En entrant de son vivant dans l'illustre Bibliothèque de la Pléiade, Milan Kundera confirme avec faste son appartenance à la tribu des grands écrivains classiques. Mais cet embaumement trop définitif conviendra-t-il à sa rage d'homme libre et à son incurable jeunesse ?
C'est le genre de jubilation qui, d'ordinaire, n'advient qu'à titre posthume. Et qui impose de contempler son existence dans un rétroviseur mélancolique : soit donc un écrivain, encore alerte et espiègle, qui tient entre ses mains les deux volumes de son « OEuvre ». Tout y est en ordre, bien peigné, méticuleusement incrusté dans une éternité de papier bible. C'est un mausolée. Ou, mieux : une Pléiade . En l'occurrence, trois mille pages reliées de cuir chagrin. Dans le cas de Milan Kundera, qui fut si longtemps exilé, cela équivaut à un titre de séjour définitif qui risque tout de même de lui inspirer des sentiments mêlés : doit-il se réjouir de cette éclatante consécration ? Ou, au contraire, gémir devant l'imminence du crépuscule qu'on lui signifie ? L'auteur de « L'immortalité » hésite : quel plaisir prend-on, tout compte fait, à être le témoin de ses propres funérailles ?
Signe d'adieu
Certes, quelques seigneurs l'avaient précédé, dès avant leur vraie mort, dans ces Champs-Elysées de la gloire - mais Claudel, Gide ou Saint-John Perse avaient décidé, depuis toujours, qu'ils étaient faits pour ça. Kundera, lui - et c'est la raison pour laquelle on l'aime - est taillé dans une incurable jeunesse. Il a encore en tête des phrases, des désirs, des impatiences, des intuitions, des insolences qui s'arrangent mal de cet embaumement prématuré. Frigorifié par la sépulture qu'on lui offre, il constate que ses « ego expérimentaux » (les héros de ses romans) vont tourbillonner sans fin en son absence et qu'ils pourront désormais se passer de lui. Il leur souhaite bonne valse, sourit avec lassitude, adresse un signe d'adieu. Leur créateur est ailleurs. Il a plutôt envie qu'on le laisse tranquille.
Dans cette affaire, et contrairement aux usages, Kundera n'a pas vraiment joué le jeu de l'éternité officielle. Aucune note ou variante dans cette édition. Aucune esquisse jadis abandonnée. Voici l'oeuvre, marmoréenne, telle qu'il la décrète, retraduite, fignolée, lustrée, cristalline, dépouillée de ses repentirs. Tout ce qui n'est pas (selon Kundera) « mémorable » en a été exclu, puisque nul n'est jamais trop prudent avec la postérité. On pense à Michel-Ange, à qui le pape Jules II, s'extasiant devant le tombeau que l'artiste lui avait sculpté, demanda : « Comment as-tu fait ? » Et l'artiste de répondre : « C'est simple : j'ai pris un bloc de marbre et j'ai enlevé ce qu'il y avait autour. » Kundera a donc enlevé ce qu'il y avait « autour » de ses dix romans, de ses quatre essais et d'une pièce de théâtre (Jacques et son maître ). De plus, il n'a pas sacrifié au rite de la « biographie autorisée », mais a imposé, à la place, une « biographie » de chacun de ses livres : contexte, accueil, traductions, retraductions. Il a tout contrôlé. Verrouillé. Agrippé à son tempérament fugueur comme à une corde à noeuds, il s'est échappé de son propre mausolée. Pour un vivant, n'est-ce pas mieux ainsi ?
Méprise
Il est vrai que, depuis 1984 (date de son dernier passage à « Apostrophes »), Milan Kundera se veut invisible. Il a la phobie des photos, des interviews sans copyright, de l'imagologie ambiante, du tintamarre et des malentendus qui s'en déduisent. On le célèbre partout, mais en son absence, presque par contumace. Et il ne s'est jamais pardonné d'avoir autorisé une adaptation cinématographique de " L'insoutenable légèreté de l'être". De fait, ce maniaque de la précision se sent menacé par l'approximation qui sert de fuel à la puissante machine médiatique et, froidement, aspire à n'être que ses livres. Un pur concentré de « Contre Sainte-Beuve ». Un parti pris farouche pour la ligne Mallarmé-Flaubert. On le comprend, tant le « paratexte » d'époque- tout ce qui n'a pas reçu son copyright - a failli lui coûter cher.
