Le Monde diplomatique - Juin 2011, p. 16 17
Ces vingt dernières années, la convergence démographique des pays des rives sud et nord de la Méditerranée s'est poursuivie à un rythme soutenu. L'indice de fécondité - qui a servi à donner une image repoussante des mondes musulmans (1) - montre que le Liban, la Tunisie, le Maroc, la Turquie et l'Iran atteignent désormais des niveaux qui se rapprochent de ceux des pays européens.
Ces métamorphoses démographiques sont porteuses de transformations politiques irréversibles. Au Maroc, l'indice de fécondité n'a cessé de baisser depuis 1975, pour atteindre 2,19 enfants par femme lors de l'enquête de 2009-2010. En milieu urbain, il est à 1,84 enfant par femme, au-dessous du seuil de renouvellement des générations. C'est également le cas de la Tunisie, depuis une décennie.
Eu égard à la démographie, les révoltes arabes apparaissent comme inéluctables. Le processus que l'Europe a connu à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle s'est propagé dans le monde entier ; il ne pouvait épargner le sud de la Méditerranée, qui vit depuis quatre décennies les mêmes transformations démographiques, culturelles et anthropologiques. Le monde arabe n'est pas une exception : le croire reviendrait à pécher par essentialisme, en inventant un Homo arabicus ou un Homo islamicus par définition rétif au progrès.
Si l'on exclut les Libanais chrétiens - en raison de la présence des missions dès le XIXe siècle -, une partie du monde arabe a commencé à se métamorphoser à partir des années 1960 grâce à l'élévation du niveau d'instruction et à la baisse de la fécondité. Dans la Tunisie de Habib Bourguiba, la volonté de modernisation est passée par l'accès à l'enseignement, aussi bien pour les garçons que pour les filles. Au Maroc, les premiers gouvernements de l'indépendance avaient eux aussi fait de l'éducation leur priorité, avant que ces efforts ne soient freinés de peur que ne soient ébranlées les hiérarchies politiques - ce qui explique son retard actuel en matière d'alphabétisation, surtout pour les filles et en milieu rural.
La généralisation de l'instruction s'est accompagnée d'un contrôle accru de la natalité et de l'extension de l'utilisation de moyens de contraception. La baisse de la fécondité dans certains pays arabes a été si forte que les valeurs traditionnelles de type patriarcal en ont été ébranlées. La remise en cause du paterfamilias implique, à terme, celle de tous les " pères des peuples " - comme on l'a déjà vu en Tunisie ou en Egypte.
Révolte contre le père, rejet du dictateur
Il faut aussi noter le net déclin de l'endogamie, c'est-à-dire de l'étanchéité du groupe familial qui entraîne le repli des groupes sociaux sur eux-mêmes et la rigidité des institutions. Une société s'ouvrant sur l'extérieur est plus prompte à se révolter face à un gouvernement autoritaire. La scolarisation de masse et la baisse de la natalité peuvent ainsi, indirectement, provoquer une prise de conscience et déclencher les révoltes.
Les effets de ces bouleversements sur la sphère familiale sont à double tranchant. Limiter sa descendance permet de mieux soigner ses enfants, de mieux les nourrir, de les scolariser à un meilleur niveau et plus longtemps. Dans une famille restreinte - modèle vers lequel la famille arabe s'achemine -, les interactions père-mère et parents-enfants deviennent également plus " démocratiques ", ce qui ne peut qu'avoir des répercussions positives sur le plan social et politique. Les problèmes surviennent lorsque vivent ensemble un enfant instruit et un père analphabète mais détenteur du pouvoir absolu (héritage des sociétés patriarcales). La cohabitation devient alors malaisée. Ces troubles familiaux se retrouvent à une échelle plus globale et peuvent expliquer - partiellement du moins - certains phénomènes islamistes.
L'instruction généralisée des garçons puis celle des filles ont conduit à l'éveil des consciences, peut-être même à un certain désenchantement du monde, et induit une sécularisation de la société. Les jeunes universitaires au chômage ont été les premiers à se révolter. Mais, du Maroc à la Jordanie, les manifestants sont des deux sexes et appartiennent à toutes les classes d'âge et à tous les groupes sociaux : ces révolutions, de nature essentiellement séculières, ne sont pas l'apanage des jeunes.
Dans sa théorie du " choc des civilisations ", Samuel Huntington considérait l'augmentation de la proportion de jeunes dans la population comme un facteur de déstabilisation du monde et de développement de l'islamisme : elle apporterait des troubles sociaux, la guerre et le terrorisme (2). S'engouffrant dans ce sillage, certains politologues se sont aventurés à voir un lien de causalité entre jeunesse et propension à la violence. La faille principale de ce raisonnement est qu'il prend une donnée temporaire pour une réalité universelle et l'impute à des facteurs religieux et de civilisation. Cette vague de jeunes, qui a pour origine une période de forte fécondité avant les années 1980 et une forte baisse de la mortalité, serait consubstantielle à une mentalité commune à tous les peuples arabes ou musulmans, du Maroc à l'Indonésie.
Or les données démographiques révèlent une extrême diversité de situations. Elles montrent en particulier que la vague de jeunes est éphémère. Si nous suivons le paradigme de Huntington, à la violence politique des jeunes devrait bientôt succéder une " résorption " de cette génération, et donc un apaisement de la société. Il se trouve qu'au Maroc, en Algérie ou même en Arabie saoudite cette vague est dépassée depuis les années 2000. Le Liban, précurseur, a connu le pic de sa population jeune en pleine guerre civile, en 1985, et la Turquie en 1995 ; l'Egypte et la Syrie seulement en 2005. Mis à part au Yémen (où la décrue commence à peine) et en Palestine (où elle n'est entrevue que pour 2020), la prédominance démographique des jeunes aura totalement disparu dans trois décennies, pour rejoindre les niveaux européens.
(1) Notamment sous la plume de la journaliste Oriana Fallaci, La Rage et l'Orgueil, Plon, Paris, 2002.
(2) Samuel P. Huntington, Le Choc des civilisations (1996), Odile Jacob, Paris, 2000.
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