Polémique. Simples sceptiques ou europhobes de toujours, ils font le procès de la monnaie unique. Enquête.
Jean-Claude Trichet, le président de la Banque centrale européenne (BCE), relève légèrement, mais relève les taux d'intérêt, portés à 1,25 % au motif que l'inflation menace. Gestion avisée sans doute, sauf qu'à court terme elle n'arrange pas grand monde. Les petits pays de la zone euro sous perfusion - la Grèce, l'Irlande et le Portugal -, asphyxiés par leurs dettes et leurs déficits publics, voient leurs charges s'appesantir. Les grands pays - Allemagne, France, Italie -, eux, doivent s'attendre à une appréciation de la monnaie unique, ce qui ne facilitera pas la vie de leurs exportateurs. Chaque semaine amène ainsi son lot de nouvelles, célébrées à Francfort, mais critiquées par les opposants à l'euro. Les opposants ? Une galaxie aux contours flous qui compte peu d'adeptes, mais qui commence à donner de la voix.
« Le système est en train de basculer », estime l'historien Emmanuel Todd, qui se dit volontiers de gauche. Todd n'est pas un « anti-euro » primaire. Mais ses positions détonnent. Pour lui, la survie de l'Europe passe par une dose de protectionnisme à l'égard des grandes zones commerciales d'Asie et d'Amérique du Nord. « Je suis pour la préférence communautaire, ce qui m'a poussé à voter oui au référendum sur l'Europe de 2005. » Sauf que Todd est de plus en plus convaincu que l'Europe ne s'engagera pas dans la voie du protectionnisme.« L'Allemagne n'en veut pas », dit-il. Dans ces conditions, selon lui, on n'a d'autre choix que de sortir de l'euro.« Je serais très étonné que la monnaie unique survive », affirme-t-il. Position minoritaire ?« Détrompez-vous, poursuit l'historien.Voilà très longtemps que je suis sur ces positions sans que l'on s'intéresse à moi. Mais, aujourd'hui, c'est un signe, on m'appelle sans arrêt. »
Peut-être, mais les politiques, hormis au PC ou au NPA, ne manifestent aucun enthousiasme pour rompre avec une cinquantaine d'années d'avancée du libre-échange. Les partis « classiques » (UMP et PS) posent l'euro en dogme. Ils n'entrent pas dans la discussion. A gauche, c'est tout juste si un Mélenchon proteste contre la surévaluation de la monnaie unique, imité en cela par Chevènement, qui, toutefois, dans son livre « La France est-elle finie ? » (Fayard), reconnaît qu'il « ne serait pas intelligent de se résigner à la disparition brutale de l'euro ». En fait, la contestation politique ne prend un tour systématique qu'avec Marine Le Pen.« L'euro, j'en fais des confitures », disait son père.« L'euro, c'est l'arnaque du siècle », reprend sa fille, qui fait de la sortie de la monnaie commune l'un des pans essentiels de son programme économique. Pour mettre fin « au saccage social ». Si Marine Le Pen n'élude pas la difficulté technique qu'il y aurait à sortir de l'euro, elle évacue la question du surcroît de dettes publiques qu'entraînerait une dévaluation incontrôlée du franc. Pour soutenir la monnaie nationale, on dresserait des barrières douanières. Une dose supplémentaire de nationalisme.
Ces idées peuvent-elles avoir prise sur l'opinion ? Une majorité de Français soutient l'euro. En janvier, selon un sondage Ifop, seuls 28 % d'entre eux étaient pour un retour au franc. Selon Frédéric Dabi, directeur à l'Ifop, pour les eurosceptiques,« la monnaie unique cristallise le rejet de la construction européenne ». Voilà qui devrait réconforter un autre opposant à l'euro, le gaulliste Nicolas Dupont-Aignan. Son mouvement, Debout la République, est plus confidentiel que le FN, mais il fait aussi de la sortie de l'euro l'alpha et l'omega de son programme économique. Dans le premier chapitre de « L'arnaque du siècle » (éditions du Rocher), le député de l'Essonne décrit un « peuple heureux » qui fête la sortie de l'euro entérinée à la suite du référendum du 24 juin 2012. Choqué, il raconte qu'un jour il a fait remarquer en séance de l'Assemblée à Christine Lagarde, la ministre de l'Economie, que « l'inflation et le coût du travail avaient augmenté de 5 % en dix ans en Allemagne, de 20 % en Espagne et de 40 % en Grèce ». Et il lui demandait comment ces pays pouvaient exporter « sans la possibilité de dévaluer ».« J'obtins cette réponse, poursuit-il,extraordinaire de mépris, lancée avec un regard qui fusille : "Il faudra bien que cela soit possible." J'en suis resté bouche bée et elle, crispée de colère. » Dupont-Aignan déplore la surévaluation de l'euro, à l'origine des délocalisations dont souffre l'industrie française.« M. Trichet fait tout à l'envers », dit-il. Le souverainiste s'extasie devant le dynamisme économique de la Suède et sa couronne.
