Marianne, no. 737 - Idées, samedi 4 juin 2011, p. 74
Enquête exclusive du cabinet Technologia
Confrontés à la défiance et aux objectifs de rentabilité, bousculés par l'avènement du Web, les journalistes, professionnels d'un secteur en crise, sont sous haute pression. Le vague à l'âme, ils redoutent la fin de leur métier.
"Il y a beaucoup de défiance à l'égard des journalistes. Nous sommes de moins en moins nombreux. Et le modèle économique ne marche pas. C'est angoissant." L'auteur de ce constat désespéré, Bob Woodward, est l'un des mythes de la presse mondiale. Reporter depuis quarante ans au célèbre Washington Post, il est, avec son confrère Carl Bernstein, l'incarnation du journalisme d'investigation. A partir de 1972, leurs enquêtes ont fait éclater au grand jour le scandale du Watergate qui conduisit, deux ans plus tard, à la démission de Richard Nixon de la présidence des Etats-Unis. A 68 ans, Woodward a conservé sa passion du journalisme, mais cette star, que le succès devrait mettre à l'abri des interrogations existentielles sur son métier, exprimait le 2 avril dernier, dans un entretien accordé au Monde Magazine, une profonde inquiétude que partagent, en fait, la majorité des journalistes français aujourd'hui : "De la même façon qu'il y eut une bulle des nouvelles technologies et une bulle immobilière, je crois qu'il y a une bulle de l'information. Et qu'elle va exploser."
Prix Albert Londres, directeur de la rédaction nationale de France 3, puis rédacteur en chef du journal de 20 heures de France 2, aujourd'hui chargé de l'avenir numérique de l'information de France Télévisions, Hervé Brusini, dans Copie conforme (1), dresse un constat tout aussi alarmiste : "[...] c'est à présent le journalisme qui doute de lui-même. La qualité de son rapport au citoyen nourrissait depuis longtemps déjà de multiples interrogations. Et cela se caractérisait, principalement, par de la défiance [...], des sondages venant régulièrement confirmer l'ampleur du malaise. Mais désormais d'aucuns avancent ouvertement la possibilité d'une fin prochaine des médias classiques et de la corporation qui les alimente".
Malaise dans l'information. La raréfaction des lecteurs et la contraction des recettes publicitaires posent ouvertement la question de la survie économique de la presse écrite. Sur les écrans de télévision, la grand-messe du 20 heures est de moins en moins fréquentée et une époque semble s'achever. "Dans le même temps, ajoute Hervé Brusini, Internet explose. Pour tous, une page semble se tourner et cela sans commune mesure avec l'apparition d'une technologie nouvelle, en l'occurrence le numérique qui changerait la donne. Cette fois, la cause semble plus profonde et donc plus redoutable."
Rongée par un virus ?
Crise destructrice ou simples turbulences dans un univers des médias en révolution permanente depuis un siècle ? Après tout, le papier a résisté à l'irruption de la radio, puis de la télévision. Pourquoi Internet serait-il le fossoyeur d'un monde dont les mutations successives n'ont fait qu'élargir le public ? On pourrait croire, au contraire, que le Web constitue l'idéal démocratique de l'information pour tous, à portée de clic. Avec, pour preuve, ce printemps arabe qui voit des peuples, mieux éduqués, donc mieux informés, se révolter contre des dictatures en utilisant tous les moyens modernes de la communication à leur disposition. Par son travail d'information depuis des années, Al-Jazira, la chaîne satellitaire qatarie, a, d'ailleurs, été un starter au moins aussi important que Twitter, Facebook ou les smartphones dans la naissance de ce vent de liberté. Au coeur de ces révolutions, média rime avec liberté. Alors que Kadhafi s'accroche à son pouvoir, à Benghazi, centre névralgique de la révolte libyenne, fleurissent déjà des journaux et une télévision farouchement attachés à leur indépendance. Ces événements sont en tout cas la preuve éclatante du rôle décisif d'une information sans censure pour les peuples qui aspirent à la démocratie et de son impérative nécessité dans les pays qui jouissent depuis si longtemps de l'effervescence médiatique qu'ils finissent par en oublier l'absolue nécessité.
