mercredi 1 juin 2011

INTERVIEW - Lobsang Sangay, nouveau leader pour le Tibet

Le Temps - Eclairages, mercredi 1 juin 2011

Lobsang Sangay est le premier ministre, fraîchement élu, des Tibétains en exil. Maintenant que le dalaï-lama a renoncé à son pouvoir temporel, il incarne la nouvelle génération. A Dharamsala, il explique sa stratégie de lutte contre l'emprise des Chinois

Le dalaï-lama vient de renoncer à son rôle de chef temporel des Tibétains pour ne conserver que sa direction spirituelle (lire LT des 23 et 26.05.2011). Lobsang Sangay, 42 ans, le remplacera à la tête du mouvement politique après avoir été élu, fin avril, Kalon Tripa, c'est-à-dire premier ministre du gouvernement tibétain en exil dont le siège est à Dharamsala, en Inde. Il incarne une nouvelle génération, qui aspire à plus d'action pour libérer le Tibet. Après seize années passées aux Etats-Unis, il prendra ses fonctions d'ici au 14 août. Avant cela, il doit encore consulter sa mère et un astrologue pour déterminer le jour le plus propice. Etudiant, il dirigeait le Congrès de la jeunesse tibétaine, une organisation indépendantiste. Aujourd'hui, il dit s'en tenir à l'autonomie définie par le dalaï-lama.

Le Temps: Sur quel programme avez-vous été élu premier ministre?

Lobsang Sangay: Mon programme est détaillé sur mon site internet, kalontripafortibet.org.Les deux points principaux sont: restaurer la liberté du Tibet et favoriser le retour de Sa Sainteté le dalaï-lama à Lhassa, la capitale du Tibet.

- Un Tibet libre, c'est quoi? L'indépendance ou une autonomie réelle au sein de la République populaire de Chine, comme le prône le dalaï-lama avec sa politique dite de la «voie moyenne»?

- La «voie moyenne». Il n'y a pas de changement.

- Vous êtes le premier Kalon Tripa élu démocratiquement, qui plus est avec un réel pouvoir. Serez-vous vraiment indépendant vis-à-vis du dalaï-lama, qui demeure le leader spirituel du peuple tibétain?

- Sa Sainteté a été un dirigeant brillant qui nous a très bien gouvernés. Nous avons tous une dette envers lui. Il est hors de question que je le remplace. Je vais plutôt tenter de réaliser sa vision d'une société démocratique et séculaire. Je ferai de mon mieux pour être le porte-parole politique et le visage du mouvement tibétain.

- Vous représentez aussi une nouvelle génération, celle des Tibétains nés en exil. On dit qu'elle est plus combative que l'ancienne, qui a fui le Tibet en 1959. Les Chinois, au contraire, espèrent qu'elle aura moins d'influence. Y a-t-il un conflit de générations?

- J'ai été élu avec le soutien de l'ancienne et de la nouvelle génération. Les anciens ont dit qu'ils avaient confiance envers les jeunes. Ils nous transmettent la responsabilité de poursuivre le mouvement. En tant que représentant de cette jeune génération, je veux respecter leur héritage. Cette élection est un message à Pékin: la force du mouvement ne va pas disparaître avec la nouvelle génération. Nous lutterons aussi longtemps que nécessaire pour restaurer la liberté du Tibet. Sur le plan émotionnel, nous sommes tout autant attachés au Tibet. Les Tibétains sont divisés non par choix, mais par force. Mais nous sommes toujours une seule famille. La jeune génération a également largement voté pour moi. Elle veut un leader qui soit plus actif.

- C'est-à-dire?

- Toute personne active pour le Tibet doit avoir trois principes: unité, innovation et autonomie. Peu importe l'idéologie, je vais soutenir toutes les initiatives en faveur de la liberté qui prône l'unité en innovant, et de façon autonome. Par exemple, le Congrès de la jeunesse tibétaine a organisé une grève de la faim durant vingt-cinq jours à Delhi pour protester contre la répression des moines d'un monastère. J'y suis allé et je leur ai dit: bien que je ne sois pas forcément d'accord avec votre idéologie, je suis de votre côté, car vous luttez pour le Tibet.

- Mais vous leur avez demandé de stopper leur grève!

- Oui. Je leur ai dit qu'il faut réfléchir dans le long terme. Mettre la vie des leaders du mouvement en danger n'apportera rien dans l'immédiat.

- Allez-vous davantage utiliser Internet?

- Une des premières mesures que je vais prendre sera d'améliorer les sites d'information de notre administration. Nous allons utiliser Facebook, Twitter et favoriser tous les ressorts de la technologie du XXIe siècle.

- Les révolutions arabes vous inspirent-elles?

- Certainement. L'armée, le hard power chinois sont forts. Nous sommes faibles. Mais nous allons prendre l'avantage dans le pouvoir virtuel. Dans le soft power, nous sommes également forts car nous prônons la non-violence, nous sommes pacifiques et ne faisons aucun mal aux Chinois.

- Comment développer ce pouvoir virtuel au Tibet?

- Des milliers de Tibétains utilisent tous les jours leur téléphone mobile et communiquent avec l'extérieur.

- La police chinoise les écoute...

- Alors on emploie un autre langage, codé. On ne dit pas: j'appelle de Dharamsala, c'est l'administration tibétaine, mais on dit: je parle des montagnes... de La place.

- Mais les numéros peuvent être détectés!

- Non, non...

- Que pensez-vous des Chinois? En avez-vous beaucoup rencontré aux Etats-Unis?

