jeudi 14 avril 2011

24 heures dans la vie de Mélenchon - Violaine de Montclos

Le Point, no. 2013 - France, jeudi, 14 avril 2011, p. 46,47,48

Présidentielle. Qui est vraiment le héraut de la gauche de la gauche ?

Dans une autre vie, Jean-Luc Mélenchon était enfant de choeur. L'aube blanche, les oreilles décollées, les prières en latin qu'il ânonnait gamin dans les églises catholiques de Tanger : on songe à ce Mélenchon-là en observant, sur le plateau du « Grand Journal », l'homme vociférant qu'il est devenu. La famille, pied-noire et sans le sou, était viscéralement athée. Mais la mère était convertie. Alors, par amour pour elle, dans le Maroc de son enfance qui est son paradis perdu à lui, le petit Mélenchon a parfois servi les curés. Autre temps, autre messe : ce jeudi 3 mars 2011, dans ce temple de la branchitude qu'est « Le Grand Journal » de Canal +, l'aube blanche est au placard. Il aboie. Il mord. Dénonce « les amis libéraux de M. Aphatie ». Mouline l'air de l'index. Joue les bouffeurs de journalistes. Au coeur de cette « machine à fabriquer des archétypes » qu'est à ses yeux le système médiatique, il s'est choisi un masque et exécute sa partition, depuis des mois, les yeux fermés. Attaques personnelles. Gesticulations. Verbe tonitruant, si possible outrancier.

Qu'il est ardu de reconnaître, sous les traits de cet homme bilieux qui s'agite sous les projecteurs, celui qui quelques heures plus tôt parlait à voix chuchotante de Jaurès, Olympe de Gouges, Louise Michel. Début d'après-midi, ce même jeudi. Dans le train qui le ramène de Nîmes, le ronronnement du TGV en sourdine et la campagne glissant en reflet sur ses iris sombres, Jean-Luc Mélenchon convoque les ombres tutélaires de la gauche historique française. Avec le regard concentré de ceux qui entendent mal - il est dur d'oreille de naissance -, se passant une main en battoir dans sa tignasse épaisse, il évoque cette gauche jacobine qu'il considère trahie, développe une pensée ample, irriguée de mille références et d'un sens tragique de l'action publique : un érudit, un politique vertébré par l'Histoire, qui va pourtant dans quelques heures donner encore une fois raison à ceux qui l'affublent, nez bouché, du nom de « populiste ». Il le sait. A vrai dire, il y compte.« Je parle dur pour que ceux qui n'écoutaient plus prêtent à nouveau l'oreille. Ce que pense de moi la classe moyenne supérieure ne m'intéresse pas. Ce sont les miens que je veux rallier. »

