Le modèle économique d'un média du XXIe siècle
Quand la saison du Festival arrivait à Cannes, sa maman écrivait à ses professeurs un mot d'excuse pour qu'il puisse goûter l'effervescence de la ville cinéma. Puis Grégoire Lassalle est devenu clown (diplômé), animateur radio (sur Europe 1), homme de marketing. Aujourd'hui, il n'a plus besoin de petit mot pour fréquenter les allées du Festival qui s'achèvera dimanche prochain. Il est à la tête du premier site Internet européen dédié au cinéma, le deuxième au monde derrière l'américain IMDb.
Au départ, en 1993, AlloCiné n'est qu'un numéro de téléphone, le 40 30 20 10, pour connaître les horaires des salles. Aujourd'hui, le site est devenu un véritable média dédié à tous les écrans. Seuls 7 % de son trafic sont générés par la consultation des horaires. Mais un média du XXIe siècle : économe, communautaire, versatile, encyclopédique, mondial et... très rentable. Acheté par Vivendi en pleine bulle Internet, il est cédé en 2003 à ses cadres, faute de mieux : la société affiche alors 6 millions de chiffre d'affaires et 7 millions de pertes. L'an dernier, AlloCiné a réalisé 25 millions de chiffre d'affaires pour une marge brute qui dépasse probablement les 50 %.
Le secret ? Pauvres journaux, bouchez-vous les oreilles. C'est la publicité qui afflue en masse ! Le groupe va lancer une télévision d'ici à l'été prochain, en grande partie pour absorber le volume de réclames supplémentaire.
Journalisme de données
AlloCiné fait travailler une trentaine de journalistes sur la centaine d'employés en France. Le reste se partage à parts égales entre les développeurs informatiques et les hommes de marketing. Né d'un besoin pratique, il est devenu fournisseur d'informations tous azimuts sur le cinéma. Mais il n'est pas qu'un équivalent de « L'Officiel des spectacles » sur le Web.
Présent sur la Toile depuis 1997, il utilise l'outil pour constituer une base de données unique sur son sujet. Les journalistes rédigent des fiches, des papiers, des interviews. A cette masse d'informations vient s'ajouter la véritable pierre philosophale de la société, capable de transformer le clic en or : les bandes-annonces. Elles sont fournies gratuitement par les distributeurs et constituent de formidables supports de publicité, car plus de 20 % des internautes viennent d'abord sur le site pour les regarder. Celle de « Very Bad Trip 2 » a été vue plus de 1 million de fois la semaine de sa sortie. Tout cela reste précieusement stocké et constitue la profondeur du site, qui prétend détenir des informations écrites et vidéo sur les films du monde entier depuis 1978. Au total, plus de 100.000 fiches et un peu moins de 30.000 bandes-annonces.
C'est cela le média moderne, l'alliance du journaliste et des bases de données qui permet à chacun de se constituer son journal. En revanche, AlloCiné se garde bien d'émettre la moindre critique. Il préfère afficher celles des journaux classiques, avec un classement par étoiles et des liens qui renvoient vers eux. Ainsi, il fait de ceux-ci des partenaires (gratuits) plus que des concurrents et ne court pas le risque de se fâcher avec ses annonceurs.
Autre différence par rapport à un média traditionnel, il est en évolution constante. Avec l'engouement pour les séries télévisées, il s'est vite branché sur cette nouvelle manne, avec les mêmes recettes, puis il a successivement créé des émissions vidéo autour du cinéma et des séries. Sa plus célèbre, « Faux Raccords », qui pointe chaque semaine les petites erreurs de montage des films ( le caméraman que l'on voit dans le rétroviseur...), est vue 1,5 million de fois chaque semaine. Sept chaînes existent aujourd'hui, il y en aura 15 en septembre. La future télévision, qui sera accessible sur le petit écran via son décodeur ADSL, diffusera chaque soir un débat et un film de patrimoine.
Conquête chinoise
Enfin, le modèle AlloCiné est facilement transposable à l'international. Le cinéma est un art mondialisé et chaque pays conquis enrichi sa base de films qui profite à tous. Le groupe s'est mis en chasse. Achetant ou s'implantant en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Espagne, au Canada, au Brésil, en Turquie ou en Russie.
Dernier coup fumant, la Chine, avec l'achat du premier site local, Mtime, monté par un ancien dirigeant de Microsoft Chine. Il s'agit de la plus grosse acquisition de la société. La seule pour laquelle Grégoire Lassalle a eu besoin de son actionnaire principal pour mettre sur la table les quelque dizaines de millions de dollars nécessaires.
Car, depuis 2007, AlloCiné est la propriété du fonds d'investissement new-yorkais Tiger Global. Ce dernier n'a pas hésité à débourser autour de 120 millions de dollars, soit près de dix fois le chiffre d'affaires de l'époque, pour acheter le français et en faire un leader mondial. Grégoire Lassalle suit cette feuille de route. Avec un objectif affiché : parvenir en 2012 à 50 millions de visiteurs uniques et 50 millions d'euros de chiffre d'affaires. Soit un doublement du trafic et des ventes en deux ans.
Marchandisation
Pour cela, la Chine ne suffira pas. Actuellement, la publicité représente 56 % du chiffre d'affaires, devant l'achat de billets et l'édition d'émissions vidéo et de sites Web pour des tiers. Avec le développement de la consultation sur mobiles, elle ne se développera plus beaucoup. L'idée est donc de transformer les internautes en acheteurs. D'où l'accord annoncé avec la FNAC la semaine dernière. Le tout aidé par un logiciel de recommandations permettant de connaître les goûts de chaque visiteur et de l'inciter à devenir prescripteur auprès de ses amis. Le Graal des web-commerçants.
Le groupe sait que ce changement de dimension n'est pas sans dangers. Et ceux-ci viennent aussi bien d'en bas que d'en haut. D'en bas car la « marchandisation » d'un site d'information plutôt communautaire risque d'irriter ses utilisateurs et de les reporter vers des offres alternatives, dont la plus simple est YouTube, première base de données vidéo du monde et filiale de Google.
La deuxième menace, venue d'en haut, est américaine. IMDb (Internet Movie Database) est un site de passionnés racheté en 1998 par le géant Amazon. C'est une plate-forme ouverte aux contributeurs extérieurs qui revendique 100 millions d'utilisateurs mensuels. La science de sa maison mère en matière de gestion de la relation client en fait un concurrent redoutable à l'international. IMDb est présent en Allemagne, Italie, Espagne, Portugal et France. La bataille ne fait donc que commencer et se déroule elle aussi dans les coulisses de Cannes.
Les chiffres clefs les Points forts les Points faibles
Chiffre d'affaires (2010) : 25 millions d'euros. Répartition : publicité (56 %), commission sur billets, émissions et sites Web pour des tiers, contenus pour des portails d'opérateurs. Audience (janvier 2011) 34 millions de visiteurs uniques, dont 10 millions en France, 11 millions en Chineet 10 millions en Russie. Effectif : 250 personnes (100 en France).Domination en France. Premier en Chine. Expansion rapide.Très présent sur les mobiles. Beaucoup de projets audiovisuels.Petit en Espagne etGrande-Bretagne. Concurrent du géant Amazon. Moins de pub sur le mobile.
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