Le Figaro, no. 20806 - Le Figaro, vendredi 24 juin 2011, p. 2
Protégés de la concurrence par la censure, des sites chinois explosent sur un marché national d'un demi-milliard d'internautes. Au point de donner le jour à un Web parallèle, avec ses caractéristiques propres, et ses limites.
Le paradoxe est aussi étonnant que savoureux. Si, par essence, Internet est censé se jouer des frontières, unifier un monde qui n'en demande pas toujours tant, c'est pourtant dans ses espaces virtuels qu'une logique de « blocs » est en passe de se reconstituer. Avec d'un côté une planète « libre », celle de Google et de Facebook. Et de l'autre un monde chinois et « communiste », celui de Baidu et Renren. Entre les deux, un mur, comme il se doit. Ce qu'on appelle, avec un clin d'oeil pour la mythique grande muraille, le « Great Firewall ».
Caricatural, bien sûr, mais pas dénué de fondement. Un Internet aux « caractéristiques chinoises », pour reprendre l'expression consacrée quand Pékin veut parler de sa spécificité politique ou économique, a bel et bien vu le jour. Et la plus grande cyberpopulation au monde - près d'un demi-milliard d'internautes chinois - échange, se rencontre ou commerce sur des sites que le reste de la planète ignore. Des géants du Web sont nés. Renren, le Facebook chinois, a fait une entrée en fanfare le mois dernier à Wall Street. Tout un symbole.
Pour naître et croître, les grands sites Internet chinois ont, à l'évidence, bénéficié de la censure qui a frappé leurs concurrents occidentaux. Qu'ils soient bridés, comme Google, ou purement et simplement bloqués, comme YouTube, Facebook ou Twitter. Le voile noir sur ces derniers sites est tombé au lendemain des sanglantes émeutes dans la région du Xinjiang, à l'ouest du pays, en juillet 2009, afin d'éviter qu'informations et mots d'ordre ne circulent. C'est un peu comme si Pékin voulait créer un vaste Intranet chinois. Il est transparent qu'a été favorisé le développement de champions chinois du Web, bien plus faciles à contrôler. Mais, plutôt que ce coup de pouce très politique, les patrons de ces grands sites de l'Empire préfèrent expliquer que le public chinois est naturellement porté vers des outils plus proches culturellement de lui.
Débuts en Bourse flamboyants
Les histoires des temps pionniers du secteur rappellent celles entendues de l'autre côté du Pacifique. Ainsi, pour Renren et le parcours de son fondateur. Un doctorat américain de l'université du Delaware en poche, Wang Xing revient à Pékin où il tente de lancer une version locale de Friendster. Échec. Deux ans plus tard, il entend parler d'un nouvel outil, Facebook, et décide de le copier. Ou, disons, de s'en inspirer fortement. L'ancien diplômé de la prestigieuse université de Tsinghua vise essentiellement les étudiants, et son premier bébé s'appelle d'ailleurs « Xiaonei », soit « sur le campus », avant d'être rebaptisé « Renren ». La légende raconte que le jeune homme voulait alors contribuer à « bâtir un monde meilleur ». Et qu'il a commencé en 2005 flanqué de deux partenaires, avec 300 000 yuans (environ 30 000 euros), en louant trois petits appartements contigus aux abords de l'université. Là, ils ont passé des semaines entières, reclus, se nourrissant de nouilles instantanées et de lignes de code... En 2006, Wang vend, pour 4 millions de dollars. Il doit se dire qu'il aurait mieux fait d'attendre un peu.
Aujourd'hui, Renren - dont le nom signifie « tout le monde » - est le réseau social le plus populaire en Chine. Il revendique près de 120 millions d'« utilisateurs activés », avec deux millions de nouveaux membres par mois. Une banderole, dans une salle de détente du QG, proclame que « chaque jour, le nombre de personnes rejoignant renren.com pourrait remplir 230 fois la place Tiananmen »... Malgré les avertissements de certains analystes estimant que le groupe baigne dans un certain « flou », ses débuts en Bourse à New York ont été flamboyants. Son PDG, Joseph Chen, diplômé du Massachusetts Institute of Technology (MIT) et de l'université de Stanford, a expliqué que son objectif était de « révolutionner la façon dont les gens en Chine se connectent, communiquent, s'amusent et font leurs achats ». L'autre grand réseau social chinois, Kaixin - qui signifie « heureux » -, a dès l'origine visé une autre cible, les cols blancs. Son patron a d'ailleurs un autre profil. Cheng Binghao était directeur des technologies de Sina, le plus grand portail Internet du pays, quand il a démissionné pour créer Kaixin.
Existe-t-il réellement un « internaute chinois », avide d'outils spécifiques, plus proches culturellement ? Oui et non. « Je ne crois qu'à moitié à cette spécificité Internet chinoise, commente Renaud de Spens, spécialiste de l'Internet chinois. Quand on regarde de près, on voit d'ailleurs qu'il y a très peu de différences. Les interfaces, les fonctionnalités se ressemblent terriblement. Même s'il y a bien sûr des particularités, comme l'accent mis sur les gadgets ou les jeux. » Professeur à l'École normale de Pékin et spécialiste du sujet, Liu Deliang estime, lui, que ces sites sont bien différents, « sur le fond, en voyant toujours les choses, notamment l'information, sous l'angle chinois, et sur la forme, en utilisant des éléments graphiques chinois, comme la couleur rouge ». Certes, Kaixin s'est drapé de carmin, mais Renren affiche, lui, un bleu très « facebookien ». Dans un entretien avec un journal de Canton, Cheng Binghao s'est défendu d'avoir copié Facebook et a expliqué qu'il avait beaucoup innové, afin de coller aux goûts des internautes chinois. Notamment avec le jeu « paroles sincères », inspiré d'un divertissement très populaire chez les jeunes cadres. Ou avec l'application « acheter une maison », répondant à l'aspiration première de la classe moyenne.
