Douze ans après sa mort, le cinéaste mythique continue à intriguer. La Cinémathèque française dévoile son projet avorté, « Aryan Papers », et son oeuvre est auscultée.
On croyait tout connaître de Stanley Kubrick. Son génie, bien sûr, évident dès les tout premiers films, ces petits thrillers en noir et blanc sidérants de maîtrise (« Fear and Desire », 1953 ; « Le baiser du tueur », 1955) que la rétrospective de la Cinémathèque française permet de redécouvrir sur grand écran. Un génie devenu aveuglant à partir des « Sentiers de la gloire » (1957), qui valut à Kubrick ce que n'obtint aucun autre cinéaste du XXe siècle : une carte blanche de la Warner. Veut-il éclairer chaque plan d'une adaptation littéraire de trois heures à la bougie (« Barry Lyndon », 1975) ? Ou contraindre les Cruise-Kidman, le couple le plus célèbre du monde, à un huis clos de deux ans (« Eyes Wide Shut », 1999) ? Eh bien, il peut, car tout est permis au grand Kubrick... Il a la liberté d'une rock star, un pouvoir de fascination. Ses fans dissertent sur son goût de la réclusion et son côté J. D. Salinger avec autant de passion que sur la fin de « Shining » (1979) ou le monolithe de « 2001 : l'odyssée de l'espace » (1968). La passion Kubrick brûle d'un feu si ardent que l'on sait tout d'un film jamais réalisé : le mythique « Napoléon » - écrit à la fin des années 60 avec Jack Nicholson - a fait l'objet d'un livre entier, paru chez Taschen, avec photos de repérage, scénario intégral et fac-similé des notes manuscrites du maître.
Or l'exposition « Stanley Kubrick » qui s'ouvre à la Cinémathèque le 23 mars met en lumière un projet moins fameux mais tout aussi passionnant. Il s'agit d'« Aryan Papers », l'adaptation d'un roman de Louis Begley intitulé en français « Une éducation polonaise » (Grasset). Kubrick a évoqué dans son oeuvre la Première Guerre mondiale, la guerre froide et la guerre du Vietnam. Logique, donc, qu'il rêve de consacrer un film à la Seconde Guerre mondiale. Il songe d'abord, témoigne Jan Harlan, son beau-frère et collaborateur de toute une vie, à« une histoire placée dans l'industrie du film allemande, avec la machine à propagande de Goebbels en toile de fond du drame ». L'idée ne doit rien au hasard : Christiane Harlan - l'épouse de Kubrick - et son frère Jan sont les neveux de Veit Harlan (1899-1964), le réalisateur du « Juif Süss » (1940), un personnage clé de la machine à propagande de Goebbels. On touche là au coeur du mystère de l'homme Kubrick, ce juif de Brooklyn dont la famille était venue trois générations plus tôt d'Europe centrale et qui, remarque Serge Toubiana,« restera toujours à bonne distance de toute thématique autobiographique », cet amoureux de Zweig et de Schnitzler, quand il envisage de raconter l'Europe en guerre, songe d'abord à passer par le prisme de l'histoire familiale très particulière de sa femme...
Mais cette solution laisse de côté le coeur de la tragédie du XXe siècle. Et ce que veut vraiment Kubrick, c'est faire un film sur la Shoah. Lui manque un scénario. C'est ainsi que Jan Harlan, prestement dépêché à New York, se retrouve un beau jour de 1976 à siroter un thé sur le canapé d'Isaac Bashevis Singer.« Seriez-vous d'accord pour écrire un scénario sur l'Holocauste ? » demande en substance Harlan. Et l'auteur d'« Ombres sur l'Hudson » de refuser, sardonique : « Je suis très honoré de la confiance de M. Kubrick... Mais je n'y connais absolument rien. » En Angleterre, Kubrick fulmine. Et pourtant...« Je comprends ce qu'il veut dire », confie-t-il à son beau-frère. Comment raconter cette histoire ? Comment bâtir une architecture dramatique qui dise l'horreur sans la trafiquer, l'amoindrir, la galvauder ? Comment oser, en somme, faire une fiction sur la Shoah ?