Ce matin, dans le village du Gard où il est allé appuyer la candidate du Parti de gauche, le maire d'un village voisin lui a brusquement attrapé le bras et s'est mis à pleurer. Pas de caméras pour saisir l'instant : le court tête-à-tête des deux hommes, les militants qui s'écartent et une voix qui lance « Jacques, répète-le tout fort, ce que tu dis à M. Mélenchon ». Jacques raconte à voix haute : ces administrés qui n'ont plus de quoi payer le chauffage, plus de quoi régler la cantine des mômes, toutes ces vies gâchées par la crise qui viennent lui demander des comptes. Et lui, le maire, qui n'a rien à répondre et n'en dort plus la nuit.« Et dire qu'on trouve que j'en fais trop, tonne à sa suite Mélenchon.Il y a pourtant une autre voie, mais il faut croire que c'est possible. Qu'ils s'en aillent tous ! » Il n'est pas grand, on se pousse pour le voir. C'est drôle, au milieu de ces militants, de ces curieux en jean, en pull, il est le seul à porter un costume. Complet de velours noir, cravate cramoisie saisie dans la collection, innombrable, qu'il a héritée de son père et de son grand-père. Il n'y déroge jamais. Manière à lui de rappeler invariablement qu'il est bien de ceux qui gouvernent, pas de ceux qui allument des feux. Sauf qu'il a toujours cru aux vertus du verbe agressif. C'est d'ailleurs à ces mots fiévreux qui parfois le dépassent qu'il doit son épiphanie politique. Printemps 2005. En campagne pour le non au référendum, il est en meeting à Soissons, devant un public populaire atone. Du haut de la tribune, il tente d'éveiller l'auditoire. Monte en puissance, montre les poings, se laisse au fond déborder par sa propre fougue. Près de lui, Marie-George Buffet pâlit. Mais il est trop tard pour baisser d'un ton.« J'en étais moi-même effrayé, mais j'ai quand même hurlé "Châtiez les !" et, là, j'ai vu la salle entière se lever d'un bond, crier avec moi, comme si j'avais d'un coup retiré un couvercle. Alors j'ai compris. J'étais de ceux qui avaient mis ce couvercle sur leur rage, qui s'étaient coupés du peuple de gauche, j'étais de ce parti parlant au nom de la classe supérieure, indifférent à la déroute des petites gens. » Ce soir-là, le compte à rebours du divorce s'enclenche. Le « vieux » n'est plus là. Jospin, qu'il estime, a déserté. Entre François Hollande, dont il exècre l'humour désabusé, et Emmanuelli, qui bougonne « mais a renoncé à se battre », Mélenchon n'est plus chez lui au PS. Depuis le début des années 2000, c'est en Amérique du Sud, qu'il connaît bien depuis son soutien au MIR - Mouvement de la gauche révolutionnaire chilienne - durant les années 70, qu'il va de plus en plus souvent « mettre les doigts dans la prise ». Il y a là-bas des gens qui se battent, des révolutions citoyennes en marche. Mélenchon en revient chaque fois avec des ailes. Et une idée de plus en plus précise du rôle qu'il veut jouer dans la pièce. Etre la mauvaise conscience de la gauche. Ou bien, si tout le système s'effondrait,« son homme providentiel ». On suppose qu'il plaisante. Mais il a dit ça sans sourire, en faisant mine d'y croire, du haut de ces 6 % qui font tellement ricaner ses anciens amis.« Prenez-moi pour un fou, mais dans les révolutions par les urnes qui ont eu lieu en Amérique du Sud, c'est toujours un homme de l'ancien monde qui a fait le pont avec le nouveau. Quand la peur du déclassement est aussi forte qu'elle l'est actuellement en France, il suffit d'un rien pour que tout bascule. Alors je me mets en situation d'être cet homme-là. Si demain il fallait gouverner, je saurais comment m'y prendre. »

Intimité. Depuis des mois, il vit comme un athlète. Poids surveillé au gramme près, sommeil surveillé par un médecin, journées d'enfer orchestrées à la minute près par une équipe qui connaît sa détestation de l'improvisation.« Allez, à cheval » : ce soir, à Dole, le nez sur la pendule, il houspille ses troupes de crainte de rater le train. En psychorigide des horaires, il est en avance sur tous les quais de gare. Nîmes hier. Dole aujourd'hui, où il vient encore, en quelques heures, d'aimanter tant de désespoirs : agriculteurs en faillite, profs au bord de la crise de nerfs se bousculant pour prendre le bonhomme par l'épaule, attirer son regard, lui confier leurs bouts d'existence spoliée. Il a bien fallu s'habituer à cette intimité que les gens s'inventent avec lui, à cette façon qu'on a de le toucher, de l'envahir.

Son charisme, il le sait, provoque depuis longtemps des haines et des adorations souvent irrationnelles. Alors dans les foules, qu'il commence à craindre, il est protégé par une petite bande menée par un ami, philosophe et karatéka. Et puis, pour supporter le rapt permanent qu'on fait de sa personne, il admet qu'il « verrouille les cavernes intérieures » : entendez sa vie privée, imprenable.

A Dole, après le comité d'accueil, on lui a passé le micro. La salle lui était tout acquise, mais il a quand même fait le show, électrisé son monde. Ce don oratoire, c'est sa force. Il le travaille, le perfectionne sans fin, s'imprègne des techniques de ceux dont il a admiré le verbe - Poperen, Badinter - et prépare ses discours comme des épreuves sportives, toujours une formule en stock, au cas où le temps presse, pour le « salto arrière final ». Avec les années, avec la rupture, les mots se sont musclés, le visage s'est creusé. Au prix d'un régime draconien, il a évacué 12 kilos et perdu les joues rondes qu'il arborait ministre. Ministre délégué à l'Enseignement professionnel : il avait failli refuser. C'est sa mère, tempérant son orgueil, qui l'avait décidé. Deux ans à griller quatre paquets de cigarettes par jour, à se démener pour faire marcher au pas l'escadron de techniciens qu'on lui avait collé. Il avait aimé ça. Et détesté, aussi, l'erreur anecdotique qu'avait commise Jack Lang, écorchant son prénom à leur première conférence de presse commune. Jean-Pierre au lieu de Jean-Luc. C'était il y a dix ans, il n'a toujours pas pardonné...

Il y a de cela, aussi, dans l'histoire de sa rupture avec le PS, un orgueil un peu fou, un réflexe de classe viscéral d'un homme que les têtes d'affiche du parti ont souvent traité, du moins le croit-il, comme un plouc perdu parmi les énarques.« Je n'ai jamais supporté leur condescendance. Hollande faisant si peu de cas, en réunion, de mes remarques, lui qui était encore en couches-culottes à l'Ena quand je faisais évader des partisans d'Allende. Ce mépris a fini par me rappeler ce qui nous séparait. » Lui, c'est une blessure qui le met à part, un exil qu'il a souvent raconté. La rudesse du pays de Caux, où il est parachuté, à 11 ans, après son enfance marocaine. Le père n'a pas fait d'études, il est télégraphiste. La mère est institutrice, et on ne roule pas sur l'or. Mais à Tanger, il y a la mer, le soleil, la compassion aussi pour une misère ambiante qui vous fait forcément mieux accepter la vôtre. Les parents divorcent, sans drame, quand Jean-Luc a 8 ans. Mais l'arrachement au pays, deux ans plus tard, est une violence dont il se remet mal.

Dans cette Normandie où le petit pied-noir a la peau un peu trop tannée, il commence, dans les couloirs des barres HLM d'Yvetot, une « carrière de bicot ». « Ma soeur a bien vécu tout ça, mais, pour moi, ça a été un drame. » Et l'origine de tout. Manque le détonateur. Suivant la mère et son nouvel époux, les enfants font leur scolarité à Lons-le-Saunier. C'est là, en classe de première, que Mai 68 le cueille.« Il avait déjà lu beaucoup, se souvient son ami Christian, et il avait un don pour parler en public. A 17 ans, il tenait une salle. » Le trotskisme l'emporte comme une vague. Pour se payer ses études de philo - il ira jusqu'à la licence -, il fait pompiste, pion, ouvrier d'entretien. Pige, à la Voix du Jura, sous un nom d'emprunt. Et puis rencontre celui dont il refuse encore obstinément de dresser l'inventaire posthume.« Le vieux » : Mitterrand.« C'était en 1972, il était en campagne à Besançon. On m'avait envoyé lui porter la contradiction, moi le petit trostkard chaud comme de la braise. A 20 ans, on est dans la théorie. Moi je pensais système, mais lui, il parlait du bonheur : j'ai été retourné. »

Déchirure. Le parti devient sa famille. Il en devient l'un des secrétaires de fédération l'année où son héros s'empare de l'Elysée, en gravit vite, en bon soldat, tous les échelons locaux et nationaux, est élu en 1985 plus jeune sénateur de France et se persuade longtemps qu'il peut de l'intérieur essayer d'infléchir la ligne : la conversion à cette social-démocratie qui trahit selon lui les racines populaires de la gauche historique. Il y croit jusqu'en 2005, jusqu'à la déchirure.« Aucun des actuels dirigeants de ce parti n'a eu d'engagement syndical », avance-t-il comme preuve évidente du divorce du parti avec « les petites gens ».

Sur le plateau de Canal +, après le duel avec Aphatie, un sketch est diffusé : Mélenchon singé en syndicaliste, moustachu populeux, prolo à la « Camping ». En médaillon, la tête de Mélenchon, le vrai, découvrant les images. L'atteinte personnelle, la blessure si visible sous le masque tendu. Pour une fois, il ne répondra rien. Mais le lendemain, dans le train de Dole, il comptera tranquillement les points : « Tout ce que ce pays compte de délégués syndicaux découvre comment une chaîne comme Canal + les considère. A chaque coup que les médias me portent, je gagne un peu plus des miens. »


Les citations

Alain Minc

« Il possède une vraie culture, une vraie maîtrise de la langue, mais qu'il met au service du populisme le plus éculé et d'une vision de l'économie loufoque. C'est surtout un grand cynique, qui laboure le champ de l'extrême gauche mais vendra évidemment ce champ, sans aucun état d'âme, le moment venu. »

Jack Lang

« J'aime son brin de folie et je ne peux pas oublier la façon dont il a soutenu François Mitterrand. Ce fut un bon ministre, solide, en fait assez conservateur. Je réprouve les attaques personnelles et les fureurs dont il s'est fait le spécialiste, mais le comparer au Front national est inique. »

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