vendredi 18 mars 2011

La nouvelle affaire Picasso - Emilie Lanez

Le Point, no. 2009 - Société, jeudi, 17 mars 2011, p. 68,69,70,71,72,73

Héritage. Enquête sur les cadeaux d'un peintre très généreux.

Elle est la seule des - très - nombreuses femmes aimées et dessinées qui sourit. Lorsqu'elle dort, nue, sur la peau de taureau, il attend son réveil pour la prier de tourner sa hanche. Le modèle est sa reine, lumineuse et pure. Geneviève Laporte a 17 ans, des socquettes blanches et des joues qui s'empourprent, lui 69.« Si tard le soir, le soleil brille », lui écrit-il, éperdu. Leur amour joyeux durera dix-sept ans. Geneviève Laporte ne viendra pas vivre à ses côtés. « Ce jour-là, tu as sauvé ta peau », la console Cocteau. Elle y perdit toutefois l'amour de sa vie, celui dont elle se rappelle le numéro de téléphone, dont elle porte encore la chemise bleue, dont elle garde les éclats, les croquis et le souvenir de tant de caresses. Geneviève Laporte est une vieille dame espiègle, pleine d'humour, dont la mémoire est alerte.

L'étrange histoire d'un électricien qui dit avoir reçu 271 oeuvres de Picasso, elle l'a entendue « comme tout le monde à la radio » et n'a nullement cherché à en apprendre plus. Elle y pense. Le plus grand peintre du XXe siècle aurait-il pu donner à un artisan du voisinage un trésor d'une telle rareté ? « Le paradoxe avec Pablo, c'est que, lorsqu'on dit quelque chose de lui, on s'aperçoit bien vite qu'on pourrait dire, avec autant de justesse, exactement le contraire », confie-t-elle. Elle n'a pas connu Pierre Le Guennec, l'électricien qui travailla un temps chez Picasso. Et pour cause, elle avait alors déserté la vie du grand homme. Mais ce que Geneviève sait, c'est que, oui, Pablo était généreux.

Elle se souvient ainsi de ces deux ouvriers catalans qui sonnent un soir quai des Grands-Augustins, où Pablo peint, pieds nus. Ils parlent en espagnol, elle n'y comprend goutte, mais voit son amant leur signer un chèque. Ses compatriotes ne partent pas, dansent d'une jambe sur l'autre. Ils demandent un tableau. Picasso les prie de partir. « Il ne fallait pas lui forcer la main, lui réclamer, cela l'agaçait. Mais il a beaucoup donné, beaucoup. » Geneviève rêvait d'une veste en daim. Elle fait les boutiques, s'aventure chez Hermès et trouve la merveille à « 100 000 francs de l'époque ». Elle en parle à Pablo, qui marmonne, l'esprit ailleurs. Un peu après, il la prie d'aller leur acheter des glaces. A l'intérieur de ses gants, Pablo a chiffonné la somme en billets.

Picasso la dessine, la peint, illustre ses poèmes. Et lui offre. « Tiens, c'est pour toi. Je n'ai pas signé, pour te mettre à l'abri du vol. » Pas signé ? Une négative à retenir car, soixante ans plus tard, en 2011, les héritiers du plus grand peintre du XXe siècle, ses enfants, avec lesquels il a si peu vécu, soutiendront le contraire avec autorité. Picasso aurait été un avaricieux, gardant compulsivement, donnant fort peu, ou qui, lorsque cela advenait, conscient de son immense cote, signait, dédicaçait. « Oui, il gardait tout comme cette guirlande d'épluchure d'orange que nous avions découpée au couteau qu'il mit à sécher des mois sur le rebord de la fenêtre. Il avait un cagibi dans lequel il amassait tous ses trésors », raconte Geneviève.