Inflation, croissance, balance commerciale, politique budgétaire... trop de disparités dans la zone euro l'empêchent d'être « une zone optimale ». Cette approche est celle de la plupart des économistes eurosceptiques qui considèrent que l'on ne peut appliquer le même taux d'intérêt à 17 pays. Parmi eux, on compte des libéraux comme Jean-Jacques Rosa, professeur à Sciences po : « Entre partenaires trop différents, comme la Grèce et l'Allemagne, le système ne peut pas fonctionner. L'Allemagne estime que le gouvernement grec a triché. Mais la Grèce est en un sens la victime de la monnaie unique. » Tout n'est pas perdu, cependant, pour Rosa : « Une zone monétaire réunissant autour de l'Allemagne certains de ses voisins comme l'Autriche, le Danemark ou les Pays-Bas serait possible, car leurs conjonctures ne sont pas trop différentes. Avant l'euro, la notion de zone mark existait déjà. » Apparemment, cette zone n'est pas propice à la France.
« Paradoxe antillais ».« Sortir de l'euro ou mourir à petit feu » (Plon), le livre de l'universitaire Alain Cotta, est tout un programme. Plus surprenante est la position d'un autre professeur, Christian Saint-Etienne. Proche du centriste François Bayrou, réputé pour ses positions pro-européennes, il n'hésite pas à prédire « La fin de l'euro » (François Bourin Editeur). Et le regrette : « Je ne souhaite pas la fin de l'euro, écrit-il.Mais j'observe que les conditions de sa pérennité ne sont pas réunies. » Son regret est tel qu'il escompte l'arrivée d'un euro du Nord, autour de l'Allemagne, et d'un euro du Sud, autour de la France. Pour Saint-Etienne,« l'euro est un cadeau empoisonné : il semble protéger des crises financières et des crises de change, mais au prix de pertes de croissance, de pertes de parts de marché et de la multiplication des travailleurs pauvres ». L'économiste de gauche Jacques Sapir, professeur à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess), ne dit pas autre chose. Il s'interroge sur le rôle de l'Allemagne, qui joue les « passagers clandestins » en profitant de l'euro sans vouloir en assumer les coûts, alors qu'elle en est le principal bénéficiaire. Pour Sapir, qui publie « La démondialisation » (Seuil), la disparition de l'euro ne serait pas la fin du monde.
« La fin de l'euro ne signifie nullement que les sept plaies d'Egypte s'abattront sur nos pays, que les vaches cesseront de donner du lait et que nos usines s'arrêteront », surenchérit l'ultralibéral Philippe Villin. L'ex-directeur du Figaro, qui aujourd'hui conseille des entreprises du CAC 40, joue les francs-tireurs à droite, à l'image d'Emmanuel Todd à gauche. L'inspecteur des Finances présente cependant une singulière particularité : il est le seul à s'opposer à l'euro parmi les visiteurs du soir qui ont leurs habitudes à l'Elysée. Où seul le très séguiniste Henri Guaino a pu tenir des propos antimaastrichtiens, mais qui aujourd'hui botte en touche en affirmant qu'une sortie de l'euro coûterait trop cher. Villin, lui, parle du « paradoxe antillais ». Son raisonnement : du jour où la France et les Antilles ont eu la même monnaie, nos îles ont perdu toute compétitivité et toute activité viable; mais la métropole a été cohérente, elle paie tout pour ses îles. Ce n'est pas le cas avec l'euro. Ainsi, l'Allemagne, d'une part, et les pays de l'Europe du Sud, d'autre part, ont la même monnaie et les industries des pays du Sud ferment peu à peu sans que Berlin paie quoi que ce soit. L'Europe du Sud et dans une moindre mesure la France deviendront à terme les Antilles de l'Allemagne, à une énorme différence près : l'Allemagne ne paie pas ! « On ne peut faire une monnaie unique sans unification politique dans laquelle on met tout en commun, les recettes comme les dépenses. »
« Cobayes ». Bien sûr, ajoute Villin, l'euro n'est pas responsable de tous nos maux. Le pays a besoin de réformes. Mais comment les faire dans « l'état de dislocation où nous sommes, avec un pacte de stabilité, cette folie, qui nous enferme plus que jamais dans la déflation ? Pour faire des réformes, il faut de la croissance. Or regardez le Portugal. Augmenter les taux d'intérêt, c'est comme si l'infirmier Trichet entrait dans la chambre où se trouve un malade sous oxygène et lui réduisait son précieux gaz pour mieux l'achever. Les Grecs que Trichet est censé soigner me font penser à des cobayes que l'on torture sans aucune perspective. » Pour Villin, un démontage de l'euro ne marquerait pas la fin de l'Europe. L'Angleterre ou la Suède et le Danemark sont dans l'Europe sans être dans l'euro. Européen, il s'inscrit en faux contre la vision « simplificatrice » de Marine Le Pen. « Il est même épouvantable, dit-il, que le FN soit le seul parti à se saisir de la question de l'euro. » Pour lui, si la sortie unilatérale de l'euro s'impose pour l'Europe du Sud et l'Irlande, ailleurs, c'est à un démontage simultané de l'euro qu'il faut procéder. Pour lui, ce démontage s'imposera devant un grand choc, telle la défaillance de l'Espagne, face auquel le rafistolage actuel ne tiendra pas.