Rousseur mutine. Il faut attendre 1991 et la découverte de cette « Education polonaise », le roman en grande partie autobiographique de Louis Begley, pour que Kubrick sache enfin qu'il tient son film. Né Ludwik Begleiter dans la petite ville polonaise de Stryj, l'auteur s'inspire de son enfance pour raconter l'histoire du petit Maciek, qui échappe de peu à la déportation avec sa belle tante Tania et réussit à survivre caché à la campagne, en se faisant passer pour catholique. L'histoire est vue par les yeux de l'enfant, et on imagine aisément la voix off à la « Barry Lyndon » qui aurait accompagné le film. Un jour Begley, devenu un avocat à succès qui travaille à Manhattan, reçoit un appel de Kubrick, curieux de connaître l'air d'une chanson mentionnée dans le roman. Begley n'en connaît aucun enregistrement et se met donc à chantonner au téléphone. Les photos et les documents présentés à la Cinémathèque témoignent de l'avancement du projet : 2 000 photos de repérage ont été archivées par le fonds Kubrick. On y voit les vastes forêts du Danemark (choisi pour le tournage), de Tchécoslovaquie et de Hongrie qui auraient servi de décors. Après avoir envisagé Julia Roberts ou Uma Thurman pour le rôle de Tania, Kubrick arrête son choix sur Johanna ter Steege, une actrice néerlandaise dont le talent l'éblouit. On découvre - sur les photos des essais de costumes - sa rousseur mutine et son regard vif, et l'on mesure à quoi tient la gloire d'une actrice. Un film qui ne se fait pas, un rôle qui aurait dû changer votre vie...
En 1993, quand Warner annonce le lancement d'« Aryan Papers » - le nouveau titre d'« Une éducation polonaise » -, un autre film sur la Shoah est en chantier, « La liste de Schindler ». Kubrick se détourne lentement de son projet. La carrière de « Full Metal Jacket » n'avait-elle pas souffert de la sortie de « Platoon », d'Oliver Stone ? Et puis Spielberg est un ami, l'homme qui réalisera - après sa mort - un autre scénario resté lettre morte, « A. I. », une sorte de « Pinocchio » mâtiné de science-fiction. « Aryan Papers » tombe dans l'oubli. Kubrick se permet tout de même un commentaire cinglant à la sortie du film qui a relégué le sien aux oubliettes : « L'Holocauste, c'est 6 millions de personnes assassinées. "La liste de Schindler", ce sont les 600 qui sont sauvées. » Et à Noël il envoie une carte à Barbara Baum, la costumière qui a vu son labeur de toute une année mis au placard : « Tout ce travail n'aura pas été en vain. » On reste longtemps devant ce mot manuscrit, griffonné d'une main impatiente, tout ce qui reste de ce film rêvé
Autour de Stanley Kubrick
L'événement principal, c'est bien sûr l'exposition - associée à une intégrale des films - qui se tient du 23 mars au 31 juillet à la Cinémathèque française (www.cinematheque.fr). Une table ronde réunira le 24 mars la veuve du cinéaste, Christiane Kubrick, son beau-frère et collaborateur de toujours, Jan Harlan, ainsi que l'actrice de « Barry Lyndon » Marisa Berenson. La réflexion se poursuit grâce à un cycle de conférences qu'ouvre Michel Ciment, directeur de Positif et spécialiste de Kubrick, sur ce cinéma « entre raison et passion » (le 28 mars). Paraît justement chez Calmann-Lévy (400 pages, 45 E) une édition définitive du « Kubrick » du même Michel Ciment, à la fois analyse fouillée de l'oeuvre et entretien avec un cinéaste d'ordinaire peu bavard. Le catalogue officiel de l'exposition (304 pages, 32 E, Deutsches Film-institut) n'est disponible qu'en anglais ou en allemand. Dommage, car les analyses de « 2001 » ou « Docteur Folamour » y sont excellentes. Enfin, la Fnac et Warner Bross éditent un coffret de 19 DVD regroupant pour la première fois l'intégralité des films, accompagné du livre « The Stanley Kubrick Archives », d'Alison Castle (Taschen, 544 p., 49,99 E)
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