C'est d'abord pour évaluer ce lien entre démocratie et qualité de l'information que le cabinet Technologia, spécialisé dans la prévention des risques professionnels, avec le concours du SNJ (Syndicat des journalistes), a mené une longue enquête sur le travail réel des journalistes français. Cette étude, que Marianne présente en exclusivité, confirme que de méchants virus rongent ce métier dans lequel même les plus chevronnés se sentent désormais mal à l'aise. "Je ne m'épanouis plus intellectuellement. On enquête de moins en moins. On réfléchit de moins en moins", confesse l'un des 1 070 journalistes qui ont répondu à un questionnaire adressé à quelque 7 000 détenteurs de la carte de presse et complété par 130 entretiens qualitatifs. Une radiographie sérieuse, car chaque membre de cette profession aux multiples visages peut se retrouver, "par identification ou par répulsion", selon les rédacteurs du rapport, dans les tendances relevées.
En fait, la profession de journaliste est, aujourd'hui, dévorée par le stress. Trois profondes mutations en sont la cause, d'après Jean-Claude Delgènes, le directeur général de Technologia : "La première est celle de la profonde rupture dans les modes de consommation des lecteurs de la presse écrite, mais aussi des auditeurs et des téléspectateurs. La deuxième est celle du modèle économique, en particulier pour la presse écrite, mais aussi pour les autres supports dans l'audiovisuel. La remise en question de ces modèles ne permet plus une visibilité stratégique. Elle contribue à la remise en cause d'un modèle social, même s'il n'a jamais été établi, et c'est à souligner, que la démocratie devait s'appuyer sur un modèle économique à l'équilibre dans la presse. Enfin, la dernière est celle de la rupture dans le métier. Les journalistes ne sont plus les seuls à traiter les nouvelles et l'événement peut même se passer d'eux."
L'ère du soupçon
On peut, naturellement, balayer d'un revers de main les états d'âme d'une profession vilipendée par les gens de pouvoir et, surtout, de plus en plus mal aimée des citoyens. Non sans de bonnes raisons. Les journalistes sont accusés pêle-mêle de vivre dans le corporatisme, la défense de leurs seuls intérêts et la collusion avec les politiques. Les médias professionnels sont entrés, de fait, dans l'ère du soupçon. Au point de voir fleurir sur Internet un journalisme dit citoyen, génération spontanée qui revendique de dire la vérité face à des journalistes professionnels accusés, eux, de connivence avec leurs sources et présumés coupables d'accepter les contraintes politiques, économiques et commerciales des entreprises auxquelles ils appartiennent. "Tout un chacun peut s'improviser journaliste, souligne le rapport Technologia, et déclencher un buzz sur le Net qui revient en boomerang dans les rédactions. Les journalistes se sentent dépossédés par cette intrusion manifeste dans l'exercice de leur profession qui accélère le rythme de travail, et dégrade, par ailleurs, la qualité de l'information."
Ainsi fusent des réquisitoires faciles qui opposent la culture du témoignage du citoyen à la culture de la preuve du journaliste et gomment l'essentiel : les médias sont un enjeu démocratique fondamental qu'il serait très dangereux de négliger. "Il convient de préserver cette profession, si l'on veut éviter l'altération de la démocratie", insiste Jean-Claude Delgènes. Une vérité qu'il n'est pas inutile de rappeler alors que les journalistes finissent par jouer le rôle de boucs émissaires du mal-être français et sont les cibles favorites de certains acteurs de la vie publique qui, soit n'ont de cesse de les fustiger, à l'image de Jean-Luc Mélenchon et de Marine Le Pen, soit cherchent à les contrôler par de multiples intrusions. Démonstration par Franz-Olivier Giesbert dans son dernier livre consacré à Nicolas Sarkozy, M. le Président (2) : "Je dois encore à la vérité de dire que, dès les premiers mois de sa présidence, il n'a cessé, si j'en crois les gazettes ou ce qui m'est revenu aux oreilles, de harceler le propriétaire du journal où je travaille ou mes employeurs de la télévision publique pour qu'ils me virent de toute urgence, sous prétexte que j'étais - je le cite -"un rat d'égout" ou "un pervers fétide". Il a même assuré à des amis communs qu'il allait me "détruire" ou - c'est une de ses expressions favorites - "s'occuper de moi"."
