tire vers le haut les prix de certaines matières agricoles (la viande, par exemple), mais aussi des métaux ou de l'énergie. "L'exemple du caoutchouc, marché peu financiarisé, est intéressant, témoigne Philippe Chalmin, économiste spécialiste des questions agricoles. L'une des raisons de la hausse est qu'il se vend chaque année 15 millions de voitures en Chine, ce qui fait 75 millions de pneus !"

Une offre menacée de raréfaction par la multiplication des catastrophes naturelles, une demande qui explose : la hausse des prix se comprend aisément. Mais la rapidité de l'envolée, ainsi que l'intensité des fluctuations, laisse à penser que des facteurs spéculatifs sont également à l'oeuvre. D'autant que, depuis la chute de Lehman Brothers, le système n'a pas été réformé. Comme avant la crise, l'économie mondiale, minée par des déséquilibres structurels, avance par à-coups violents, gonflant des bulles, qui finissent toujours par exploser avec fracas. "Les investisseurs font des arbitrages, confirme Guillaume Monarcha, responsable de la recherche au sein du fonds Orion Financial Partners. Les marchés d'actions, qui ont beaucoup grimpé en 2010, sont très incertains, de même que les obligations d'Etat. Les gérants cherchent des plans B : pour beaucoup, les matières premières constituent le choix le plus pertinent." Ce marché, dérégulé au tournant des années 2000, est particulièrement propice à la spéculation. Il est peu transparent, puisque beaucoup de transactions se font de gré à gré, sans tiers pour les enregistrer, et le recours aux produits dérivés, qui permettent de prendre des positions sans nécessairement engager la somme correspondante, y est très développé.

De nombreux fonds spéculatifs se sont ainsi spécialisés dans ces marchés, à l'image de celui du mythique gérant américain Jim Rogers, qui a bâti une partie de sa fortune en misant sur le pétrole, le maïs et le soja. D'où des fluctuations très fortes, et pas toujours justifiées par des tendances de fond. Ainsi, en 2008, le pétrole était-il passé de 80 à 140 dollars, alors que l'activité économique était en phase de ralentissement. Puis, le prix du baril avait violemment rechuté, pour descendre jusqu'à 40 dollars. "Pour la plupart des matières premières, hormis le blé, l'ampleur de la hausse n'est pas justifiée par l'évolution des fondamentaux, analyse Patrick Artus, directeur de la recherche économique à Natixis. Mais la grande différence avec 2008, c'est que la spéculation passe davantage par des investisseurs individuels qui achètent sur les marchés physiques, et moins par des acteurs financiers sur les marchés à terme."

Pour contrer cette extrême volatilité, Nicolas Sarkozy a fait de la régulation des matières premières un des grands chantiers de "son G 20". Reste à savoir s'il parviendra à ses fins (voir l'encadré). En attendant, l'envol des prix a déjà commencé à produire ses effets. Dans les pays du Sud, d'abord, où la faim n'a pas tardé à rebattre dramatiquement la donne géopolitique. En Afrique du Nord, la hausse des prix du blé - l'Egypte est le premier importateur mondial - n'est pas étrangère à la colère de la rue. "Il existe un risque d'émeutes dès que les prix sont trop élevés pour que les pays en développement puissent acheter les produits dont ils ont besoin", a récemment rappelé Bruno Le Maire, ministre de l'Agriculture.

Un autre mal, moins dramatique mais tout aussi pernicieux, menace : l'inflation. Les prix à la consommation ont en effet augmenté un peu partout depuis un an : en zone euro (+ 2,4 %), au Brésil et en Chine (+ de 5 %), en Russie et en Inde (+ de 10 %). En France, grandes surfaces et pétroliers se sont engagés à ne répercuter qu'une partie de la flambée. "Au-delà de l'inflation en tant que telle, ce sont les risques qu'elle fait peser sur la croissance qui constituent la véritable menace", analyse Bruno Cavalier, économiste à Oddo Securities. Car si la hausse des prix pèse sur le pouvoir d'achat, elle renchérit aussi les coûts des industriels, dépendants d'approvisionnements en biens agricoles, mais aussi en métaux et en énergie, à commencer par le pétrole. Le groupe Unilever vient ainsi de chiffrer cet impact à 4 % de ses ventes. "Au final, estime Patrick Artus, la flambée des cours pourrait coûter 0,75 % de PIB à la France. Soit environ la moitié de sa croissance attendue pour 2011."

Quelles que soient les mesures prises par le G 20, tout indique que la hausse du prix des matières premières est un phénomène voué à durer. Et à s'inscrire dans la vie quotidienne de chacun. Jamais avare de conseils, le vieux renard Jim Rogers en donne un qui n'est pas seulement destiné aux investisseurs : "Profitez bien des sucres offerts avec vos cafés. Ils ne seront plus gratuits très longtemps !"


Six mois de flambée

Blé + 30% / Sucre + 33% / Soja + 37% / Café + 47% / Pétrole + 26% / Cuivre + 40% /

G 20 : Sarkozy monte au feu
B. M.-S.

Nicolas Sarkozy parviendra-t-il à ses fins au G 20 de novembre, à Cannes ? Lors de sa conférence de presse, le 24 janvier, le président de la République s'est montré particulièrement offensif sur la volatilité des cours des matières premières. Et de fustiger notamment "cet intervenant sur le marché du cacao qui a acheté 15 % des stocks, les a revendus, et a empoché la plus-value, sans prendre le moindre risque". Inadmissible pour le chef de l'Etat, qui avance en brandissant un mot d'ordre : la transparence.

Transparence sur les marchés physiques, d'abord : la France souhaite que soient mieux connus le niveau des récoltes, la consommation, voire l'état des stocks. La FAO pourrait être chargée de ce travail. Mais l'Inde et la Chine, entre autres, sont réticentes à donner des infor- mations aussi précises.

Transparence sur les marchés dérivés, ensuite, où il serait demandé aux opérateurs de s'identifier. Une mesure proche de celle adoptée par les Etats-Unis dans le cadre de la loi de régulation financière Dodd-Frank. Mais cette proximité ne garantit en rien l'appui des Américains : en déplacement au Brésil, Tim Geithner, secrétaire d'Etat au Trésor, a récemment qualifié les propositions françaises de "pas claires". Une position reprise en substance par Brasilia, autre gros exportateur de matières premières. C'est sans doute là l'écueil principal : pour certains, la flambée des prix n'est pas forcément une malédiction.

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