Un trésor dans une valise

A partir de janvier 2010, Claude Picasso, le fils du peintre à la tête de la Picasso Administration, reçoit trois lettres. Un couple de retraités de Mouans-Sartoux (Alpes-Maritimes) voudrait faire authentifier des oeuvres. Elles sont listées (A21, A22, A23, etc.), photographiées et surtout fort techniquement décrites. « Les termes employés sont justes, il est rare que des profanes les maîtrisent », s'étonne Jean-Jacques Neuer, avocat des héritiers. Le directeur de la Picasso Administration invite les époux Le Guennec à lui montrer leur collection inconnue. Le 9 septembre, ils se présentent à Paris, peu bavards. Ouvrent leur valise à roulettes. Stupeur ! Les ayants droit du peintre sont d'emblée convaincus que ces 271 oeuvres inédites ne sont pas arrivées honnêtement dans ces modestes mains. Le 23 septembre, une plainte est déposée pour recel. Le 5 octobre, l'Office central de lutte contre le trafic de biens culturels fait saisir par le parquet de Grasse l'ensemble des pièces. Elles attendent dans un coffre-fort à Nanterre. Le parquet de Grasse diligente une enquête. « Leur histoire est à dormir debout, conclut Me Neuer.Ils se contredisent. Ils ne se souviennent pas de la date de ce supposé don. La conservation est parfaite, il n'y a aucune tache d'humidité alors que tout aurait passé quarante ans dans leur garage. Cela ne tient pas. » Surtout, les héritiers sont convaincus que jamais Picasso n'aurait donné un tel trésor. Qu'on en juge : un pendu de la période bleue, quinze études préparatoires aux « Trois Grâces », une trentaine de ses toutes premières lithographies - dont dix épreuves de la même -, deux carnets de dessins, plusieurs esquisses d'un portrait d'Olga, la première épouse, des combats de chiens, des paysages et, surtout, joyau inestimable, neuf collages cubistes. « Picasso découvre le collage avec Braque, il n'en fera que quarante. Croyez-vous qu'il ait pu donner un quart de ses collages à un électricien ? » Le fonds Le Guennec vaudrait « entre 60 et 120 millions d'euros ». « Beaucoup de pièces datent de 1930-1932, elles ont la même taille, leur cohérence historique est parfaite. Jamais Picasso ne se serait séparé de ces oeuvres, surtout celles de ses débuts », conclut l'avocat. Les retraités Le Guennec n'en démordent pas : « C'est Jacqueline qui, du vivant de Pablo, a tout donné à Pierre Le Guennec, en une seule fois, répète Evelyne Rees, leur avocate.Le couple Picasso était généreux, j'ai été contactée par plusieurs personnes qui ont reçu des dons, mais elles ne veulent pas apparaître. J'espère pouvoir les faire changer d'avis. »

Un soir de 1970, Pierre Le Guennec est appelé par le secrétaire des Picasso. Le four de Jacqueline fait sauter les plombs. Il le répare. C'est lui qui désormais change les ampoules, organise l'éclairage du jardin et installe les alarmes de l'immense maison Notre-Dame-de-Vie, à Mougins. Il dira que Pablo l'invita à prendre un verre dans le jardin et aima tant son chapeau de paille que Pierre le lui offrit. Danièle, sa femme, évoque des liens amicaux avec Jacqueline, dernière épouse de Pablo, solaire compagne de ses vingt dernières années. Elles ont des points communs, même si la fortune amoureuse a éloigné leurs destins. Jacqueline Picasso est la fille d'un électricien. Sa mère épousera en secondes noces un autre électricien, qui l'élèvera et qu'elle adore. Jacqueline et Danièle se rendent visite, échangent des recettes, s'écrivent. Lorsque, le 29 octobre 1973, Danièle accouche, Jacqueline vient l'embrasser à la maternité Les Mimosas. Danièle a gardé la photo de son passage au-dessus du berceau de son aîné. Une photographie conservée comme une précieuse preuve d'amitié. Et comme un élément qui pourrait servir en justice. Jacqueline, qui peut-être voulait aider cette jeune famille laborieuse, avait donné à Pierre un carton - « tenez, c'est pour vous ». A l'intérieur, pas de grandes toiles, ni tableaux, des pièces dont l'artisan aurait immédiatement compris la grande valeur. « Des bouts de papier », comme il nomme ces inestimables collages... Alors, il fourre tout dans le garage. L'importance du don choque experts et spécialistes, la plupart convaincus que jamais Picasso ne se serait débarrassé des vestiges d'une époque chérie, celle de ses débuts miséreux et féconds. Jacqueline, connaissant parfaitement l'oeuvre de son mari, ne pouvait ignorer que ces pièces étaient rares, donc chères. Pourquoi les aurait-elle données ? Le peintre espagnol qui fouilla les poubelles de Montparnasse pour trouver à manger dans l'hiver glacial des années 10, le communiste au sang bouillant est-il resté celui qu'aima Geneviève Laporte : « Il voulait tout le temps acheter des trucs, n'importe quoi, même un fer à repasser. Il me donnait 3 000 francs pour faire le plein d'essence. »« Picasso était immensément généreux », dira Henri-Georges Clouzot, qui le filma en 1955. « Personne ne parle assez de la générosité de Picasso, il donne tout le temps à tout le monde », écrira dans son journal intime Roland Penrose, l'époux de Lee Miller (« Visiting Picasso »). Sylvette David a grandi à Vallauris. En 1954, Picasso, ébahi par sa beauté timide, la prie de poser. Elle est habillée, qu'à cela ne tienne, l'artiste la peint nue. Une quarantaine de toiles. En 2008, elle évoque la scène avec la journaliste Pepita Dupont : « Dites-moi si vous avez besoin d'argent, je sais ce que c'est de ne pas en avoir, m'a-t-il dit.Regardez, Sylvette, il vous faut choisir un tableau. » La modèle prendra « le plus grand », estimé 10 millions « d'anciens francs ».