L'indépendance de la presse est devenue une valeur si évidente qu'on s'assied dessus. On a oublié que la liberté d'expression n'est jamais définitivement acquise et qu'elle est consubstantielle à la démocratie, comme le proclamait Victor Hugo dans un vibrant discours à la tribune de l'Assemblée nationale, prononcé le 11 septembre 1848, pour protester contre la suspension des journaux voulue par le gouvernement Cavaignac : "Le principe de la liberté de la presse n'est pas moins essentiel, n'est pas moins sacré que le principe du suffrage universel. Ce sont les deux côtés du même fait. Ces deux principes s'appellent et se complètent réciproquement. La liberté de la presse à côté du suffrage universel, c'est la pensée de tous éclairant le gouvernement de tous. Attenter à l'une, c'est attenter à l'autre. La liberté de la presse, c'est la raison de tous cherchant à guider le pouvoir dans les voies de la justice et de la vérité."
Repères bousculés
Il serait, sans doute, utile d'inscrire ce discours dans les cours d'instruction civique ou ce qu'il en reste. La liberté de la presse n'est pas, en effet, que l'affaire de la presse. Paraphrasant Marc Bloch dans l'Etrange Défaite, il est temps aussi de dire que "les Français feraient bien de se remettre à l'école de la vraie liberté de l'esprit pour retrouver une cohérence de la pensée qu'une étrange langueur leur fait perdre".
La défense de cette précieuse "liberté de l'esprit" incombe, évidemment, en premier lieu aux journalistes dont le devoir numéro un est d'être des hérétiques. Le sont-ils encore ?
La réponse du cabinet Technologia est sans appel : non. C'est une étrange défaite, en effet, qui envahit les hommes de presse. "La profession dans son entier, écrivent en conclusion les auteurs du rapport, se sent en situation de fragilité." Peur sur la presse. Et peur dans la presse où s'installe le même pessimisme que dans l'ensemble de la société française.
Une peur qui prend des visages multiples. Il y a, d'abord, ce sentiment que le public a modifié sa manière de consommer l'information. Ce glissement bouscule tous les repères d'une profession qui passe son temps à ausculter les autres mais reste très ignorante d'elle-même. "Les journalistes, qui s'octroient la mission de faire connaître le vaste monde à leurs semblables, écrivait déjà Jean-François Revel en 1997 (3), sont souvent, de tous les humains, ceux qui connaissent le plus mal leur petit monde à eux."
La lucidité serait-elle en train de les gagner ? Oui, si l'on en croit l'enquête de Technologia. L'évolution de la consommation de l'information est perçue comme une menace par 62 % des journalistes de la presse écrite, 40 % des journalistes de la radio et 32 % des journalistes de la télévision. L'échelle des peurs donne, au passage, la magnitude des séismes : énorme dans l'écrit, elle décroît à la radio et à la télévision. Il est vrai que, sur le front de l'écrit papier, depuis trois ans, les mauvaises nouvelles poussent comme de mauvaises herbes. La crise de la presse s'est installée dans le sillage de la crise mondiale. Tous les indicateurs y sont préoccupants. En France comme ailleurs. Dès 2008, la vente des quotidiens baissait de 4,6 % aux Etats-Unis, des titres aussi prestigieux que le Los Angeles Times ou le Chicago Tribune devaient se placer en faillite et des dizaines de quotidiens moins connus sont passés de vie à trépas. Dans la famille des magazines, des journaux de renom comme Business Week et Newsweek ont été cédés non sans mal et à bas prix tant leur diffusion et leurs recettes s'étaient effondrées.
