mercredi 16 février 2011

TOURISME - Tous en ligne - Corinne Scemama

L'Express, no. 3111 - économie INTERNET, mercredi, 16 février 2011, p. 68-70

Toujours plus de particuliers passent par le Web pour préparer voyages ou vacances. Les professionnels se ruent vers ce créneau. Avant qu'il affiche complet.

C'est une vague de fond que rien ne semble pouvoir arrêter. Malgré l'épisode du volcan islandais, la crise économique, ou même les événements en Tunisie et en Egypte, le tourisme en ligne poursuit son irrésistible ascension. Cette année, il passe même à la vitesse supérieure. Déjà champion du e-commerce, avec des sites comme Voyages-sncf.com, Lastminute ou Expedia, le secteur affiche, selon la Fédération du e-commerce et de la vente à distance (Fevad), un taux de croissance de 20 % et un chiffre d'affaires de l'ordre de 12 milliards d'euros.

Le mouvement est irréversible : déjà plus de 90 % des vacanciers s'informent sur Internet avant de partir. Et, dans les années à venir, ils seront de plus en plus nombreux à acheter via la Toile. Cette "révolution en marche", selon Bruno Despujol, consultant au cabinet Oliver Wyman, permet de rebattre les cartes dans un domaine encore très éclaté, et ouvre la voie aux grandes manoeuvres. Les rachats et les concentrations se précipitent déjà en ce début d'année, à l'image de la spectaculaire fusion d'Opodo avec Go Voyages et eDreams, annoncée le 9 février. Le trio franco-espagnol, spécialiste des vols secs (sans prestations hôtelières), va donner naissance à un géant européen du voyage en ligne, forçant ses concurrents à bouger. "Ceux qui ne réagiront pas rapidement mourront", prévient Jean-Pierre Nadir, président d'Easyvoyage, site de conseil et de comparaison de vols et de séjours, qui vient de racheter trois de ses concurrents européens.

L'ampleur du phénomène a pris tout le monde de court. "Le e-tourisme n'en finit pas de surprendre par son dynamisme", s'enthousiasme Denis Philipon, un ancien de Lastminute, aujourd'hui patron de Voyage-Privé. Que la quasi-totalité des voyageurs achète ses billets de train sur Internet, faisant de voyages-sncf.com le leader du secteur, passe encore. Mais que le marché dans son ensemble accélère aussi rapidement sa mue est plus étonnant. En moins de dix ans, Internet est devenu le seul canal d'information des vacanciers. "Il a permis davantage de transparence sur les prix, tout en désinhibant le consommateur", analyse Jean-Pierre Nadir.

Mais le vrai déclencheur de cette croissance exponentielle est sans aucun doute l'émergence des compagnies low cost. En incitant les touristes à acheter séparément leurs billets d'avion et leurs chambres d'hôtel, elles ont élargi la clientèle et fait exploser le marché du séjour. Surtout en Europe, où plus personne ne fait appel à un voyagiste pour un week-end à Vienne ou à Rome.

Une fois le voyageur rassuré sur la sécurité de son règlement en ligne (voir l'encadré ci-contre) et devenu expert dans la comparaison des prestations, grâce à des sites comme Tripadvisor et Easyvoyage, plus rien n'empêche l'achat de produits simples, comme les billets d'avion. A présent, près de une vente sur deux (40 %) d'un vol sec s'effectue en ligne via des sites tels que eBookers, Go Voyages ou Opodo. Même progression pour les chambres d'hôtel proposées sur la Toile. Plus lents à se développer, parce qu'ils engagent davantage les vacanciers, les "séjours club" deviennent aussi un nouvel eldorado du e-tourisme. "Les ventes en ligne ne représentent encore que 20 % du total. Mais, avec un rythme de croissance de 10 % par an, Internet va devenir un point de passage obligé pour commercialiser des "packages"", estime un expert.

Un marché aussi effervescent ne pouvait qu'attiser les convoitises. Peu enclins à laisser les grands sites généralistes, comme Lastminute ou Expedia, conquérir la clientèle des internautes, les tour-opérateurs se sont lancés eux aussi dans la bataille. Des géants du tourisme européen, tels Thomas Cook ou TUI (Nouvelles Frontières, Marmara), ont développé leurs propres sites marchands pour vendre en direct leurs produits et diviser leurs coûts de distribution par deux. Mais, jusqu'ici, cette incursion n'est pas un franc succès. Ils ne manient pas aussi bien la technologie et le marketing du Web que les "pure players", comme Promovacances, producteur et vendeur de séjours uniquement sur la Toile.

Trop d'acteurs, une offre surabondante et peu différenciée, et des prix bas : la concentration est inévitable. "Le marché est encore très fragmenté. Et tout le monde ne peut pas gagner d'argent", explique Guillaume Cussac, patron d'eBookers France. D'autant que les marges demeurent faibles. "Il faut atteindre une certaine taille critique pour peser sur les fournisseurs - compagnies aériennes et hôteliers - et pour garantir les meilleurs prix", précise Nicolas Brumelot, directeur général de Go Voyages. Faire sa place au soleil nécessite aussi de gros moyens. "Le clic coûte cher", explique un patron de site. Et le ticket d'entrée est de plus en plus élevé. A moins de trouver des partenaires solides, comme l'a fait Go Voyages avec Axa Private Equity.

C'est dire que "la course au volume n'est pas terminée", affirme Bruno Despujol. "On n'a encore rien vu", ajoute Frédéric Vanhoutte, président de Level.com, l'association des agences en ligne. "Le potentiel est énorme et le marché, pas encore mature", conclut Franck Brault, consultant chez SKP. Bref, il est urgent de se positionner, tant qu'il en est encore temps, comme l'a fait Denis Philipon. Cet entrepreneur ingénieux a choisi un créneau inexploité dans le voyage : les ventes flash de séjours dégriffés. Le succès a été fulgurant : après seulement cinq ans d'existence, Voyage-Privé caracole en tête des sites.

Cette évolution n'ira pas sans heurts pour les acteurs traditionnels, notamment les agences, qui, jusqu'ici, "ont étonnamment résisté", observe un consultant. Pour combien de temps ? "Sur les billets d'avion, c'est déjà fichu. D'ici à cinq ans, on passera à 80 % de ventes sur Internet", explique un patron de site. Sur les séjours balnéaires, les agences en ligne ont toutes les chances d'accaparer 50 % du marché. D'autant qu'elles offrent de plus en plus de conseils personnalisés. Seuls les produits sophistiqués, séjours à la carte et autres circuits, échappent encore aux géants de l'Internet. Ils exigent trop d'expertise. Aux agences traditionnelles de relever le défi. "Nous ne pouvons exister que si nous apportons de la valeur ajoutée", affirme, conscient, Jean-Pierre Mas, président du réseau Afat.

La bagarre risque d'être rude. Il reste, selon les experts, cinq ans pour faire partie des futurs happy few du e-tourisme. A l'horizon 2015, l'univers français du voyage sera totalement transformé, avec trois ou quatre géants européens du "e-travel", détenteurs de 70 % des parts de marché, aux côtés de quelques sites très spécialisés, comme la France du Nord au Sud ou Travelski, et les agences traditionnelles les plus performantes. Voilà les vacanciers prévenus.

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