vendredi 8 avril 2011

Ce que Sarkozy et Kadhafi se disaient - Saïd Mahrane


Le Point, no. 2012 - Monde, jeudi, 7 avril 2011, p. 66,67

Confidences. Retour sur les rencontres entre les deux hommes.

«Qu'est-ce que c'est que ça ? » interroge Nicolas Sarkozy, stupéfait, peu avant de remonter dans son Airbus A319. Un garde du corps lui répond qu'il s'agit des cadeaux faits par le colonel Kadhafi : des oasis miniatures conçues avec du fil de fer, des tapis en quantité, des timbales en cuivre avec, sur le devant, des poinçons formant une carte de la Libye, des montres et des médailles à l'effigie du Guide. C'était le 27 juillet 2007, à Tripoli. Autant dire hier. Eté de grâce pour le tout frais président de la République qui rendait visite, ce jour-là, à Mouammar Kadhafi, cet homme devenu un interlocuteur « responsable », qui venait d'accomplir « un geste humanitaire » en daignant laisser la vie sauve aux cinq infirmières bulgares et en leur rendant leur liberté.

La visite d'Etat fut brève, le temps d'un tête-à-tête sous la tente de Kadhafi, puis d'un dîner ô combien mémorable. Un fond d'air poussiéreux, un protocole improvisé, un thé à la menthe trop sucré. Des tables nappées de blanc sont dressées sur les pelouses du palais Bab el-Azizia, face à la résidence du Guide bombardée en 1986 par l'aviation américaine. Le président de la République prend place à sa table dans une quasi-obscurité quand, soudain, un jeu de lumières rouge, vert et jaune se met à virevolter sur les ruines de la résidence, conservées en l'état pour entretenir le martyrologe kadhafien. Kadhafi apparaît alors vêtu d'une longue robe traditionnelle, une carte de l'Afrique collée côté coeur et un chasse-mouches à la main, fabriqué à l'aide de longues tiges d'herbe tenues avec du papier d'aluminium, laissant derrière lui une odeur de musc. Au menu : blé concassé et poulet. Le président français n'eut quasi rien à dire à son hôte, qui gardait le menton fier - même avec une fourchette à la bouche -, les yeux plissés. Et, quand il parlait, ses mots étaient inaudibles. Un voisin de table comprit qu'il critiquait les Etats-Unis et qu'il proposait de vendre le pétrole en euros.


Plus tôt, Nicolas Sarkozy lui avait proposé« un accord cadre de partenariat stratégique avec des accords sectoriels », dont la signature se ferait à Paris en présence du seul Premier ministre libyen. De cette offre est née la visite en France, en novembre 2007, du père de la Jamahiriya, qui décida, trop heureux d'être à nouveau fréquentable, de venir lui-même négocier et signer cet accord...

Repentance. Du passage de Kadhafi en France on a retenu sa tente plantée à Marigny et ses envies de Bateau-Mouche sur la Seine. Mais cette visite fut surtout l'occasion pour lui de faire acte de repentance...

Kadhafi arrive donc à Paris le 10 décembre 2007. La visite débute par un entretien avec Nicolas Sarkozy dans le salon Vert, qui n'a jamais aussi bien porté son nom : « C'est un honneur de vous recevoir après ma visite en Libye. Vous êtes un homme de parole et je suis également un homme de parole. Vous avez pris des risques vis-à-vis de votre opinion publique en libérant les infirmières. Je connaissais votre sens du devoir, vous le montrez aujourd'hui au monde entier », déclare le président de la République, sans pour autant disculper son interlocuteur de ses crimes passés. Kadhafi, tassé dans un fauteuil Louis XV : « Vous savez, mon frère Sarkozy, j'ai bien changé. J'ai fait beaucoup d'erreurs dans ma vie. J'ai été nationaliste, j'ai été socialiste, j'ai été terroriste, et je me rends compte que ces idéologies m'ont tenu loin des intérêts de mon peuple. J'ai décidé d'en finir avec tout cela et de me tourner vers l'avenir. »

Sarkozy : « Excellence, on va vous aider à réintégrer la communauté internationale. Vous avez eu le courage de faire ce geste de pénitence, c'est la route de la sagesse. On a beaucoup de choses à faire ensemble dans différents domaines. Depuis juillet, vous avez tourné la page du passé. Nous devons voir loin et l'avenir avec ambition pour nos peuples. »

Kadhafi: «Faisons des consultations régulières, parlons-nous. Je vais vous envoyer mes fils.»

