Depuis six ans, le village de Dongshigu, dans la province du Shandong, dans l'est du pays, réserve un accueil un peu particulier aux visiteurs. Une brigade de sécurité d'une vingtaine de gros bras, recrutés dans les environs, repoussent, agressent, maltraitent toute personne qui tente d'approcher de la demeure du militant aveugle Chen Guangcheng, l'un des plus célèbres " avocats aux pieds nus " chinois. Cela a été le cas pendant les mois qui ont précédé son procès en 2006, puis, pour son épouse, Yuan Weijing, pendant qu'il était lui-même en prison, et enfin, depuis sa libération, en septembre 2010.
Parvenus au coeur du village, à quelques centaines de mètres de la grande route de Linyi, la ville principale de la région, dans le sud de la province, trois journalistes français en ont fait l'expérience, dimanche 13 février. Repoussés sans ménagement, menacés, dépouillés d'une partie de notre matériel, qui nous sera rendu intact mais vidé de son contenu, nous ne parviendrons pas à rencontrer le militant. Un confrère se fait arracher sa carte de presse chinoise. Au commissariat local, on promet " d'enquêter ".
D'autres sont moins chanceux : deux médias américains s'en tirent avec du matériel endommagé les jours suivants. Des dizaines d'amis de la famille, d'avocats ou de militants ont subi des violences. Lundi soir 14 février, Gao Xingbo, un jeune Chinois lancé dans une action de " weiguan ", le mouvement de " vigilance " des internautes, a pénétré, déguisé, dans le village pour porter 7,5 kg de viande d'agneau à une famille amie de Chen Guangcheng. Celui-ci rêvait d'en manger depuis sa sortie de prison. Le jeune militant a été matraqué, kidnappé, puis relâché en pleine campagne.
Cette forme de détention extra-légale est courante en Chine. Liu Xia, la femme de Liu Xiaobo, le Nobel de la paix 2010, des avocats, des pétitionnaires, même des artistes en font l'expérience, parfois pendant plusieurs années. Elle est coordonnée par la police politique. Pourtant, elle a rarement donné lieu, sur autant de temps, à un tel déchaînement de violence, et contre une personnalité aussi emblématique du mouvement de défense des droits de l'homme.
La diffusion, par l'ONG américaine ChinaAid, d'une vidéo dans laquelle Chen Guangcheng s'exprime pendant une heure, de sa maison, lance un nouveau défi aux autorités chinoises. Il y décrit la Chine " dans une phase cruciale de transition ", otage d'un " système anachronique ", " voué à l'échec ", où les " plus extrémistes parmi les cadres du Parti communiste tentent d'instiller la peur et de bâillonner les gens ". Pourtant, " l'Internet, Twitter, les blogs ont doté les citoyens de leur propre voix ".
Habillé d'un manteau boutonné jusqu'au cou, souriant parfois derrière ses lunettes noires, s'exprimant dans un chinois très littéraire, le militant cite les cas de Liu Xiaobo, mentionne la Birmane Aung San Suu Kyi, ou encore l'enquête en ligne de l'artiste Ai Weiwei sur les écoles du Sichuan. Pourtant, il est privé de téléphone portable (un système brouille les ondes autour de la maison), surveillé 24 heures sur 24, et n'a pas accès à un ordinateur. A maintes reprises, il encourage à " surmonter ses peurs " et à " boycotter, exposer et dénoncer les agissements éhontés " des cadres du Parti. Ce sont des " violations grossières de la Constitution, de la loi, des engagements internationaux, dépourvus de la moindre considération morale ou humanitaire ".
Il décortique son propre cas. Les gens qui le surveillent sont payés 100 yuans par jour (10 euros). Ils appartiennent souvent à la famille de cadres locaux. Tout le monde bénéficie du système et des larges subsides alloués pour sa surveillance, le comité des affaires politiques et légales du parti local ayant toute latitude pour faire appel aux organes de l'Etat pour défendre ses propres intérêts.