En France, les états généraux de la presse écrite, fin 2008, dressaient le même constat d'affaiblissement, voire de faillite, si les aides de l'Etat (plus de 1,8 milliard d'euros chaque année pour l'ensemble des médias) ne la transformaient en économie sous assistance respiratoire. Or, rien n'est venu inverser cette tendance depuis trois ans. Bien au contraire. La vente au numéro de tous les magazines est en baisse ou stagne depuis deux ans. Une érosion que la plupart des hebdomadaires d'information - Marianne s'y est toujours refusé - compensent en bradant leurs abonnements pour maintenir sous perfusion leur diffusion globale ou en développant les ventes dites par tiers à des tarifs ridicules (aux hôtels, aux aéroports, aux grandes écoles, etc.). Patrick Bartement, le directeur général de l'Office de justification de la diffusion (OJD), a lui-même vendu la mèche : "Derrière une apparente stabilité [en 2010] se cachent pourtant des variations plus fortes. L'augmentation des ventes par tiers compense parfois la baisse des ventes individuelles." Depuis la naissance de Marianne en 1997, aucune réussite spectaculaire n'est, d'ailleurs, venue enrichir le marché des magazines. Le trimestriel XXI mérite, certes, d'être salué tout en soulignant, aussitôt, que ce périodique ne franchit pas la barre des 50 000 exemplaires.
Dans le marécage des quotidiens, les ventes au numéro continuent à s'enliser mois après mois : 4,5 % de baisse au premier trimestre 2011 par rapport au premier trimestre 2010. Pas plus qu'une hirondelle ne fait le printemps, quelques sursauts de vente, brandis ici ou là comme des bulletins de victoire définitive, ne doivent faire illusion : entre le papier et le Web, l'écrit ne sait plus à quel support se vouer.
Et le trouble ne risque pas de se dissiper. Car tous les clignotants de l'imprimé en général passent peu à peu au rouge. La presse devrait ainsi s'alarmer du choc que vient d'encaisser le monde de l'édition. En février 2011, le marché américain du livre a brutalement basculé. Pour la première fois, il s'y est vendu plus de livres numériques que de livres de poche : 90,3 millions de dollars de chiffre d'affaires pour les premiers, moins de 85 millions de dollars pour les seconds ! Ce phénomène rappelle, évidemment, ce qui s'est passé, il y a quelques années, pour la musique et l'industrie du disque, désormais sinistrée. Inutile, donc, de se voiler la face : les journaux vivent sous la même menace. "La pierre tombale du PDG de Google, dit encore Bob Woodward, devrait porter l'inscription : "J'ai tué les journaux.""
Valse des propriétaires
Ne nous aveuglons pas : la presse écrite n'est pas seule bousculée par cette crise. Aucun des autres médias traditionnels n'est épargné. D'autant que cette mutation des consommateurs va de pair avec un bouleversement économique qui, selon le cabinet Technologia, "affecte les conditions de travail et la qualité de l'information". La contraction des ventes et des auditoires accompagne, en effet, une érosion ou une stagnation des recettes publicitaires qui remettent en cause à la fois l'équilibre économique des médias et leur indépendance, en les plaçant sous la pression de leurs actionnaires.
L'inéluctable s'écrit jour après jour avec des transferts de ressources vers Internet (moins cher donc plus attractif) qui ne compensent pas les pertes enregistrées. Totalement déstabilisés par ce cataclysme, les quotidiens nationaux français viennent ainsi de connaître une valse des propriétaires et des dirigeants sur un rythme inédit. En l'espace de quelques semaines, on a vu le Monde changer à la fois de mains et de direction, Libération et le Figaro changer de directeur, le Parisien être mis en vente puis conservé par son actionnaire historique faute de trouver un repreneur au prix souhaité.