- De point de vue bouddhiste, rien n'est permanent, tout change. La Chine change avec le monde. Tout le monde parle des progrès économiques de la Chine. Mais il y a aussi de nouveaux espaces sociaux qui se créent, les gens s'expriment davantage. Le goût de la liberté est universel et propre à l'homme. Cela fait seize ans que j'ai des contacts avec des Chinois à l'Université de Harvard. J'ai organisé sept conférences, dont certaines réunissaient le dalaï-lama et des chercheurs chinois. Je suis allé à Pékin et à Shanghai en 2005 comme chercheur. Mais je n'ai pas été autorisé à me rendre au Tibet.

- Comment allez-vous négocier avec Pékin? La Chine ne reconnaît pas votre gouvernement!

- Le dialogue [qui est gelé] pourra se poursuivre avec les envoyés spéciaux du dalaï-lama qu'ils reconnaissent. Pas de problème. Peu importe par qui et comment la discussion s'instaure, c'est le contenu qui compte et ils connaissent nos propositions pour une véritable autonomie qui respecte la Constitution chinoise.

- Avez-vous réussi à convaincre ne serait-ce qu'un seul Chinois de la justesse de votre cause?

- En privé, oui. Beaucoup reconnaissent qu'il y a un problème. L'ennui, c'est que les durs au sein du gouvernement chinois pensent qu'il faut continuer de réprimer toute manifestation de mécontentement. Cela peut fonctionner dans le court terme. Mais à la longue, c'est intenable. Si la Chine veut être la prochaine grande puissance, comme elle l'affirme, elle ne peut pas se contenter de sa force économique et militaire, il lui faudra aussi assurer un leadership moral. Tant qu'elle opprime les Tibétains, ce sera impossible. Si elle devient une superpuissance, ce qui nous arrive depuis cinquante ans pourrait un jour arriver au reste du monde.

- La Chine qui conquerrait le monde?

- C'est notre expérience. On ne veut pas que le reste du monde connaisse notre sort. C'est la Chine que nous connaissons. Vous pouvez croire à la théorie d'une Chine confucéenne et bienveillante. Si c'est ce que vous espérez, bonne chance! Si la Chine veut être respectée par la communauté internationale, elle doit respecter les Tibétains.

- Pékin doute de la sincérité du dalaï-lama. Le Parti communiste pense que les Tibétains avancent à visage masqué et que leur réelle intention reste l'indépendance. Et c'est en effet ce que veulent beaucoup de membres de la jeune génération. Pensez-vous aussi que l'autonomie n'est qu'un premier pas vers quelque chose d'autre?

- L'autonomie réelle est la politique officielle, et je la soutiens. On peut voir cela avec suspicion ou avec confiance. Si on a un état d'esprit suspicieux, c'est sans fin. Vous ne croyez ni père ni mère. La confiance est un sentiment rationnel et humain. Chacun fait un pas et l'on se fait confiance. J'ai rencontré des centaines de Chinois. Je n'avais pas besoin de le faire. C'était risqué. J'ai souvent été critiqué. Certains Tibétains pensaient que j'étais fou de parler avec eux. Cela m'a coûté des votes, d'un point de vue politique. Quand je dis qu'il faut un dialogue avec les autorités chinoises, je suis sincère. Si l'on est suspicieux et irrationnel, c'est impossible de vous convaincre, quoique l'on dise.

- Avez-vous des amis chinois?

- Oui. Des étudiants, des chercheurs, en Chine, hors de Chine.

- Mais une vaste majorité de Chinois pense comme les autorités: «Pékin a fait de tels sacrifices pour développer le Tibet: comment les Tibétains peuvent-ils être aussi ingrats?!»

- C'est vrai, la majorité des Chinois croient leurs médias et ignorent la réalité du Tibet. J'ai rencontré des centaines de personnes dans ce cas. Je leur demande alors: quelle confiance accordez-vous habituellement à vos médias gouvernementaux? La réponse est 50% de vrai, 50% de faux. Et quel est le pourcentage de vérité pour le Tibet? Cela les amène à réfléchir. Je ne les blâme pas. Avec la propagande qu'ils subissent et la montée du nationalisme - le XXIe siècle est leur siècle disent-ils -, l'ignorance devient un facteur dangereux. Mais, en discutant, on peut les convaincre de la réalité tragique du Tibet.

- D'où vient votre famille?

- De Lithang, dans le Tibet oriental.

- Avez-vous des contacts?

- Oui. Et je me tiens informé de ce qui s'y passe.

- Pékin dit que vous diffusez des mensonges, que les Tibétains sont heureux...

- Si nous avons tort, nous serions heureux qu'on nous le démontre. Il suffit d'ouvrir les portes aux médias internationaux, aux ONG ou aux touristes pour le savoir. S'il s'avère que nous avons tort, nous serons heureux de le reconnaître. Mais les faits sont que le Tibet est occupé, opprimé et qu'il n'y a pas de liberté.

- Vous savez qu'il y a une forte communauté tibétaine en Suisse...

- Oh oui! Ma première visite à l'étranger a été Genève, pour une réunion à l'ONU. En février dernier, j'ai donné une conférence à Zurich. Nous sommes très reconnaissants envers le gouvernement et le peuple suisses pour leur aide de longue date. La plus grande communauté tibétaine en exil hors d'Inde vit en Suisse. Et elle est devenue très suisse. Pour mon élection, juste après le vote, je cherchais à m'informer des tendances à travers des proches dans les divers pays où sont installés des Tibétains. Ceux de Suisse ont gardé le secret jusqu'à l'annonce du résultat final. Je leur disais: vous n'êtes pas mon banquier, je veux juste savoir comment cela s'est déroulé. Rien à faire. Ils ont adopté le culte du secret !

Propos recueillis par Frédéric Koller envoyé spécial à Dharamsala

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