Selon l'écrivain français Georges Bernanos (1888-1948), " tous les vingt ans, les jeunesses du monde posent aux vieillards une question à laquelle ils ne savent pas répondre ". En 1989, les jeunesses d'Europe avaient fait tomber le mur de Berlin et les gérontes de l'empire soviétique. Vingt ans après, les jeunesses arabes ont entrepris de s'émanciper des autocrates corrompus.
L'issue des révolutions tunisienne et égyptienne est inconnue. Elles ne rejoueront ni 1989, car l'espoir des nations européennes asservies par l'Union soviétique était tout entier tourné vers la démocratie occidentale, ni 1979, car le messianisme chiite propre à l'Iran suscite la crainte tant des sunnites que des classes moyennes du monde musulman. Pour autant, nul ne peut garantir que les forces modernistes pourront, comme en Turquie, jouer de la rivalité entre militaires et religieux pour faire avancer le développement et le pluralisme.
Il reste que, dix ans après les attentats du 11-Septembre - ils avaient " associé " islam, terrorisme et menace contre la démocratie -, un ébranlement majeur s'est produit dans le monde arabe en faveur de la liberté. Le soulèvement de la société civile contre la dictature et la corruption prouve que l'islam ne condamne pas à devoir choisir entre la junte militaire et la théocratie.
Sur le plan stratégique, ces révolutions justifient que les démocraties se mobilisent pour soutenir les transitions tunisienne et égyptienne, en relançant les échanges et le tourisme, en favorisant les investissements, en garantissant la capacité des Etats à se financer dans des conditions raisonnables. Sur le plan historique, elles obligent à réexaminer la relation entre mondialisation et liberté politique.
Trois paradigmes se sont succédé depuis la disparition du soviétisme, qui se sont tous révélés faux. Le triomphe de la démocratie de marché cher à Francis Fukuyama a disparu sous les ruines fumantes du World Trade Center. Le choc des civilisations de Samuel Huntington est démenti par la dynamique de la mondialisation, qui a résisté au terrible choc de 2008, comme par l'aspiration à la liberté de nombreux peuples d'Asie et du monde arabe. Enfin, la déclinaison d'un monde bipolaire opposant le " consensus de Washington " et le " consensus de Pékin " - alliant hypercroissance et totalitarisme - pour le contrôle du capitalisme universel a également fait long feu : l'Inde et le Brésil montrent que la croissance intensive est parfaitement compatible avec la démocratie.
Force est de reconnaître que les rapports entre le capitalisme et la liberté politique n'ont rien de mécanique. Ils sont très complexes. Longtemps, ils ont pourtant été considérés comme des compagnons de route obligés, la démocratie étant, dans ce cadre, le stade suprême de l'économie de marché. Mais la Chine, après Singapour, réussit à conjuguer, dans la durée, l'hypercroissance avec le refus du pluralisme et le contrôle étroit de la société.
Ce modèle fait des émules parmi les pays émergents, notamment au Vietnam et en Malaisie. Le capitalisme est un caméléon qui, parti de nations libres, se coule dans les structures d'Etats totalitaires ou autoritaires, voire d'Etats vacillants ou effondrés.
Plusieurs tendances s'affirment cependant. La mondialisation a créé un environnement favorable à la liberté avec le discrédit des idéologies totalitaires du XXe siècle, la constitution d'une classe moyenne comptant plus d'un milliard de personnes dans les pays émergents, la dynamique de l'économie et de sociétés ouvertes, la révolution des technologies de l'information (voir le rôle d'Internet en Tunisie et en Egypte). Ensuite, l'élévation du niveau de vie, le développement poussent aux institutions libres. L'Etat de droit, la garantie des libertés, la qualité de la gouvernance jouent un rôle décisif pour mobiliser entrepreneurs et capitaux, talents et cerveaux. A l'inverse, rien n'est plus propice à la dictature que la misère et la pauvreté, comme le montre la descente aux enfers d'Haïti ou du Zimbabwe.
Les démocraties ne sont pas à l'abri de tout risque, comme les Etats-Unis et l'Europe en font la cruelle expérience, que le clientélisme conduise à ruiner le pays et les jeunes générations - à l'image de la Grèce ou de l'Islande -, ou que le populisme prospère sur la déflation qui déstabilise les classes moyennes - des Tea Parties aux dérives sécuritaires en passant par les séparatismes qui minent la Belgique, l'Italie, l'Espagne.
A l'ère de la mondialisation, le capitalisme est universel, pas la liberté; l'histoire est ouverte, pas déterminée. La politique reste souveraine et irréductible à l'économie. La liberté n'est ni définitivement acquise, y compris au sein des démocraties occidentales, ni de portée, y compris en Chine ou dans le monde arabo-musulman. Elle ne dépend, "ultimement", que de l'engagement des citoyens.
Nicolas Baverez, économiste et historien.
© 2011 SA Le Monde. Tous droits réservés.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire