Nicolas Sarkozy voulait son départ, mais la patronne d'Areva est toujours aux commandes du numéro un mondial du nucléaire. Seule femme française à la tête d'une telle multinationale, elle collectionne les haines farouches comme les amitiés indéfectibles. Portrait de la reine de l'atome.
La rencontre n'était pas programmée, mais tous deux ont pris le 16 h 42 pour Paris-gare de Lyon. Droite et menue dans son fauteuil de première, Anne Lauvergeon sourit aux envolées du député de Saône-et-Loire Arnaud Montebourg, venu la saluer en voisin de wagon. Les six heures d'inauguration d'un centre de recherche au Creusot - arpenté de long en large du haut de 8 cm d'élégants escarpins - ne semblent pas avoir épuisé la patronne d'Areva. En ce mardi 12 avril, elle écoute le candidat à la primaire socialiste lui assurer son soutien dans la rude bataille pour sa reconduction. " Accrochez-vous, madame ! vibrionne-t-il. Courage, vraiment, courage. Et bonne chance ! " A peine a-t-il tourné les talons que la chef d'entreprise réajuste les pans de son étole léopard. " Bah, c'est plutôt à lui qu'il faut dire ça, non ? " lâche-t-elle dans un murmure crâne. Avant de laisser s'épanouir un sourire éclatant.
Combien de fois a-t-elle été donnée " partante " ou " carbonisée ", Anne Lauvergeon ? Réponse : c'est incalculable. Citons, en vrac, ce printemps 2005, quand Matignon rejeta ses velléités d'introduire Areva en Bourse ; cet été 2003, quand elle refusa, malgré l'ire de Bercy, la fusion avec Alstom, alors menacé de faillite ; cet automne 2002, quand la Cour des comptes tiqua sur son salaire... Et on en passe ! " En fait, je ne me souviens pas d'une année où personne n'a voulu sa peau ", résume un collaborateur d'Areva et complice de longue date. Chaque fois, la bagarreuse a fini par l'emporter. Et par conserver les commandes du numéro un mondial du nucléaire, à la fois constructeur de centrales et fournisseur d'uranium (environ 48 000 salariés). " Depuis dix ans qu'elle dirige le groupe, Anne a connu quatre Premiers ministres, neuf ministres de l'Economie, huit ministres de l'Environnement et trois présidents d'EDF ", égrène fièrement son dircom, Jacques-Emmanuel Saulnier.
Cette fois, cependant, on la disait " virée d'avance ". Cernée par l'inimitié conjointe d'un triumvirat redoutable. Celle d'Henri Proglio, d'abord : depuis qu'il a pris la tête d'EDF, en novembre 2009, ce grand fauve du capitalisme français ne cache pas son envie de s'imposer comme " chef d'équipe " de la filière nucléaire. Celle de l'ex-secrétaire général de l'Elysée, Claude Guéant, ensuite, que l'on murmure acquis aux projets industriels dudit Proglio. Et, surtout, celle de Nicolas Sarkozy, fâché depuis que cette bonne copine refusa, au printemps 2007, de devenir sa ministre. " Elle ne fera pas un mandat de plus ! " répétait-il encore l'été dernier. Un an plus tard, les petites phrases - comme celle du ministre de l'Industrie, Eric Besson, qui estimait récemment sa reconduction " envisageable " -, et le renouvellement de Jean-Cyril Spinetta, qui ne cache pas son soutien à l'actuelle dirigeante, à la tête du conseil de surveillance d'Areva, laissent penser qu'en juin prochain la miraculée sera reconduite. " La différence entre Anne et un chat, c'est que ce dernier n'a que neuf vies ! " résume un patron du CAC 40.
Les mauvaises langues diront que, ce coup-ci, cette femme de 51 ans peut surtout remercier la catastrophe nucléaire de Fukushima. Et, de fait, le drame japonais survenu en mars dernier plaide à double titre en sa faveur. D'abord parce qu'il a accru la nécessité médiatique de mettre un expert de l'atome à la tête d'une entreprise aussi anxiogène. " Plus que jamais, le nucléaire apparaît comme un secteur où l'on doit savoir faire la différence entre un électron et sa belle-mère ", résume le polytechnicien Robert Pistre, parrain d'Anne Lauvergeon au corps des Mines. Exit donc les candidatures de Yazid Sabeg, commissaire à la diversité et à l'égalité des chances, d'Anne-Marie Idrac (ex-patronne de la RATP), ou même du très compétent Marwan Lahoud (directeur général délégué d'EADS). Normalienne agrégée de physique, ancienne sherpa de François Mitterrand, patronne d'Areva depuis dix ans, " Atomic Anne " - comme la surnomment les Anglo-Saxons - est la candidate la plus rassurante à sa propre succession.
La catastrophe de Fukushima lui a fait un deuxième " cadeau ", en validant pour longtemps sa vision stratégique de développement du nucléaire français. Voilà plusieurs années que la boss d'Areva plaide pour pousser les feux de nouvelles centrales certes plus chères mais plus sûres (les fameux EPR), là où Henri Proglio prône, lui, le déploiement d'une offre plus légère pour pays émergents désireux de se développer dans le nucléaire à moindres frais. " Nicolas Sarkozy ne peut imposer ni un néophyte ni un proche de Proglio à la tête du groupe, résume un analyste spécialisé dans l'énergie, ce serait prendre le risque d'allumer un gros incendie médiatique. "
La bagarre l'épanouit
Et, en la matière, Anne Lauvergeon n'est jamais à court d'une allumette. Coachée depuis des années par Jacques-Emmanuel Saulnier en interne et par la patronne d'Image 7, Anne Méaux, l'incendiaire répète volontiers qu'" à combattre dans l'ombre on se fait assassiner dans l'ombre ". Une maxime qu'elle attribue d'ailleurs à... Nicolas Sarkozy lui-même ! Sainte Anne la cathodique sait que sa notoriété la protège, et que son brushing blond cendré symbolise aujourd'hui le nucléaire français dans notre mythologie collective. " Elle se sert des médias comme d'un ring, abonde un de ses proches. Et elle n'est jamais aussi épanouie que dans la bagarre. "
Un constat que partagent ses amis comme ses ennemis. " Vous remarquerez, je n'agresse jamais personne, ce n'est jamais moi qui commence ! fait-elle mine de s'offusquer. Mais bon, c'est vrai que, dans l'adversité, je ne plie pas. " Tête froide, poings serrés. Comme ce jour de rentrée en sixième, boule au ventre et cartable sur le dos. " Je me suis dit : ''Anne, ils vont essayer de te changer, mais tu dois rester la même.'' " Postures emphatiques de préadolescente. Mais aussi : tempérament en sédimentation. " Anne sait qui elle est, développe un ami. Elle s'est construit une sûreté affective très forte. " " On peut aussi dire : elle est têtue, cassante et péremptoire ", maugrée pour sa part un ancien collaborateur. Et encore, il affirme ne pas compter au nombre de ses ennemis...
Alors imaginez ce que ceux-là en disent. Le dernier en date, donc, s'appelle Henri Proglio. " Il y a encore quelques mois, il prétendait dans l'intimité que le ''problème Lauvergeon'' était résolu ", souffle un dirigeant d'EDF... Et dire que, jadis, ces deux-là se faisaient la bise ! Mais Proglio est loin d'être le seul à serrer les mâchoires à la simple évocation d'Anne Lauvergeon. Bien avant, du temps où elle était sherpa de François Mitterrand, Hubert Védrine (avec qui les relations se sont depuis pacifiées) ne pouvait pas la souffrir. Le vieux président adorait en jouer. " Il disait souvent à Anne : ''Allons déjeuner devant les fenêtres de Védrine, ça le mettra en rage'' ", rigole Robert Pistre, son mentor des Mines. Plus tard, lors de son passage éclair chez Lazard, feu le banquier Edouard Stern nourrit une violente acrimonie à son égard. Après, il y eut l'ancien ministre de l'Economie Thierry Breton, le patron d'Alstom Patrick Kron, celui de BNP Paribas Michel Pébereau, le ministre de l'Ecologie Jean-Louis Borloo, le secrétaire général de l'Elysée Claude Guéant... Certains lui ont voué une haine obsessionnelle. " Je me souviens d'un ministre qui pouvait passer des heures à vitupérer "cette salope de Lauvergeon'' ", souffle un ex-serviteur de l'Etat.
Puissants mentors et amis
Faut-il voir du machisme dans ces détestations en série ? Ah, oui : voici venue la question piège. Car, bien sûr, Anne Lauvergeon est une femme. La seule femme française à la tête d'une multinationale de cette envergure. Sujet évident et tarte à la crème (antiâge). En plus, elle est une femme féminine, ce qui brouille encore un peu plus les choses. Est-ce une force ? Une faiblesse ? La question est-elle hors sujet ? " Anne n'est pas dans la séduction mais dans l'intellect, tranche le tranchant Jacques Attali, qui la connaît depuis l'Elysée. Dans le travail, c'est un homme. "
Et elle, qu'en pense-t-elle ? Bien sûr, le fait d'être mère l'incite à être efficace, voire impatiente - " Je tiens par-dessus tout à passer du temps le soir avec mes enfants. " Et elle se rend volontiers aux Women's Forum en tout genre, prêcher l'égalité de traitement dans le management. Quant au machisme, elle s'est fait une raison : ça s'arrange avec les nouvelles générations, mais oui, beaucoup ne supportent pas qu'une femme se hisse à ces sommets industriels. Elle a élaboré une théorie : les hommes qui ont des filles sont les moins machos, car ils ont épousé les ambitions de leur progéniture chérie en la voyant grandir. " Pour les hommes d'une certaine génération, je peux vous dire en une minute quels sont ceux qui ont une fille et s'ils l'aiment. Ils ont à mon égard une vraie bienveillance. "
Les relations père-fille, Anne Lauvergeon connaît bien. A l'entendre parler de son " papa ", ancien professeur d'histoire à Orléans, on devine que ce dernier demeure celui qu'elle désire rendre le plus fier. " Je le considère comme un génie, vous savez, il est intimidant : il sait tout sur tout et ne le montre pas ", souffle-t-elle dans le train de retour du Creusot, les yeux embués par l'amour. Aux débuts de sa carrière, la jeune normalienne a par ailleurs pu compter sur des mentors qui l'ont poussée dans la lumière. Raymond Lévy, d'abord, qui remarqua cette stagiaire " brillantissime " lorsqu'il dirigeait Usinor. " Plus tard, quand elle devait changer de fonction, elle me consultait pour que je lui dise que son idée était excellente... Ce qui était souvent le cas ", taquine l'ancien patron. Ensuite, il y eut Robert Pistre, son parrain aux Mines, de qui elle est encore très proche. Et enfin : François Mitterrand, qui la traita vite comme sa fille. " Anne est arrivée en 1990, extrêmement neuve et fraîche, quand nous étions déjà tous un peu usés, se souvient Attali. Le président adorait la proximité de cette jeune femme brillante et ambitieuse. "
Aujourd'hui, la reine de l'atome n'a plus besoin de mentor. Mais elle peut compter sur un réseau d'amis aussi impressionnant que celui de ses ennemis. " Si un jour elle m'appelle à 3 heures du matin pour me demander de l'aide, je me lève ", s'enflamme le patron de la banque Lazard, Matthieu Pigasse, qui la connaît depuis dix ans. " C'est une amie. Une très belle personne ", renchérit l'expert en géopolitique Alexandre Adler, qui la fréquente depuis un colloque donné pour Areva en Turquie il y a quelques années. Quand il était encore chez Generali, le parrain du capitalisme français, Antoine Bernheim, s'est lui carrément fâché avec Nicolas Sarkozy pour la défendre. " Il a tenu tête au président devant Silvio Berlusconi, qui n'avait rien à faire d'un débat Anne Lauvergeon. Mais ç'a rendu Sarko fou ", raconte un habitué des couloirs élyséens.
" Fidèlement "
Et on ne vous dit pas tout le bien qu'en pensent aussi l'avocat Georges Kiejman, le philosophe Michel Serre, l'écrivain Erik Orsenna, François Fillon (il assiste en voisin sarthois aux soirées qu'elle donne dans sa résidence secondaire La Hartempied, à Juigné-surSarthe), l'homme d'affaires Serge Tchuruk (ex-PDG d'Alcatel), ou encore l'ancien vice-ministre japonais Makoto Utsumi. Avec ce dernier, qu'elle a connu du temps où elle était sherpa à l'Elysée, elle continue, fidèle, de faire chaque année une étape de Saint-Jacques-de-Compostelle.
" Fidèlement ", c'est l'adverbe qu'elle a choisi, ce mardi 12 avril, au Creusot, quand une laborantine lui a demandé, écarlate, de dédicacer un nouveau microscope à balayage ultraperformant. " Un microscope à 1,5 million d'euros, ça va être ma première fois ! " s'est amusée la présidente, avant de s'exécuter. Les genoux à terre, elle a écrit au feutre noir : " A toute l'équipe, fidèlement, Anne Lauvergeon ". " Oui, j'ai hésité. Puis je me suis dit que ''cordialement'' était trop froid, et ''amicalement'' pas assez ", précise-t-elle, en réponse à nos questions, dans le train qui la ramène à Paris. " Dans sa com, Anne Lauvergeon mélange savamment le calcul et la spontanéité, décrypte un célèbre consultant en image. Ça fonctionne rudement bien ! " Confirmation en juin. Sinon, ça va coûter cher pour remplacer le microscope...
Un bilan économique discuté
"Olkiluoto ". ça n'est pas un exercice de prononciation, mais le cauchemar d'Anne Lauvergeon. Ce chantier finlandais débuté en 2005 a déjà pris quatre ans de retard et englouti des milliards d'euros... " Ajoutez à cela des investissements calamiteux dans les mines d'uranium, et vous comprendrez qu'on puisse être sceptique ", persifle un " camarade " du CAC, en pointant qu'hors opération exceptionnelle le groupe a accusé 423 millions d'euros de pertes en 2010. " Une mauvaise industrielle, Anne ? ça me fait rire ! s'empourpre en écho le banquier d'affaires Matthieu Pigasse. Elle a bâti ce groupe, et en a fait le numéro un mondial. " A la fin des années 90, alors présidente de la Cogema, Anne Lauvergeon ferrailla pour fusionner avec Framatome et construire un mastodonte du nucléaire. Elle en choisit jusqu'au nom, inspiré de la cathédrale espagnole Arévalo, visitée jadis avec ses parents. " Par ailleurs, Fukushima lui a donné raison dans son rejet du nucléaire low cost ", note Pigasse. Certes. Reste que, s'il a joué en faveur de sa reconduction, le drame nippon risque de compliquer la gestion d'Areva dans les prochaines années. L'hiver nucléaire pourrait bien être de retour.
© 2011 Marianne. Tous droits réservés.
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