La popularité de ces réseaux fait peur à certains. L'Armée populaire de libération (APL) vient ainsi d'interdire les réseaux sociaux à ses 2,3 millions de membres, par peur de la « fuite de secrets ».
« Jeu social » et rencontres en ligne
Si tous ces sites sont à l'évidence des rejetons des grands aînés occidentaux, « ils ont aussi développé des applications parfois supérieures à celles de leurs inspirateurs », constate Renaud de Spens. Weibo, le Twitter chinois, qui rencontre un immense succès, permet d'échanger des photos plus facilement que son grand frère occidental. De la même façon, Renren a une application qui permet de voir qui consulte votre profil. Une fonction utile et plaisante pour certains, mais qui suscite aussi des critiques chez les internautes chinois, dérangés par son côté « mouchard ». Baidu propose une encyclopédie du type Wikipédia, très bien faite. Le Google chinois a aussi fait un tabac avec son moteur de recherche MP3 - donc avec le téléchargement de musiques illégales. Sous le feu des critiques, notamment américaines, il a annoncé qu'il allait lancer ce mois-ci Baidu Ting, un service légal de musique avec un volet réseau social.
Une grande partie de la population chinoise s'accommode de cet Internet en partie coupé du reste du monde. Même si les intellectuels jugent Google supérieur pour leurs recherches. Ou si les étudiants se sentent isolés. Phoebe, 26 ans, qui vient d'étudier deux ans à Philadelphie, a à la fois un profil Renren et un profil Facebook, avec l'obligation de contourner la censure si elle veut consulter ce dernier. « Renren me fait rester dans nos frontières, dit-elle. Facebook me permet de garder le lien avec mes amis de l'étranger. » Ajoutant : « La différence est aussi qu'ici on va beaucoup sur ces réseaux pour jouer. Et pour des rencontres sentimentales. » Le « jeu social » est l'objet d'une véritable folie en Chine. Renren a fait un tabac avec son jeu Happy Farmer, vite imité par son concurrent Kaixin et son Happy Garden. L'affaire est financièrement très juteuse. Le grand fabricant américain de chips Lay's a ainsi utilisé Happy Farmer pour lancer une grande campagne chinoise, qui s'est révélée extrêmement efficace.
Pas un jeune sans son compte QQ
Le dating porte aussi les sites au septième ciel. Le South China Morning Post racontait récemment comment Dong, une jeune enseignante pékinoise de 26 ans, s'était fait « brancher » de manière on ne peut plus directe sur Renren. Par un jeune collégien lui expliquant qu'il n'était « pas mauvais », sachant qu'il parlait là d'une matière peu académique. « Je dis des choses que je suis absolument incapable de dire dans la vie réelle, explique Zhang, un étudiant de 23 ans. Vous savez, on n'est pas encore très à l'aise avec le flirt, ici. » Là encore, les ressorts se retrouvent en Occident. Mais, dans une culture où les verrous sociaux sont encore forts, où le mariage arrangé par les parents est encore très répandu, la bascule est spectaculaire. Le mois dernier, le premier site Internet chinois de rencontres - il revendique une part de marché de 44 % -, Jiayuan.com, s'est aussi lancé en Bourse à New York.
Pas un jeune Chinois ne vit sans son compte QQ, le plus populaire des sites de chat.Si l'engouement est aussi fort pour tous ces sites, « c'est sans doute parce que cette capacité d'expression est nouvelle en Chine et qu'elle est plus compliquée dans d'autres champs de la vie quotidienne, à la différence de l'Occident », avance le professeur Liu Deliang. Peut-être aussi parce que ces réseaux sociaux collent à la culture traditionnelle des guanxi, ce tissu de relations indispensable pour réussir socialement et dans les affaires en Chine.
Les nouveaux empereurs du Web chinois, en tout cas, se portent bien. L'an dernier, Robin Li, le patron de Baidu, 44 ans, a bondi de la 14e à la 2e place du classement des milliardaires chinois, avec une fortune estimée à plus de 7,2 milliards de dollars. Cette dernière aurait plus que doublé depuis les déboires de Google, Baidu dominant désormais 73 % du marché chinois. Mais les sites chinois sauront-ils partir un jour à l'assaut du monde ? La censure qui les a aidés à grandir risque cette fois-ci de les handicaper pour devenir des champions internationaux. Les grands murs, l'histoire l'a souvent montré, isolent autant qu'ils protègent.
Chaque jour, le nombre de personnes rejoignant renren.com pourrait remplir 230 fois la place Tiananmen...
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Il y a 1 an
1 commentaires:
C'est vrai que quand je vois mes amis chinois qui vont sur internet, ils sont complètement coupés du monde, et ainsi, ils ne lisent que ce que le gouvernement veut bien leur montrer ou leur faire penser...
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