Patrick Bonazza et Mélanie Delattre
Alain Minc : « Des esprits faux »
P. B.
Les anti-euro, ne les mentionnez pas devant Alain Minc !« Les esprits faux qui s'interrogent sur l'euro se sont-ils posé les bonnes questions ? demande-t-il.Si la monnaie commune n'avait pas existé, aucun plan de soutien à l'économie n'aurait pu être mis en place et la croissance en France, au lieu de tomber à moins 2 %, serait tombée à moins 8 %. L'euro est tellement protecteur que des pays comme la France et l'Italie en ont abusé en repoussant les réformes. » Minc appuie les arguments de Jean-Claude Trichet. Pour lui, comme pour le président de la BCE, une « économie non inflationniste croît toujours plus qu'une économie inflationniste. Dans la période récente, la zone euro a créé plus d'emplois que la zone dollar ». Il brocarde les partisans de la dévaluation.« L'euro, estime-t-il,est gagnant pour tout le monde. Les partisans d'une sortie de l'euro suivie d'une dévaluation de la monnaie nationale doivent savoir que toute dévaluation, pour réussir, s'accompagne d'un plan de rigueur. »
Portrait d'un anti-euro
M. D.
- 45% des 35-49 ans sont favorables à un abandon de l'euro. A l'inverse, 75 % des moins de 25 ans et 67% des plus de 65 ans sont pour la monnaie unique.
- La moitié des employés se prononcent en faveur d'un abandon de l'euro, de même que 52% des ouvriers (contre 35% en moyenne).
- Les principaux soutiens du franc se recrutent chez les électeurs de Marine Le Pen (anti-euro à 71 %) ainsi que chez les amis de Jean-Luc Mélenchon et d'Olivier Besancenot (à 60 %). Les électeurs UMP et PS sont, eux, favorables à la monnaie unique (à 73 % et à 63 %). Les plus europhiles sont les Verts et les écolos (à 74 %).
Les nationalistes
Marine Le Pen, Présidente du FN
« Si les autres pays disent non, nous sortirons seuls de l'euro. Nous ne croyons pas à cette monnaie et nous sommes persuadés qu'elle va s'effondrer toute seule. »
Nicolas Dupont-Aignan, Président de Debout la République
« L'Euro Millions n'a en réalité qu'un seul gagnant, l'Allemagne. Tous ses partenaires décrochent. Jusqu'à toucher le sol, à commencer par la Grèce. »
Les franc-tireurs
Philippe Villin, Conseil en entreprise
« M. Trichet a construit avec l'euro un tunnel dont il a obstrué l'entrée pour empêcher tout retour en arrière et qui débouche sur un précipice. »
Emmanuel Todd, Démographe
« Les deux grands concepts qui guident l'action des classes dirigeantes depuis près de vingt ans, le libre échange et l'euro, sont aujourd'hui périmés. »
Les économistes
Christian Saint-Etienne, Professeur aux Arts et Métiers
« L'erreur tragique ne fut pas tant le passage du SME à l'euro que le fait de l'organiser sans mise en place d'un gouvernement économique européen. »
Jacques Sapir, Professeur à l'Ehess
« Peut-on encore sauver l'euro ? La question hante désormais les responsables, en dépit des déclarations fracassantes et des rodomontades des uns et des autres. »
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