Dans ce shaker, les journalistes ont le tournis et doutent de leur métier, notamment de sa valeur première : l'indépendance. Sont-ils indépendants ? interroge le cabinet Technologia. "Non, répondent près de la moitié (44 %) des journalistes interrogés, les journalistes ne sont pas indépendants." Il est vrai que ce débat-là est particulièrement vif dans notre pays "en raison, poursuit le rapport Technologia, des conditions dans lesquelles le journalisme s'y est construit. La presse s'est développée en parallèle à la démocratie et à la création de l'instruction civique".
Ce doute terrible sur l'indépendance prend, néanmoins, des formes différentes selon les médias. Chacun a sa propre hiérarchie des menaces. Pour 62 % des journalistes de la presse écrite, le principal danger provient des changements d'habitudes du consommateur ; viennent ensuite les annonceurs (45 %), les groupes industriels (42 %) qui sont souvent les actionnaires, enfin l'Etat (19 %). A la télévision, l'Etat inspire la crainte de 42 % des journalistes, suivent les annonceurs (40 %), les groupes industriels (38 %), puis les consommateurs (32 %). Les journalistes radio redoutent, eux, avant tout la mutation du consommateur (40 %) et l'Etat (40 %), ensuite les annonceurs (32 %) et les groupes industriels (32 %). Témoignage d'un journaliste de presse écrite placé sous la pression de son nouvel actionnaire : "Un rédacteur en chef et un directeur de rédaction ont été recrutés par l'actionnaire. Ce dernier a acheté le journal 1,3 milliard d'euros. Quand cet actionnaire majoritaire est arrivé, il a voulu intervenir dans le contenu du journal au niveau des opinions et des orientations, par exemple au moment de la réforme des 35 heures. Il a demandé que les journalistes écrivent un article avec un angle défavorable. Les journalistes l'ont fait. Ont succédé d'autres demandes qui ont été traitées. Lorsqu'il est devenu maire, il a demandé de passer à la une du journal avec photo et légende. Les journalistes n'ont pas obéi. Ils ont écrit une petite brève, ce qui a déplu au propriétaire. Cette histoire a commencé à mettre le feu au sein de la rédaction. Cela a entraîné un vote à 97,3 % contre le directeur de la rédaction. Il est resté jusqu'en 2008, il a ensuite été remplacé."
La pression du politique est, elle, plus subtile. Elle naît de rencontres régulières, de la pratique du "off" dans laquelle on ne sait plus qui manipule qui, de liens de confiance qui peuvent altérer l'objectivité du journaliste contraint de circuler en permanence au bord d'une ligne jaune que ses interlocuteurs le poussent à franchir pour mieux le manipuler et transformer la connivence en complicité. Mais est-on encore journaliste lorsqu'on retient l'information pendant des années pour la lâcher, finalement, dans un livre, lorsqu'elle n'a plus de valeur que pour l'histoire ? Le devoir du journaliste n'est-il pas le temps réel pour offrir au lecteur, à l'auditeur ou au téléspectateur une information de qualité et améliorer le débat démocratique au moment où les événements se déroulent ?
La menace publicitaire, plus insidieuse, est elle aussi préoccupante. "L'ingérence des annonceurs, constatent les enquêteurs de Technologia, n'est pas négligeable, dans la mesure où elle restreint très sérieusement la liberté des journalistes. En dehors du fait que les clients annonceurs sont susceptibles de voir d'un mauvais oeil qu'un journal subventionné par leur manne publicitaire puisse faire état de problèmes au sein de leur entreprise, la pression des annonceurs peut aussi se traduire par la politique d'achat des abonnements. En effet, sous la menace d'une résiliation d'achat d'abonnements ou de numéros spéciaux - menace pesant sur la distribution du journal -, la direction peut être amenée à intervenir auprès des journalistes pour les appeler à la conciliation." Comment résister à un grand patron du luxe, qui investit 1 million d'euros de publicité chaque année dans un magazine, lorsqu'il décide de supprimer cet investissement parce qu'un article lui a déplu ? Un petit déjeuner peut apaiser les choses, mais une épée de Damoclès pèse alors sur le journal. Seule issue, sauf à perdre cet énorme budget : donner la parole à ce groupe pour qu'il puisse répondre à d'éventuelles mises en cause, sans pour autant renoncer au travail journalistique dès lors que l'on est sûr des faits.
