Marianne, no. 737 - Monde, samedi 4 juin 2011, p. 54
Dans ce pays placé sous tutelle, le gouvernement ne dirige rien, la population manifeste sans grand succès... Et pour cause : le pouvoir est ailleurs et c'est bien là tout le problème !
Athènes - Franchement, il faut être grec pour supporter pareil traitement. Voilà deux ans maintenant que le pays est sous thérapie de choc, administrée conjointement par l'Union européenne et le FMI, et chaque semaine qui passe donne aux citoyens grecs l'impression qu'ils sont gouvernés de l'extérieur.
Un jour, les Grecs apprennent, par une "indiscrétion" de l'hebdomadaire Der Spiegel que les Allemands prépareraient l'expulsion de leur pays de la zone euro. Le lendemain, ils découvrent que la Banque centrale européenne (BCE) s'apprêterait à mettre leurs banques en faillite, en refusant d'accepter les obligations grecques. Le jour d'après, qu'une administration spécifique pourrait être mise en place pour accélérer le programme de privatisations à laquelle participeraient des "experts" étrangers ! Même si nombre de ces informations ont été nuancées par la suite, quelle nation a eu droit à un tel démembrement de son autorité ? Un abandon de souveraineté digne des protectorats que les "puissances" européennes imposaient au XIXe siècle aux pays tombés sous leur coupe.
Ainsi mis sous tutelle, les Grecs doivent aussi supporter les humiliations. A commencer par celle que leur inflige Angela Merkel qui affirme tout haut ce que son opinion publique pense tout bas : "Nous ne pouvons pas avoir une monnaie commune et certains avoir beaucoup de vacances et d'autres très peu, à la longue cela ne va pas." Rien d'étonnant, dès lors, à ce que les Grecs perdent la foi dans leur démocratie. Ils ont bien un gouvernement, dirigé par le Premier ministre Georges Papandréou. Il y a bien un Parlement, avec une majorité socialiste (Pasok). Mais les décisions sont prises ailleurs. "Ailleurs, mais où ?" s'exclament les "indignés" qui campent par dizaines de milliers sur la place Syntagma, devant l'Assemblée nationale. "Honte à vous !" hurlent les manifestants à la face aux députés.
Dans les palais nationaux, les dépositaires du pouvoir ne sont plus que des ombres. Georges Papaconstantinou, ministre des Finances, a besoin de 12 milliards d'euros avant la fin juin, sinon le pays ne remboursera pas ses obligations arrivées à échéance et ne pourra pas payer non plus les fonctionnaires. Ces 12 milliards, indispensables pour éviter la faillite, sont l'objet d'un marchandage abject qui pousse les socialistes à se renier. Le Pasok était traditionnellement rétif aux privatisations. Il souhaitait, comme Marianne le racontait alors, procéder avec prudence, en conservant une majorité au capital des entreprises stratégiques.
Ce parti de gauche est aujourd'hui profondément divisé, à la fois devant la brutalité des exigences conjointes du FMI, de la BCE et de la Commission européenne et la nécessité de procéder à la vente ultrarapide de 50 milliards d'euros d'actifs, soit le quart des biens de l'Etat. Tout ce qui peut rapporter doit y passer : les ports d'Athènes et du Pirée, la compagnie nationale d'électricité, celle des eaux, les télécoms... Une véritable mise à l'encan. Le Parti socialiste est au bord de l'explosion : "C'est de la dictature budgétaire !" lance le ministre de la Défense, Evangelos Venizélos, en plein Conseil des ministres. "Retire ça, immédiatement !" répond son homologue des Finances. Ambiance.
Les "marchés" sont devenus omniprésents dans la vie des Grecs. Jusqu'à entrer dans le langage médiatique commun. Au journal télévisé, les journalistes commentent les décisions des autorités nationales et ajoutent : "les marchés n'apprécieront pas !" Dans un pays qui, selon les sondages, rejette à 62 % l'accord avec le FMI et l'Europe, on ne s'étonnera pas que les responsables politiques s'enfoncent dans des abîmes d'impopularité. Aucun, à gauche ou à droite, n'atteint une cote supérieure à 30 % d'opinions favorables. Dans un pays où le bipartisme droite-gauche scandait la vie politique, Nouvelle Démocratie (conservateur) et Pasok ne rassemblent plus que 40 % des intentions de vote. Parmi les campeurs de la place Syntagma, qui s'y sont installés sur le modèle madrilène de la Puerta del Sol, on ne trouve trace ni de militants politiques, y compris d'extrême gauche, ni de syndicalistes. Triste retournement de l'histoire. C'est en Grèce, berceau de la démocratie, que la politique a été décrédibilisée par les marchés financiers.
Electeurs, dangers publics
Il n'y a pas qu'en Grèce que les "marchés" sont décidés à prendre les choses en main. Ceux-ci n'aiment pas que les peuples votent mal, et ils le font savoir à leur manière. Entre les deux tours des élections locales italiennes, qui ont vu la défaite milanaise de Silvio Berlusconi, l'agence de notation financière Standard & Poor's a décidé de placer la dette publique italienne sous surveillance négative. Est-ce parce que la situation économique de la péninsule s'est brusquement dégradée ? Parce que la dette est subitement prise de folie ? Pas du tout. C'est la situation politique qui devient insupportable aux yeux des financiers. Ils traduisent à leur manière la défiance des électeurs pour leur gouvernement, de droite ou de gauche. "Un blocage politique éventuel pourrait contribuer à un dérapage fiscal. Par conséquent, nous pensons que les perspectives de réduction de la dette publique ont reculé", expliquent-ils en substance. Pour eux, les électeurs sont des dangers publics, à surveiller comme l'huile sur le feu. Il faut cependant rendre justice aux spéculateurs : ils ne sont pas partisans. Au lendemain des élections locales en Espagne qui ont vu la déconfiture du gouvernement socialiste mené par Jose Luis Zapatero, les investisseurs ont immédiatement sanctionné ce résultat issu des urnes en augmentant le taux d'intérêt des emprunts publics.
