Le Monde - Economie, mardi 7 juin 2011, p. MDE2Le refinancement des dettes des Etats européens par leurs banques centrales ne pourra pas se poursuivre encore bien longtemps.La zone euro, telle qu'elle avait été conçue, est un échec. Elle était fondée sur des principes qui se sont révélés inapplicables dès qu'ils se sont heurtés à une crise financière et budgétaire. Il reste désormais deux options : progresser vers une union monétaire plus étroite, ou régresser vers une dissolution au moins partielle. Tel est l'enjeu.
La zone euro est censée incarner une version actualisée de l'ancien étalon-or. Les pays en déficit extérieur reçoivent de l'étranger un financement privé. Si ce financement se tarit, l'activité économique ralentit. Le chômage fait alors baisser les salaires et les prix, entraînant une « dévaluation interne ». A long terme, après de nombreuses et douloureuses années, celle-ci devrait générer des équilibres finançables dans les balances des comptes courants et des paiements extérieurs.
Dans la zone euro, toutefois, une large part de ces emprunts s'effectue par l'intermédiaire des banques. Quand survient une crise, le secteur bancaire, en manque de liquidités, commence à s'effondrer. Empêtrés dans leurs crédits, les gouvernements ne peuvent rien faire, ou pas grand-chose, pour l'empêcher. Nous avons donc affaire à un étalon-or qui carbure aux stéroïdes du secteur financier.
Le rôle des banques est déterminant. Dans une économie contemporaine, la quasi-totalité de l'argent se présente sous la forme de dettes des établissements financiers. Dans la zone euro, la monnaie en circulation ne représente que 9 % de la masse monétaire au sens large (M3).
Dans une véritable union monétaire, un dépôt dans n'importe quelle banque de la zone euro devrait équivaloir à un dépôt dans tout autre établissement bancaire. Mais que se passe-t-il si les banques d'un pays donné sont au bord de l'effondrement ? Réponse : l'égalité de valeur théorique entre dépôts ne tient plus. Un euro détenu aujourd'hui par une banque grecque n'a pas la même valeur qu'un euro déposé dans un établissement allemand.
Dans cette situation, il y a le risque d'une ruée sur une banque et celui d'une ruée sur le système bancaire de tout un pays. C'est précisément ce que le gouvernement fédéral a réussi à éviter aux Etats-Unis.
Lors du récent sommet économique de Munich, Hans-Werner Sinn, président de l'Institut pour la recherche économique IFO, a brillamment mis en lumière les implications de la réponse du Système européen de banques centrales (ESCB) à cette menace.
L'ESCB est intervenu comme prêteur de dernier recours auprès des banques en difficulté. Mais du fait que ces établissements appartenaient à des pays enregistrant des déficits extérieurs, l'ESCB a en même temps partiellement financé ces déficits. De surcroît, comme les banques centrales nationales ont prêté en échange d'une dette publique décotée, elles ont de fait financé leurs gouvernements. Appelons un chat un chat : il s'agit là d'un financement des Etats par les banques centrales.
Cet apport d'argent par l'ESCB s'opère au travers du système de règlement en temps réel prévu par le système euro (Target 2). D'énormes positions d'actifs et de dettes ont à présent émergé parmi les banques centrales nationales, la Bundesbank étant le principal créancier. De fait, le professeur Sinn souligne la symétrie entre les déficits actuels des comptes courants de la Grèce, de l'Irlande, du Portugal et de l'Espagne et l'accumulation des créances de la Bundesbank à l'égard des autres banques centrales depuis 2008 (date à laquelle le financement privé des économies les plus faibles s'est tari).
Les déficits budgétaires pourraient aussi mettre en péril la solvabilité des banques centrales des pays débiteurs. Cela entraînerait des pertes importantes pour les institutions monétaires des pays créanciers, pertes que devraient rembourser les contribuables nationaux. Nous assisterions alors à un transfert budgétaire opéré par la porte de service.
Le professeur Sinn fait trois autres observations. La première est que cette façon détournée de financer les pays débiteurs ne pourra se poursuivre bien longtemps. Pour consacrer une telle quantité de l'argent créé par la zone euro au financement indirect des pays déficitaires, le système a dû priver de crédit les banques commerciales des pays créanciers. Dans deux ans, ces dernières présenteront des positions de crédit négatives vis-à-vis de leurs banques centrales nationales - celles-ci leur devront de l'argent. Alors ces opérations devront cesser.
Deuxièmement, la seule façon de les interrompre sans provoquer une crise serait que les Etats solvables prennent en main celles qui sont par nature des opérations budgétaires. Pourtant, et c'est le troisième point, quand on additionne les sommes dues par les banques centrales nationales aux dettes des gouvernements, on arrive à des montants d'un niveau affolant.
La seule solution serait de revenir à une situation où le secteur privé financerait les banques et les Etats. Or, en admettant que cela soit possible malgré le montant énorme atteint par les dettes publiques, ce qui n'est pas certain, cela prendra de nombreuses années.
La restructuration de la dette paraît inévitable. Mais on comprend aisément en quoi elle constituerait un cauchemar, en particulier si la Banque centrale européenne (BCE) refusait d'accorder des prêts en échange de la dette des pays en défaut de paiement. Privées du soutien de la BCE, les banques s'effondreraient. Les gouvernements seraient contraints de geler les comptes bancaires et de relibeller leur dette dans une autre devise. Il s'ensuivrait un désengagement massif à l'égard de la dette de tous les pays fragiles, ce qui les entraînerait à leur tour vers la catastrophe.
La zone euro se déliterait.
Il est impossible de laisser les secteurs bancaires continuer à fonctionner sur une base nationale. Les banques doivent être appuyées par un Trésor commun ou par le Trésor d'Etats membres incontestablement solvables. Le financement transfrontalier des crises doit être transféré de l'ESCB à un fonds public assez important. Enfin, si l'on veut éviter les risques de défaut souverain, le financement des pays faibles doit être retiré du marché pour plusieurs années, voire toute une décennie.
La zone euro est confrontée à un choix entre deux options également intolérables : soit le défaut et la dissolution partielle, soit un soutien financier officiel illimité. Comment va à présent se dérouler le débat autour de ce choix ? Je n'en ai aucune idée. Et je me demande si quiconque en a la moindre idée.
Cette chronique de Martin Wolf, éditorialiste économique, est publiée en partenariat exclusif avec le « Financial Times ». © « FT »(Traduit de l'anglais par Gilles Berton)
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