Le Monde - International, jeudi 12 mai 2011, p. 6
La Chine sera-t-elle le principal bénéficiaire de la mort d'Oussama Ben Laden au Pakistan ? Alors que la tension est à son comble entre Islamabad et Washington autour de l'élimination de l'ex-chef d'Al-Qaida, les Pakistanais lorgnent discrètement sur Pékin dans le but de minimiser l'impact d'une éventuelle crise majeure avec les Etats-Unis.
Lundi 9 mai, le premier ministre pakistanais, Youssouf Raza Gilani, est intervenu devant le Parlement pour fournir des explications sur " l'affaire Ben Laden ". Son discours a été assez pauvre en révélations. En revanche, il a été éloquent sur la stratégie diplomatique qu'Islamabad entend mettre en oeuvre pour desserrer l'étau américain. M. Gilani a chanté les louanges de la Chine, qui, a-t-il dit, est " une source d'inspiration pour le peuple pakistanais ".
Dans la classe politique et l'opinion, la pression monte pour qu'Islamabad distende ses liens avec les Etats-Unis, dont l'attitude est jugée ingrate au regard des " sacrifices " consentis par les Pakistanais dans la lutte antiterroriste. Le chef de l'opposition, Nawaz Sharif, patron de la Pakistan Muslim League (PML-N), a sommé le gouvernement de réviser ses relations avec Washington après " l'attaque contre la souveraineté nationale " que constitue à ses yeux le raid américain d'Abbottabad.
Dans la presse, les appels à recourir à l'alternative chinoise se multiplient. Dans un article intitulé " Distinguer entre nos amis et nos ennemis ", le quotidien The Nation, proche de l'armée, écrivait, le 6 mai : " Il est temps que le gouvernement prenne ses distances avec le soi-disant ami américain et se rapproche de la Chine dont l'amitié a été éprouvée par le temps. "
A Islamabad, les analystes sont d'avis que la mort de Ben Laden va marquer une inflexion de la diplomatie pakistanaise. " Il est hautement probable que le Pakistan va se rapprocher de la Chine mais aussi de la Russie, nous déclare Imtiaz Gul, directeur du Centre for Research and Security Studies (CRSS). L'opinion s'interroge sur ce que nous avons gagné de l'alliance avec les Etats-Unis. Le résultat, c'est un concert de condamnations et un manque total de confiance. "
Iftikhar Murshid, ex-diplomate et aujourd'hui rédacteur en chef de la revue Criterion Quaterly, nuance légèrement la portée du tournant annoncé. " La relation entre le Pakistan et la Chine est déjà incroyablement profonde, note-t-il. Mais, bien sûr, elle peut l'être davantage. La perception, ici, est que la Chine est un partenaire sûr qui n'a jamais laissé tomber le Pakistan. Cela dit, nous ne mettrons jamais tous nos oeufs dans le même panier. "
La Chine a très vite compris tout le profit qu'elle pourrait retirer de la crise de confiance ayant éclaté entre le Pakistan et les Etats-Unis. Alors qu'Islamabad s'est trouvé brutalement l'objet d'une suspicion générale en Occident, Pékin l'a gratifié d'aimables commentaires. Le 6 mai, la porte-parole du ministère chinois des affaires étrangères a appelé la communauté internationale à témoigner au Pakistan " plus de compréhension et de soutien " tout en appelant au " respect de la souveraineté des Etats ", une critique implicite du raid américain. La presse officielle chinoise n'a pas été reste. Elle a jugé " injustes " les mises en cause du Pakistan dans le combat contre le terrorisme.
Jusqu'à présent, Islamabad était parvenu à trouver un équilibre entre son alliance avec les Etats-Unis et son amitié historique avec la Chine. La relation avec Washington a été erratique, notamment en raison des ambitions nucléaires pakistanaises. Au lendemain du 11-Septembre, la " guerre contre la terreur " a toutefois rapproché comme jamais les deux pays, le Pakistan monnayant habilement son statut d'" Etat ligne de front " (comme à l'époque de la guerre antisoviétique en Afghanistan), qualifié de " rente stratégique " par certains critiques.
De 2002 à 2011, les Américains ont déboursé autour de 20 milliards de dollars (14 milliards d'euros) d'aide pour le Pakistan, les trois quarts relevant de dépenses de sécurité. C'est cette assistance qui est aujourd'hui en question à l'initiative de membres du Congrès, estimant que Washington a été fort peu payé en retour.
De son côté, la Chine a considérablement renforcé sa présence au Pakistan depuis une dizaine d'années. Elle a construit le port de Gwadar (Baloutchistan), un accès à la mer d'Arabie qui lui permet de sécuriser ses approvisionnements énergétiques. Elle a aussi renforcé sa coopération nucléaire civile avec le Pakistan afin de faire contrepoids au resserrement des liens entre les Etats-Unis et l'Inde. Ce rôle de Pékin est apparemment voué à s'étoffer, reconfigurant ainsi les équilibres géostratégiques en Asie du Sud.
Frédéric Bobin
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