Rien d'étonnant au fond, explique Norbert Gaillard, consultant à la Banque mondiale et auteur d'un livre sur les "agences de notation" (La Découverte), "Standard & Poor's s'inquiète de la capacité de Silvio Berlusconi à prendre les mesures nécessaires. Le modèle général des marchés, c'est le programme que David Cameron applique au Royaume-Uni : à base de coupes budgétaires et de licenciements massifs dans la sphère publique. C'est ce qu'ils attendent de tous les dirigeants en Europe". Et gare au pays dont le gouvernement révélerait une quelconque faiblesse. La Belgique a récemment reçu un avertissement de l'agence de notation Fitch, qui met en doute sa capacité à assumer sa dette, alors que le pays est sans gouvernement depuis près d'un an. Et qu'importe si les Belges ont des résultats en matière de réduction du déficit (3,6 % du PIB en 2011) comparables à ceux des Allemands. Et pour cause : la Belgique, faute d'entente nationale, n'a plus qu'une seule ligne politique, réduire sa dette ! Mais il n'est pire aveugle que celui qui ne veut voir...
Les dirigeants politiques européens commencent à digérer cette leçon des marchés aux nations. Au Portugal, dans la campagne qui l'oppose au gouvernement socialiste sortant de José Socrates, le challenger de droite, Pedro Passos Coelho, a appelé à plusieurs reprises les électeurs à "regarder ce qui se passe en Grèce. Imaginez ce qui peut arriver à ce pays, à tous ces gens qui se sont sacrifiés et qui voient leur sacrifice remis en cause parce que leur gouvernement n'a pas été capable de faire ce qu'il avait promis". Le leader de la droite est porteur d'un programme en tout point conforme à l'agenda des agences de notations, puisqu'il préconise, entre autres, la fin de la gratuité des soins et de l'éducation. Un scénario prévu par Naomi Klein, l'essayiste canadienne qui expliquait dès 2007 dans son livre cette "stratégie du choc" et comment le capitalisme utilisait les désastres pour imposer des réformes ultralibérales.
"Le scénario de l'horreur"
Les citoyens du nord de l'Europe - France comprise - ont beau croire que cette tyrannie des marchés n'est réservée qu'aux seuls pays du Sud - le fameux "Club Med" dénoncé par les Allemands -, le même remède de cheval nous pend au nez. "Dans la zone euro, la crise de la dette souveraine dans trois pays [Irlande, Grèce et Portugal], qui représentent 6 % du PIB de la zone, a le potentiel d'avoir des effets systémiques", analyse Mario Draghi, candidat à la présidence de la BCE en remplacement de Jean-Claude Trichet. La zone euro est prise de vertige.
Le Fonds de stabilisation, ce bel édifice que l'Union européenne avait mis en place pour soutenir les pays en difficulté, est menacé de s'écrouler à chaque nouvelle tension sur les marchés. On sait, d'ores et déjà, que la Grèce, qui a bénéficié d'une ligne de crédit de 110 milliards, ne pourra pas revenir se financer sur les marchés en 2012. Sa dette augmente de façon vertigineuse et personne ne voit comment elle pourrait assumer ce fardeau. Il faudrait 60 milliards d'euros à Athènes pour passer les années 2012 et 2013.
La perspective d'avoir à soutenir, plusieurs années encore, les "vacanciers" de l'Europe ulcère Angela Merkel. D'où les fuites sur une "restructuration" de la dette, en provenance du gouvernement allemand, qui a étudié pour de bon une dévaluation généralisée des emprunts grecs. Banques et investisseurs privés devraient alors régler l'addition. Les banquiers s'y préparent. Frédéric Oudéa, patron de la Société générale, juge qu'une perte de 25 % serait tout à fait gérable, mais la BCE, qui a 75 milliards d'euros d'obligations grecques dans ses comptes, dénonce "le scénario de l'horreur", par la voix de Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France. L'agence Moody's semble le soutenir en dégradant un peu plus la dette grecque. Un défaut de paiement grec entraînerait un tsunami financier en Europe, pire que celui qui, aux Etats-Unis, avait conduit à la faillite de la banque Lehman Brothers. "La restructuration est inévitable, mais plus on la repousse, plus ses conséquences seront lourdes", avertit Dominique Plihon, animateur du collectif Les Economistes atterrés.
Pour Paris, l'obstacle est aussi politique. "Nous avons demandé aux contribuables européens d'être solidaires des Grecs, et ils l'ont accepté. Si nous acceptons un défaut partiel sur les engagements pris, nous ne pourrons plus jamais nous retourner vers les électeurs au nom de la solidarité européenne", explique un haut fonctionnaire français. Faute de pouvoir imposer leurs volontés aux marchés, les gouvernements sont condamnés à s'en remettre à des expédients. La Grèce obtiendra sans doute de quoi passer le mois de juin. Les banquiers seront gentiment priés de racheter, d'une main, juste ce qu'il faut d'emprunts émis par Athènes pour maintenir le pays à flot. Tout en continuant, de l'autre main, à financer les spéculateurs en leur prêtant l'argent indispensable pour "jouer" à la baisse contre les emprunts d'Etat des pays du sud de l'Europe. Il n'y a pas de petits profits.
Hervé Nathan et Hélène Ceresole
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