Rarement un tel exposé du mécanisme de répression chinois aura été aussi percutant et détaillé : malgré la censure, l'appel à la résistance civique de Chen Guangcheng circule sur Internet. Un groupe a lancé le 12 février une nouvelle pétition pour libérer le militant. Les avocats pékinois qui le soutiennent depuis le début tentent de se mobiliser à nouveau - ce qui a valu à plusieurs d'entre eux d'être détenus par la police à Pékin le 16 février.
Les ennuis de Cheng Guangcheng ont débuté en 2004. Il est à l'époque une célébrité du district de Linyi, 10 millions d'habitants. Il est reconnu pour son combat pour les droits des handicapés - il a gagné un procès contre le métro de Pékin en 2003 - et ceux des paysans. Il les représente bénévolement car il n'a pas de licence d'avocat. Sa femme l'assiste.
A l'époque, le district est montré du doigt pour ses piètres performances dans le domaine de la planification familiale. Le secrétaire du parti à Linyi, Li Qun, sait que sa carrière est en jeu, et lance une campagne d'action. Dès 2005, des familles harcelées pour avoir violé la politique de l'enfant unique contactent Chen Guangcheng.
Habituellement, dans les campagnes chinoises, les femmes enceintes d'un deuxième enfant s'éloignent des villages les derniers mois de grossesse, et reviennent une fois l'enfant né, puis paient l'amende.
Cette fois, les moyens déployés sont radicaux : " Si la femme ne revenait pas, le mari, les proches, les voisins même étaient enfermés dans des maisons vides, parfois sans nourriture ", dit Guo Yushan, un jeune intellectuel pékinois qui se rend à l'époque, avec l'avocat Teng Biao, auprès de Chen Guangcheng pour mener avec lui une enquête dans trois comtés du district. Ils recueillent des dizaines de témoignages : violences, avortement quelques jours avant le terme de la grossesse...
" Tout cela violait les directives de la commission centrale de planification familiale, qui interdit le recours à la violence. Mais aussi les droits les plus élémentaires des gens ", dit M. Guo, aujourd'hui président de l'ONG Transition Institute, et lui-même placé sous surveillance. L'enquête, toujours disponible sur Internet, fait grand bruit. L'équipe se fait vite harceler. Chen Guangsheng est kidnappé lors d'un voyage à Pékin et ramené à Dongshigu. Guo Yushan passe trois mois assigné à résidence à Pékin.
En 2006, Cheng Guangcheng est finalement arrêté... pour avoir perturbé la circulation. On l'a en fait empêché de monter dans une voiture, ce qui a créé un embouteillage. Cette interpellation est vue comme une vendetta personnelle de Li Qun, le secrétaire du parti.
Le procès de Chen Guangcheng ne respecte aucune procédure, disent ses avocats. Surtout, ceux-ci sont victimes de violences répétées : convoqués un jour par le juge de Linyi, Li Fangping et Li Jinsong sont descendus de force d'un bus en provenance de Pékin et battus à coups de barre de fer.
Li Qun, le premier secrétaire, poursuit lui une carrière brillante : il passe chef de la propagande du Shandong, puis premier secrétaire de la grande ville de Qingdao. " Il a parfaitement réussi à faire valider l'affaire comme un cas politique au niveau central, faisant de Chen Guangcheng un ennemi qui conspire avec les forces hostiles étrangères ! Ils ont tous les pouvoirs ", dénonce Guo Yushan.
Le grand paradoxe, notent les connaisseurs du dossier, c'est que Li Qun faisait pourtant partie d'un groupe de jeunes cadres chinois envoyés aux Etats-Unis poursuivre pendant trois mois un master d'administration publique, en 2000. Les mois suivants, il est stagiaire auprès du maire de New Haven dans le Connecticut. A son retour en Chine, il avait publié un livre sur son expérience...
Brice Pedroletti Sur le Web
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