vendredi 18 mars 2011

Antoine Gallimard : « un métier d'artisan »

Le Point, no. 2009 - Idées, jeudi, 17 mars 2011, p. 88,89,90

Propos recueillis par Thomas Mahler

Il est ces jours-ci difficile de coincer Antoine Gallimard dans sa « timonerie » de la rue Sébastien-Bottin, à Paris, tapissée d'exemplaires de la Pléiade. À bientôt 64 ans, ce jeune grand-père multiplie les casquettes et les actualités. Patron depuis l'année dernière du Syndicat national de l'édition (SNE), il va présider son premier Salon du livre tout en se battant sur les fronts politique et juridique autour de la question du livre numérique. Capitaine d'une maison d'édition qui a connu un début de siècle des plus fructueux (quatre Goncourt, Nobel pour Le Clézio, raz de marée « Harry Potter »...), Antoine Gallimard célèbre aussi le centenaire d'une saga familiale et intellectuelle mythique, anniversaire notamment marqué par une grande exposition à la BNF. Le temps semble donc loin où la presse qualifiait cet héritier de dilettante bien trop tendre pour prendre la barre du plus prestigieux vaisseau des lettres françaises.

Le Point : Vous avez fait des livres numériques la priorité de votre mandat, en militant pour le prix unique et la baisse de la TVA...

Antoine Gallimard : Cette priorité, c'est plutôt l'actualité qui nous la fixe. Les éditeurs, voyant ce qui se passait pour la musique, ont souhaité ne pas être mangés par de grands crocodiles et ont donc demandé aux pouvoirs publics de les aider à faire émerger un marché du numérique légal et attractif. La notion de prix unique n'est d'ailleurs pas très heureuse, car elle peut induire des malentendus. Les gens s'imaginent ainsi que les éditeurs vont fixer entre eux un prix qui dépendra du nombre de signes. Or chaque maison décide indépendamment, car il y a toujours un libre jeu de la concurrence.

Les agents de la Commission européenne qui ont effectué il y a deux semaines une descente chez plusieurs éditeurs européens, dont Gallimard, ne semblaient pas de cet avis. Ils vous soupçonnent d'une entente illicite sur le prix des livres numériques...

Cette descente totalement inopportune nous a surpris par son côté très intrusif. Ils sont arrivés brusquement, ont fouillé les tiroirs, pris les portables, comme s'ils cherchaient de la drogue dans les livres. Ils étaient convaincus qu'il existait un papier évoquant un accord entre éditeurs. Il y a bien sûr - et heureusement - une vraie concurrence entre nous, mais on essaie de faire respecter la valeur du livre, tant pour le papier que pour le numérique, afin de pouvoir continuer à faire une édition de qualité, avec de la diversité et de la richesse. Je veux éviter ce qui se passe aux Etats-Unis, où le numérique représente déjà 10 % du chiffre d'affaires de l'édition. Cette situation pourrait conduire à terme à la disparition des libraires traditionnels, ce qui serait préjudiciable tant pour le lecteur que pour l'ensemble de la profession. Je tiens d'ailleurs à rappeler que la loi Lang pour le livre papier n'a pas empêché l'arrivée en France de nouveaux acteurs, dont Amazon, qui me semble-t-il en a bien profité. Par ailleurs, les études ont montré qu'il n'y a pas eu d'effet inflationniste de cette loi sur les prix des livres.

Votre autre actualité, c'est bien sûr le centenaire de la maison Gallimard, célébré notamment par une exposition à la BNF. Quand on est à la tête d'un catalogue aussi prestigieux, n'a-t-on pas l'angoisse de ne pas être à la hauteur d'un passé légendaire ?

Forcément. On peut se trouver des excuses : on est dans une époque moins littéraire, on est passé de la culture de l'écrit à celle de l'écran, les temps sont difficiles... En même temps, l'histoire nous apprend que l'édition s'est toujours sentie en crise, que, depuis la moitié du XIXe siècle, il n'y pas eu de période où les éditeurs n'étaient pas inquiets. Actuellement, le chiffre d'affaires des livres en France représente quand même 4,5 milliards d'euros et 480 millions d'ouvrages vendus... C'est assez remarquable, alors qu'on dit que les gens ne lisent plus. Pour en revenir au catalogue Gallimard, c'est vrai qu'il peut donner des complexes, mais il a été conçu par un travail de longue haleine. Mon grand-père a par exemple signé un contrat avec Albert Cohen dans les années 1920, mais « Belle du seigneur » ne sort qu'en 1968...

Vous avez présenté votre grand-père Gaston et votre père, Claude, comme des hommes très différents, l'un étant un jouisseur, l'autre plus janséniste. Où vous situez-vous ?