Chère, très chère liberté
L'équité est une méthode, pas une assurance tout risque contre les annonceurs. Mais le journalisme n'a pas d'autre choix que de vivre dangereusement. Sa liberté est à ce prix et qu'importent les conséquences financières dès lors que l'on se bat pour publier une information exacte. Ce qui est perdu d'un côté est, néanmoins, largement compensé sur le long terme par la confiance renforcée des lecteurs. Quel autre magazine que Marianne, dont l'équilibre économique ne repose pas sur la publicité, pourrait aujourd'hui dire la vérité sur les pratiques de la grande distribution ? L'indépendance n'est pas un confort, c'est un état d'esprit dont les sociétés de journalistes ne sont que les ultimes garants. Avec la curiosité, elle est l'âme même du journaliste dont la vie est, par nature, une prise de risque. L'indépendance est avant tout dans la tête et, bien évidemment, elle n'est pas de tout repos. Le journaliste la défend par son travail quotidien au risque de perdre son emploi dès lors qu'il dérange. La vérité, cependant, n'a pas de prix. Elle passe par une exigence absolue dans sa traque et une rigueur opposable à tous ceux qui la contestent. Comme l'écrit Hervé Brusini : "Le simple citoyen - le lecteur, l'auditeur ou le téléspectateur - fréquente le journalisme, précisément parce qu'il pense - quoi qu'il en dise - y voir la vérité. Qui voudrait être le fidèle d'un journal habitué au mensonge ? Quant au journaliste, lui, il maîtrise les procédures pour forcément énoncer le vrai. Elles forment ce qu'on appelle la professionnalisation..."
Jean-François Revel dressait en 1997 un tableau comparable, mais il le concluait par un terrible acte d'accusation (3) : "L'un des méfaits de la jeunesse du journalisme, avant-dernier-né dans l'ordre chronologique d'apparition (juste avant le cinéma) des activités de l'esprit, c'est que les membres de la corporation n'acceptent pas l'idée qu'ils exercent un métier à risques, où l'on doit mériter sa place par son talent ou, du moins, par une compétence indiscutable dans un domaine précis. Ils veulent savourer à la fois la gloire de voir leur nom imprimé et la sécurité de l'emploi du modeste anonyme fonctionnaire."
Passions et pressions
Le propos est rude et difficile à accepter pour des journalistes peu enclins à l'autocritique. Il n'en demeure pas moins que le blues les submerge sous l'impact des transformations du marché de l'information. Technologia en a recensé les conséquences : "Fatigue : 46 % admettent ne pas avoir assez de temps de récupération entre deux périodes particulièrement chargées. Vitesse : 68 % estiment devoir travailler plus vite qu'auparavant. Charge de travail : 73 % indiquent qu'elle a augmenté ces dernières années. Santé : 55 % pensent que leur activité professionnelle actuelle a une incidence négative sur leur santé. Stress : 89 % avouent avoir été stressés ou fatigués par leur travail dans les douze derniers mois (dont 44 % estiment que cela arrive souvent)."
Un lamento étonnant dans un métier de passion qui, en principe, s'exerce vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il est vrai que les conditions de son exercice connaissent une authentique révolution du fait des trois ruptures qu'il subit. Les journalistes ont perdu leur boussole traditionnelle dans des mutations qui prennent de vitesse les médias traditionnels. Tout le monde court derrière Internet sans en avoir vraiment trouvé le modèle économique. On navigue à vue entre sites payants et sites gratuits, on fusionne les rédactions pour réaliser des économies sans se préoccuper de la temporalité des différents médias que l'on rapproche.