des dons à éluard et à tanT d'autres

Lorsque Picasso passe travailler à l'imprimerie d'Henri Deschamps, il offre à chaque ouvrier un tirage. L'un d'eux ne comprend rien à ce style trop hardi. Il les fourgue dans un tiroir et confiera à son patron que si l'Espagnol voulait lui faire plaisir, il serait avisé de lui apporter du fromage. Picasso revint et l'ouvrier reçut du Port-Salut. En juillet 1959, Pablo emmène sa bande déjeuner dans un restaurant catalan de Marseille. La bouillabaisse est succulente. Pablo prend un crayon. Il dessine une langoustine couronnée d'un « Merci » pour la patronne. Pour chaque serveur, un dessin de poisson différent. A son cardiologue, soixante-six eaux-fortes et aquatintes. A son généraliste, « buen amigo Stehelin », une R12 neuve, deux dessins à l'encre rouge et trois envois autographes. Paul Eluard est régulièrement comblé de tableaux, il les vend quand les temps se tendent, puis en redemande. Les anciennes maîtresses de l'artiste reçoivent des chèques en blanc. Les héritiers de la fidèle et belle gouvernante Inès Sassier vendront en novembre 2008, sous le marteau d'Artcurial à Cannes, une partie des oeuvres qu'elle reçut en abondance, dont beaucoup non signées, non dédicacées. Roger David, qui tient un restaurant de couscous à Cannes, reçoit des tableaux, comme les plagistes de Juan-les-Pins. Le barbier et coiffeur Eugenio Arias fut si doté - soixante oeuvres - qu'il en fit un musée à Buitrago del Lozoya, son village en Castille. D'autres aujourd'hui doivent se mordre les doigts, comme le maire de Vallauris, auquel Pablo propose de repeindre les murs de sa salle des mariages; il décline, la peinture était récente... « Nounours », le chauffeur du peintre, cousin par alliance de l'électricien, reçoit le portrait (non signé, non dédicacé) de Fernande Olivier, premier amour, le profil d'Alice Derain et des carnets de dessins. Des dons qu'authentifia Maya Picasso. Seulement, pour recevoir, il fallait paraître capable d'apprécier le cadeau. Lorsqu'une gamine venue en visite avec ses parents demanda un dessin au peintre, celui-ci s'exécuta de bonne grâce. La fille l'empocha : « Regardez, cela vaut des millions. » L'artiste lui arracha la feuille et la déchira. Yolande Crommelynck est la veuve du graveur Piero, devenu l'intime de Picasso. Le couple, qui travailla également pour Miro ou Braque, suivit Picasso à Mougins. Pablo fait des portraits de Piero, seul ou avec sa femme. Et, comme si souvent, les leur donne. « Nous avons tout précieusement gardé, confie Yolande, dite Landa.Pablo donnait avec une grande générosité mais aussi avec discernement. Il fallait qu'il y ait un lien entre le cadeau et son récipiendaire. » Y avait-il un « lien » entre Pierre, le changeur d'ampoules, et Pablo, le génie ?

