mardi 26 avril 2011

OPINION - L'ignorance ne fait pas une philosophie - Edwy Pleney


L'Express.fr, publié le 26/04/2011 à 16:59

Le directeur de Mediapart réagit à la chronique de Raphaël Enthoven sur "l'antijournalisme", publiée dans L'Express de la semaine dernière.

Antijournalisme", "tyrans", "lynchage", "police secrète"... Telle serait la vraie nature de Mediapart et de ses journalistes, explique Raphaël Enthoven dans un réquisitoire tardif contre nos révélations de l'été 2010 dans l'affaire Bettencourt. Ce qui est excessif n'est pas toujours insignifiant: s'en prenant par le détour de notre journal en ligne à Internet en général, diabolisé et caricaturé, le chroniqueur de L'Express témoigne d'une immense fatigue démocratique, rejoignant cette peur du peuple qui, dans nos temps d'incertitude et de transition, saisit les cercles du pouvoir. Car Internet n'est ici qu'un prétexte pour remettre en question les fondements même du métier de journaliste, du droit de savoir des citoyens qui le légitime et de la jurisprudence constante qui, au nom des libertés fondamentales, n'a cessé d'en conforter la mission démocratique. A force de faire le philosophe chez les journalistes et le journaliste chez les philosophes, M. Enthoven oublie le journalisme et égare la philosophie. Sa chronique relève en effet d'un triple contre-sens, où domine, hélas, l'ignorance.

En droit, d'abord. Loin de violer la loi, les informations de Mediapart dans l'affaire Bettencourt ont été validées, en première instance et en appel, par notre justice, qui les a jugées "légitimes" et "d'intérêt public". Tout simplement parce que, loin de porter atteinte à la vie privée ou au secret professionnel, elles révélaient des faits décisifs, notamment des délits commis au détriment de l'intérêt général (fraude et évasion fiscales, entraves à la justice, financements politiques, conflits d'intérêts).

Sur le journalisme, ensuite. L'équipe de Mediapart pratique le même métier que celle de L'Express, laquelle comporte d'ailleurs des investigateurs partageant les mêmes règles professionnelles: enquêter, vérifier, recouper, sourcer, contextualiser, etc., afin de produire des informations relevant du bien commun, et non pas de l'intimité. Au bénéfice de tous, Mediapart a prouvé en trois ans que, loin de signifier sa perdition ou son abaissement, Internet est un territoire où le journalisme se réinvente dans la fidélité à ses valeurs : l'indépendance de tous les pouvoirs, la qualité d'une information enrichie, la confiance d'un public actif et participatif.

Pour la philosophie, enfin. Si M. Enthoven avait pris la peine de lire notre manifeste, Combat pour une presse libre(Galaade, 2009), il aurait croisé un texte que je tiens pour le manifeste philosophique du journalisme. Publié en 1964 par Hannah Arendt, Vérité et politique défend ces "vérités de fait" dont la production est l'enjeu de notre métier et qui lui semblent autrement décisives que les seules vérités d'opinion. "La liberté d'opinion est une farce, écrit l'auteure des Origines du totalitarisme, si l'information sur les faits n'est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l'objet du débat", avant d'ajouter ceci, qu'illustre sans doute le mauvais procès que nous fait M. Enthoven: "L'histoire contemporaine est pleine d'exemples où les diseurs de vérités de fait ont passé pour plus dangereux, et même plus hostiles, que les opposants réels".

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1 commentaires:

Anonyme a dit…

Mais quelles sont les limites à ces méthodes ??? En journalisme, la fin justifie-t-elle les moyens ?