On dit que la première génération crée, la deuxième gère et la troisième fait faillite. J'ai essayé d'être un contre-exemple, mais attendez, ma vie n'est pas finie [rires]. Mon grand-père était quelqu'un qui avait de l'humour, beaucoup de charme, aimait séduire, et qui a su attirer autour de lui nombre d'auteurs d'horizons très divers. En même temps, c'était un homme qui avait un caractère redoutable, et qu'on surnommait le « Dentuso », un requin très méchant. Mon père appartenait, lui, à cette génération marquée par la Seconde Guerre mondiale, avec son obsession du travail et de la reconstruction. Et moi, je suis sans doute entre les deux. Je pense que la lecture doit être un plaisir et que l'on n'écrit pas simplement pour éviter de se suicider.

Enfant, on vous offrait des Pléiade quand vous aviez de bonnes notes. Aujourd'hui, c'est vous qui dirigez cette collection prestigieuse, avec ce mois-ci l'intronisation de Milan Kundera (voir p. 98), une rareté pour un auteur vivant...

On projette aussi d'y faire entrer Mario Vargas Llosa et Philip Roth. Les choix sont toujours difficiles. Pourquoi l'un et pas l'autre ? Ça peut créer des jalousies terribles. C'est très compliqué, car ce sont à la fois des approches éditoriales, des jugements de valeur et des critères commerciaux. Il faut que ce soit un cocktail réussi. Mais je pense qu'on ne se trompe pas avec Kundera, avec qui nous partageons une longue histoire. Mon père lui avait plusieurs fois rendu visite à Prague avant son installation en France. Gallimard a été la première maison à juger qu'il était un écrivain de la contestation, mais aussi et avant tout un écrivain de la condition humaine.

Jeune, vous avez évidemment côtoyé beaucoup d'écrivains. Lesquels vous ont le plus marqué ?

A 14 ans, c'était Roger Nimier. Il avait un côté espiègle qui me plaisait beaucoup, et il était aussi à l'aise avec des adultes qu'avec des adolescents. Je citerai aussi Jean Genet, à qui j'apportais des valises de billets. Il avait horreur des banques et ne faisait jamais attention à ses comptes. Il fallait faire toute une gymnastique pour lui sortir son argent. Ça me donnait l'impression d'être un agent secret.

Vous n'étiez pas le dauphin désigné et vous ambitionniez au départ de devenir prof de philosophie...

J'aimais bien la philo. J'ai présenté le concours de Normale sup, mais j'ai échoué, car je n'étais pas assez travailleur. Après des études de droit, je suis devenu pigiste à Rouen pour Paris Normandie. Quand mon père m'a proposé d'intégrer l'entreprise, j'ai hésité, car je craignais les conflits familiaux. Mais avec une maison pareille on ne peut qu'être rattrapé par son destin. J'ai eu la chance de créer « L'imaginaire » et de m'occuper de « Folio ». Quand vous êtes responsable d'une collection, vous avez vraiment le temps de lire, de choisir, alors que quand on devient chef de l'ensemble, il faut être à la fois dans la salle des machines et en haut dans la timonerie.

Comment avez-vous vécu la bataille pour la succession de votre père au début des années 90 et le fait que le conflit fratricide soit étalé dans la presse ?

Quand il y a trop de secrets et de coffres-forts dans une entreprise familiale, c'est inévitable que ça explose à un moment ou à un autre. Je l'ai bien sûr regretté, mais en même temps ça m'a permis de me légitimer autrement que comme un héritier, et de gagner mes galons d'éditeur. Ce fut un vrai drame, et même une tragédie pour certains membres de ma famille. Mais pour moi, puisque je m'en suis sorti, ça a aussi été l'occasion de me faire une nouvelle peau.

Quand on est patron de Gallimard, faut-il faire preuve d'un talent commercial ou littéraire ?

C'est vraiment particulier. Si on n'a pas de succès, on dit que la maison est en déclin. Si on a du succès, c'est suspect, car on aurait versé trop dans le commercial et pas assez dans la recherche. Disons qu'il y a une ligne à conserver. Il y a certains romans très commerciaux que je ne pourrais pas publier, et leurs auteurs ne se sentiraient de toute façon pas à l'aise ici.

Quelles sont vos plus grandes fiertés en matière de livres publiés durant ces deux décennies ?

Je suis content d'avoir pu mettre Borges, un auteur considérable, en Pléiade. Quand on m'a apporté « Les Bienveillantes », de Jonathan Littell, j'ai eu un vrai choc. Dans ces cas, on ne se pose plus la question de l'avenir du livre, car il est là. Idem pour « Trois femmes puissantes », de Marie NDiaye. Je suis aussi très fier d'avoir publié l'Indienne Arundhati Roy, une femme engagée qui a milité contre la construction de barrages et les expériences atomiques.