L'épouse de pablo face à la succession

C'est ici qu'il faut éclairer un autre personnage de cette mystérieuse affaire : Jacqueline, la veuve inconsolable. Jacqueline se suicida en 1986, treize ans après la mort de Picasso. Pepita Dupont fut son amie. De leur rencontre est né un livre, « La vérité sur Jacqueline et Pablo Picasso » (éditions Le Cherche Midi), qui lui vaut de longs procès avec les héritiers, agacés d'y voir dépeints certains de leurs travers. L'auteur décrit une Jacqueline d'une générosité folle. La maison de Notre-Dame-de-Vie -35 oeuvres - est pleine comme un oeuf. Partout, des dessins, des tableaux, des céramiques. Jacqueline veille sur ce temple fécond. Difficile d'en repartir avec un carton sous le bras contenant 271 pièces, car elle connaît tout. L'entrée de la demeure est gardée par un employé. Délicat de trouver la sortie sans se faire remarquer. « Jacqueline m'a raconté avoir été volée. Depuis, elle se méfiait. Elle testait les gens. Ma première nuit, elle me prête un nécessaire de toilette. Il contient des liasses de billets. Elle venait d'un milieu modeste, détestait les snobs et voulait initier ceux qu'elle aimait. » Du vivant de Pablo, à l'époque donc où l'électricien dit avoir reçu ses cadeaux, Jacqueline ne s'entend déjà guère avec les enfants de son mari. A-t-elle voulu donner à un artisan qu'elle estime et dont elle apprécie la femme 271 oeuvres qu'elle retirait par avance des mains des futurs héritiers car, à l'époque du « don », Picasso est âgé, opéré du coeur. Jacqueline sait que la mort approche. Que la belliqueuse succession s'annonce. En a-t-elle parlé à son époux, dont elle respecte ordres et foucades ?

Jacqueline a donné... éperdument

Pablo mort, Jacqueline donne éperdument. Elle offre à Antonio Sapone, fils du tailleur de Pablo, dont l'enfant est handicapé, une « Jacqueline » datant de 1962. Elle donne une aquarelle au coiffeur Eugenio, un tableau au fils de Guy, son chauffeur de taxi. « Pierre et Jean Giry, serveurs de Chez Félix, un restaurant cannois, ont reçu 2 millions de francs pour monter leur affaire », ajoute Pepita Dupont. Elle donne à « Dominique Sassi, céramiste, des pièces uniques, un tour de potier et le chevalet du maître ». Au réalisateur de télévision Jean Bertho, elle propose, en 1982, de choisir un tableau, mais celui-ci décline. Elle n'arrive « jamais les mains vides » chez Hubert Landais, alors directeur des Musées de France, avec lequel elle dîne régulièrement. A son filleul Thierry Chapron, elle remet un smoking et un tableau, « Le mousquetaire ». Jacqueline offre par fidélité amoureuse : « Je voulais souligner l'immense générosité dont il ne s'est jamais départi », écrit-elle dans une lettre datée du 12 juillet 1985. Chaque fois que Pepita Dupont la quitte, « Jacqueline voulait me faire un cadeau. Il fallait se défendre de recevoir. Elle ne pouvait pas me laisser partir les mains vides alors elle me remplissait un panier à oeufs bleu et je prenais l'avion avec mes oeufs. »

Geneviève Laporte réfléchit à cette étrange histoire de l'électricien fabuleusement doté. Elle se souvient de cet ami qui rendit visite au couple Picasso. Il voulait des photos, la compagne de Pablo l'invita à se servir dans le coffre. « Il était plein de lingots d'or, ouvert. » Geneviève a vendu presque tous les dessins : « Il m'a souvent dit : C'est à toi que j'ai donné le moins. » Picasso s'est trompé. Elle est la seule femme qui ait souri sous son crayon.


700 millions pour les héritiers

Picasso, très superstitieux, n'a pas rédigé de testament. A sa mort, en 1973, il laisse 48 000 oeuvres. La succession est estimée à près de 1,3 milliard de francs. Picasso a six héritiers : sa veuve, Jacqueline Roques, Maya, née de sa liaison avec Marie-Thérèse Walter, Claude et Paloma, nés de sa compagne Françoise Gilot, et deux petits-enfants, Marina et Bernard, progéniture de son fils Paulo et seul enfant légitime, que lui a donné son épouse Olga Koklova.

L'héritage du siècle est une bonne affaire pour l'Etat français : 290 millions de francs de droits de succession. Pour s'en acquitter , les héritiers lui font don d'oeuvres d'art. C'est ainsi que fut créé, en 1985, le musée Picasso à Paris.

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