Avant d'envisager cet avenir commun, le président français signale l'urgence de régler quelques derniers détails dans l'affaire de l'attentat du DC10 d'UTA, concernant les compagnies d'assurances. Kadhafi se tourne vers Ali Triki, son ministre aux Affaires africaines : « Où en sommes-nous ? Il faut que les avocats se rencontrent », lui lance-t-il.« C'est en cours, mais il ne faut pas brusquer la procédure. Nous avons des choses à faire valoir », répond le ministre. Kadhafi à Sarkozy : « Je ne suis pas le chef de l'Etat libyen, mais le Guide. Moi, je donne uniquement des orientations et, dans ce cas, je pense que le mieux est d'achever le règlement de ce litige. » Il est, en outre, question de nucléaire civil, des pirates qui sévissent dans la Corne de l'Afrique et de l'Union pour la Méditerranée. Le Guide montre des réticences à l'idée de construire cette union avec l'ensemble de l'Union européenne : « En tant qu'ami sincère, je vous dis que ce projet sera compliqué. Les pays asiatiques[sic],le Liban, la Turquie, Israël viendront avec leurs conflits. Et si l'ensemble de l'Europe est associé, je demande que l'Union africaine le soit aussi. Si les pays Baltes ont des intérêts en Méditerranée, ce sera aussi le cas de l'île Maurice. » Nicolas Sarkozy évoque ensuite le Darfour: «Vous jouez un rôle très actif en Afrique. Concernant le Darfour, je suis prêt à venir en Libye si un accord de paix est signé.» Kadhafi rebondit sur le conflit israélo-palestinien et présente son projet de paix, appelé « Isratine » (contraction d'Israël et de Palestine), qui veut la création d'un Etat binational.« J'ai fait un livre sur le sujet dans lequel je développe mon plan », précise-t-il, avant de défendre la création d'un siège permanent au Conseil de sécurité de l'Onu pour l'Union africaine.


Calvaire. Hors les murs du Château, les propos de Rama Yade, qui a jugé que la France n'était pas « un paillasson », faisaient l'ouverture des journaux. Se sentant insulté par la jeune secrétaire d'Etat aux Droits de l'homme, le « roi des rois traditionnels », ainsi qu'il se qualifie lui-même, enjoint à son ministre des Affaires étrangères, Abderrahmane Chalgham, de le faire savoir au Quai d'Orsay.« C'est une manoeuvre de la France ! Vous donnez d'un côté et vous reprenez de l'autre. Comment pouvez-vous laisser un membre de votre gouvernement faire de telles déclarations ? C'était voulu », accuse le ministre.

Le soir, un dîner est organisé en l'honneur du Guide. Ce dernier franchit les portes de l'Elysée à l'arrière d'une limousine blanche. Les convives se bousculent dans la salle des fêtes pour approcher le riche dictateur. C'est au moment du couscous que Nicolas Sarkozy aborde la question des droits de l'homme : « Nous n'avons pas à nous ingérer dans vos affaires, mais c'est important de donner des signes de liberté et d'ouverture...» Un ancien secrétaire d'Etat présent se souvient qu'à cet instant Kadhafi ne fit rien d'autre que hocher la tête, les yeux fermés, en signe d'acquiescement... ou de moquerie, on ne sait pas.

Le calvaire du président français dura, en tout, cinq jours.« Ce type est siphonné. Avec lui, j'ai eu droit à un scandale par jour. Il nous a tout fait, c'était insupportable », confie-t-il à Hosni Moubarak, en avril 2008, qui eut droit lui aussi à la tente plantée dans un jardin du Caire. Coup de fil, le lendemain, de Saïf al-Islam, le fils du Guide, au Quai d'Orsay : « On sait ce que dit votre président de notre Guide, ce n'est pas très correct. On s'en souviendra. » On connaît la suite.

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