Reprenons : dès ses débuts, Kundera s'est fait à une certaine idée du roman qui, à ses yeux, devait n'être qu'une « méditation sur l'existence ». Il se rêvait seulement romancier (donc mi-musicien, mi-architecte) et explorateur, entre autres, du « kitsch » - cet équivalent, dans l'ordre des affects, de la bêtise propre aux « idées reçues ». Toujours il sut se défier de la manie moderne, voire sentimentale, de travestir le réel en une vision extatique et idyllique du monde - mais l'Occident, qui l'accueillit bientôt et le fêta, ne l'entendait pas de la sorte : le Grand Spectacle avait besoin d'un romancier dissident, équipé de la panoplie martyrologique qui va avec. Enorme méprise : Aragon préfaça « La plaisanterie » (se dédouanant ainsi de son vieux stalinisme) et les gazettes transformèrent le deuxième coup de Prague en inaugural coup de pub. Résultat : Kundera eut du succès, mais on décida de le lire comme un auteur politique - ce qu'il n'était guère.
Pour lui, un romancier n'a pas à être enraciné dans son pays ni dans une idéologie, mais dans des thèmes existentiels qu'il fait varier à l'infini. C'est un anatomiste des passions humaines en pleine possession de sa lucidité critique et sexuelle. D'où le programme kundérien : non au pathétique, au « Bien », au « Mal », à l'illusion lyrique, au tragique et à tous ces trucs qui font vibrer; oui à la composition, à la fragmentation, à la bifurcation; oui à l'étude du « décalage » entre ce que l'on croit savoir de soi et ce que l'on est en réalité. Ce faisant, il avait bien l'intention de revenir à la « première mi-temps » de l'histoire du roman (Rabelais, Cervantès...) en l'augmentant de ce que d'autres (Broch, Kafka...) y avaient ajouté en seconde mi-temps. Ses livres, bien sûr, sont fidèles à cette feuille de route : ils grincent, l'émotion y circule moins que l'intelligence, le dérisoire y règne sans partage. Ces machines, bâties comme des partitions où les thèmes s'enlacent et se répondent, sont irrécupérables pour la « dissidence », pour le parti, pour la nation. Tant mieux. Mais que faire, alors,de cet « hédoniste piégé dans un monde politisé à l'extrême »? Et qui prétend, de surcroît, que « le roman est un territoire où la vérité n'appartient à personne » ?
Méfiance
Tout cela a aiguisé chez lui une méfiance instinctive. Il a donc tenu, avant de prendre congé, à régler tous les détails de la mise en scène. Les Français peuvent faire la fine bouche. Les Tchèques lui chercher des noises grotesques. Il s'en moque. Il attend seulement de ses contemporains un effort de lecture. Lisons alors, et relisons, « Risibles amours », « L'ignorance » ou « Le livre du rire et de l'oubli »; suivons les métamorphoses d'un style qui flotte entre le classique, le dodécaphonique et le baroque; visitons les étranges constructions de « L'identité » et faisons provision de clairvoyance avec ses « Testaments trahis » et son « Art du roman ». Le reste (décorations, honneurs, Pléiade, etc.) est anecdotique. Pour l'heure, la lave kundérienne - drolatique et puissante - n'a pas perdu une nuance de sa fureur en se figeant à jamais.
« Non, je suis romancier »
« La seule chose que je désirais [...] profondément, avidement, c'était un regard lucide et désabusé. Je l'ai trouvé enfin dans l'art du roman. C'est pourquoi être romancier fut pour moi plus que pratiquer un "genre littéraire" parmi d'autres; ce fut une attitude, une sagesse, une position; une position excluant toute identification à une politique, à une religion, à une idéologie, à une morale, à une collectivité; une non-identification consciente, opiniâtre, enragée, conçue non pas comme évasion ou passivité, mais comme résistance, défi, révolte. J'ai fini par avoir ces dialogues étranges : "Vous êtes communiste, monsieur Kundera ? - Non, je suis romancier." "Vous êtes dissident ? - Non, je suis romancier." "Vous êtes de gauche ou de droite ? - Ni l'un ni l'autre. Je suis romancier." »
« OEuvre » de Milan Kundera (Bibliothèque de la Pléiade, volume 1, 1 504 p., 53 E; volume 2, 1.328 p., 52 euros). En librairie le 24 mars.
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