Le Web bouscule tout : il raccourcit les délais et pèse sur l'organisation même des rédactions. On demande ainsi à chaque journaliste de devenir un généraliste capable de jongler entre le Net et le papier, la radio et le Net, la télé et le Net, quand ce n'est pas entre les quatre à la fois. La qualité, du coup, n'est plus au rendez-vous et la spécificité de chacun disparaît. Pourquoi lire un journal où l'on retrouve tout ce qui a été dit sur son site Internet ? "Le travail d'investigation passe de plus en plus à la trappe, constatent les enquêteurs de Technologia. La collecte des données est limitée, car le temps s'accélère et la charge de travail se renforce. Les moyens octroyés, particulièrement aux grands reportages, s'effondrent. La vérification, pierre angulaire de la fierté professionnelle, reste une exigence largement respectée, mais le temps pour s'y adonner se raréfie. Par ailleurs, des tâches annexes, liées notamment à la publication Web, viennent s'ajouter au travail lui-même qui tend à se morceler et générer un journaliste à tout faire." Cette exigence de flexibilité, alliée aux contraintes économiques, conduit, en outre, les entreprises de médias à faire de plus en plus appel à des pigistes soumis à une énorme pression liée à leur précarité et "à une érosion psychologique". Le rapport Technologia conclut : "Au bout du compte, c'est le sentiment de dépossession du travail accompli qui est au rendez-vous. Cette dépossession qui pèse sur la qualité de l'information et, in fine, sur la démocratie."
Cette déglingue du métier du journaliste pousse à des conduites d'échec. Les médias sont pris dans un cercle vicieux dont ils ne parviennent plus à sortir. C'est le syndrome du perroquet : tout le monde copie tout le monde parce que tout le monde a peur de ne pas faire comme tout le monde. Ainsi l'information s'est transformée en une énorme bulle médiatique qui, au fil des jours et des heures, se gonfle et se dégonfle en un mouvement continu. Plus personne ou presque n'ose faire un pas de côté dans une compétition qui n'a plus de sens. La vitesse et l'émotion deviennent les règles d'un jeu qui n'a rien à voir avec la recherche de la qualité de l'information.
Les médias ne travaillent plus assez sur leur identité et leur singularité éditoriale dans un paysage en révolution. Ils convergent et se banalisent tandis que les journalistes deviennent une gent moutonnière. On est passé de l'analogie à la reproduction, puis de la reproduction à "la copie conforme". Au terme d'une étude minutieuse sur les journaux télévisés des différentes chaînes de télévision face aux catastrophes naturelles, Hervé Brusini écrit dans son livre : "Une grammaire de la catastrophe est à l'oeuvre, une sorte d'uniformité du traitement de la détresse."
Au passage, la recherche de l'information, toujours coûteuse, passe au second plan devant l'affirmation du point de vue qui, lui, n'exige pas d'investissements. "Le système, constate Bob Woodward dans le Monde Magazine, est obsédé par la vitesse, par l'obligation de répondre à une pseudo-impatience du public, alors que ce monde complexe a besoin d'un journalisme de grande qualité, qui exige travail et enquête en profondeur. On ne fait pas un reportage par téléphone ou en surfant sur Internet."
Une terrible inversion est en même temps en train de se produire. Jusqu'à des temps récents, le journaliste dominait en principe l'événement pour le décortiquer, l'analyser, le comprendre. A présent, comme le constate encore Hervé Brusini, "l'événement est maître du jeu". Ce qui a fait dire à Pierre Nora, il y a bientôt trente ans déjà, dans la revue Communications, que nous vivons dans un "état de surinformation perpétuelle et de sous-information chronique". Le triomphe de l'événement, "l'actu", comme on dit dans les rédactions, a redéfini les pratiques mêmes du métier de journaliste : on livre l'événement à l'état brut, on se soumet à son irruption ou on le commente à bâtons rompus, mais on ne le décrit plus, on ne le suit plus, on n'enquête plus. On s'efface devant l'instantanéité du fait pour le problématiser sur-le-champ et en faire un sujet de société ou d'analyse politique, donc de discours. Enfin, la hiérarchisation devient collective, comme si les médias, oubliant leur identité propre et la singularité de leur positionnement éditorial, obéissaient à la même réaction pavlovienne.