S'il revenait aujourd'hui, votre grand-père Gaston reconnaîtrait-il sa maison ?

Le métier reste le même. Il faut toujours du goût, de la persévérance, accepter de ne pas vendre un livre... Mon grand-père disait très justement que rien n'est pire qu'un best-seller qui ne se vend pas. Heureusement, il n'existe pas de règles commerciales pour ce qui va marcher ou pas. Beaucoup de gens voulaient par exemple copier le succès de « Harry Potter », alors que ce sont finalement les vampires de « Twilight » qui ont fait un tabac. C'est ce qui nous sauve dans ce métier. Bien sûr, il y a des règles de marketing, de promotion, mais c'est toujours un métier de prototypes, d'artisanat.

Rêvez-vous qu'une quatrième génération de Gallimard, à travers vos quatre filles, prenne un jour les commandes de l'entreprise ?

La quatrième, et même la cinquième génération, car mon premier petit-fils vient de naître. Mais ça dépend aussi des gens qui entourent la famille. Je n'aurais rien fait seul, sans les Pascal Quignard, les Jean-Marie Laclavetine ou les Richard Millet. Tant qu'il y a une équipe, la maison a de l'avenir. Le rôle d'un actionnaire et entrepreneur familial, c'est de la stimuler et de lui faire confiance.


Une affaire de coeur

Une institution du livre en accueille une autre. La Bibliothèque nationale de France fête le centenaire des Editions Gallimard à travers une exposition généreuse en manuscrits, photographies, correspondances et archives audiovisuelles qui baladent le visiteur de la Blanche à la Série Noire, de l'élitiste Pléiade aux démocratiques Folio. Tout débute en 1911, lorsque Gaston Gallimard, André Gide et Jean Schlumberger fondent les Editions de La Nouvelle Revue française. Gide, Paul Claudel et André Suarès sont les premiers à être publiés sous la couverture crème marquée par le monogramme NRF. La suite du catalogue donne le vertige - Proust, Aragon, Céline, Breton, Camus, Sartre, Saint-Exupéry, Queneau, Malraux, Duras, Gary, Modiano, Le Clézio... - et fait que l'aventure Gallimard offre à elle seule un résumé tout à fait acceptable de l'histoire des lettres françaises du XXe siècle. Du côté étranger ont signé Faulkner, Hemingway, Joyce, Dos Passos, Borges, Moravia, Nabokov, Martin Amis, Philip Roth... Soit un total de 35 Goncourt et 36 Prix Nobel.« C'est une exposition qui retrace les grands moments et illustre comment la maison, tel un petit astre, a connu des couches successives dans son catalogue depuis 1911, où il y avait un noyau dur de gens convaincus que la littérature doit tout éclairer , explique Antoine Gallimard.L'histoire de la maison est faite de tous ces gens qui se sont passé le flambeau, comme André Mal-raux qui repère Albert Camus, comme Marcel Jouhandeau qui s'enthousiasme pour Jean Genet. On montre ces correspondances intimes. J'espère que les visiteurs comprendront qu'une maison d'édition, ce n'est pas qu'une affaire d'argent, mais aussi une affaire de coeur ».

Repères

1947 : naissance à Paris

1973 : entre chez Gallimard

1977 : crée la collection « L'Imaginaire »

1979 : prend la direction de « Folio »

1983 : dauphin désigné, son frère aîné Christian quitte l'entreprise

1988 : succède à son père, Claude, à la tête de Gallimard

1989 : embauche Teresa Cremisi comme directrice éditoriale

1990 : son frère Christian et sa soeur Françoise l'attaquent en justice pour acquisition frauduleuse d'actions. La querelle familiale devient une affaire d'Etat.

2003 : rachète grâce au jackpot de « Harry Potter » les parts des actionnaires minoritaires via le holding familial Madrigall

2006 : publie « Les Bienveillantes », de Jonathan Littell, prix Goncourt et phénomène éditorial (plus d'un million d'exemplaires vendus)

2010 : élu président du Syndicat national de l'édition (SNE). Poursuit le géant américain Google pour contrefaçon.


« Gallimard, un éditeur à l'oeuvre », d'Alban Cerisier (« Découvertes », Gallimard, 176 p., 14,30 euros). Le documentaire « Gallimard, le roi lire », de William Karel, sera diffusé sur Arte le 21 mars à 21 h 15. Salon du livre, du 18 au 21 mars, porte de Versailles, Paris 15e.

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