Ce qu'Hervé Brusini résume ainsi dans Copie conforme : "Le fait a ainsi glissé vers le problème." Une glissade dans laquelle le métier de journaliste se transforme. "Moins de temps passé sur le terrain, poursuit Brusini, l'extrême vitesse d'exécution pour tous les gestes journalistiques, la livraison d'images en kit réalisées par d'autres confrères de la rédaction ou des producteurs extérieurs, l'usage d'archives sans l'exigence de datation, l'intervention toujours plus importante de l'infographie dans le montage des séquences... Autant de banales réalités, pourtant en rupture profonde avec des façons de faire traditionnelles. Face à ce monde nouveau, chaque jour plus installé dans les réflexes de chacun, on préfère s'en tenir presque exclusivement au discours de la dégradation professionnelle. Avancer d'autres raisons, c'est en quelque sorte trahir la cause."
On ne peut, en effet, réduire le malaise du journaliste à une inéluctable, donc déstabilisante, mutation. La dégradation du métier tient aussi à ses acteurs qui vivent ces transformations comme une fatalité et subissent plus qu'ils ne la dominent la nouvelle temporalité des médias. Le rythme fatigue, mais il permet aussi d'éviter de s'interroger sur son métier et sur l'offre éditoriale. Les difficultés économiques aggravent le délabrement car ils conduisent à renoncer à l'enquête au long cours, à la chasse incertaine au scoop, à l'originalité ; bref, à la prise de risque qui est, pourtant, l'un des fondements du journalisme. La manière aveugle dont est trop souvent conduite la réduction des coûts lamine l'originalité et la diversité des médias. Elle en accélère la mortelle uniformisation.
Crise profonde
L'indépendance devient, quant à elle, le monopole des sociétés des journalistes qui diluent le courage individuel dans des combats collectifs : la corporation se muscle tandis que les individus perdent la notion du risque qui forge l'indépendance. Les conditions de travail se dégradent par la multiplication des tâches et au nom de la rationalisation des coûts, mais on s'installe dans cette routine pour préserver son emploi. On se met, enfin, à l'unisson de la profession face à l'événement et on se réfugie dans la bulle médiatique, plus confortable que le périlleux travail en solo.
Autant de vérités qui ne sont, certes, pas toutes bonnes à dire dans un métier psychologiquement fragilisé, il est vrai, par une crise profonde de ses fondamentaux commerciaux, économiques et technologiques. Mais il n'est pas de réveil sans un constat brutal. Et les citoyens auraient tort de prendre ce grand malaise à la légère car ils en pâtiront eux-mêmes. Comme le disent en conclusion les auteurs du rapport Technologia : "La dégradation des conditions de travail des journalistes a un effet direct sur la manière dont les citoyens peuvent penser l'actualité et la bonne marche de la société. L'affaiblissement des journalistes comme travailleurs a affadi la démocratie comme modèle politique." D.J.
(1) Seuil, 2011.
(2) "M. le Président", Flammarion, 2011.
(3) "Le Voleur dans la maison vide", de Jean-François Revel, Plon, 1997.
DES SOUFFRANCES AU TRAVAIL AVÉRÉES
Une majorité de journalistes (73 %) se disent fiers du travail qu'ils réalisent, mais un certain nombre d'indicateurs viennent nuancer le sentiment qu'ils ont d'appartenir à une profession présentée comme valorisante et enrichissante.
Fatigue : 46 % des journalistes reconnaissent manquer de temps de récupération entre deux périodes particulièrement chargées.
Vitesse : 68 % d'entre eux estiment devoir travailler plus vite qu'auparavant.
Charge de travail : 73 % indiquent que leur charge de travail a globalement augmenté au cours de ces dernières années.
Santé : 55 % pensent que leur activité professionnelle actuelle a une incidence négative sur leur santé.
Stress : 89 % des journalistes avouent avoir été stressés ou fatigués par leur travail au moins une fois au cours des douze derniers mois (44% estiment même que cela leur arrive fréquemment).
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