mercredi 8 juin 2011

DOSSIER - Et si l'Europe explosait ? - Eric Branca


Valeurs Actuelles, no. 3889 - Jeudi 9 juin 2011, p. 10

L'Europe va-t-elle exploser ? - Eric Branca

Crise. Abolition des frontières et uniformisation forcée : les deux dogmes fondateurs de la supranationalité européenne ont volé en éclats sous l'effet des flux migratoires et des réalités économiques.

Rumeurs récurrentes sur un départ imminent des Grecs de la zone euro; réunions d'urgence à Bruxelles, visant à rétablir la possibilité de contrôles aux frontières intérieures de l'Union européenne, ce que le Danemark a décidé de faire le 14 mai, sans solliciter l'autorisation de quiconque... Quelques semaines auront donc suffi à faire en sorte que le lourd couvercle de certitudes officielles posé depuis près de vingt ans sur la marmite européenne saute sous la pression des faits.

Pour autant, les Grecs sont toujours dans l'euro, et les Italiens non moins habilités à délivrer aux Tunisiens des visas pour la France, selon les règles édictées, en 1985, par les accords de Schengen, élargis, au fil des traités, à vingt-quatre des vingt-sept membres de l'Union européenne plus trois États associés (Suisse, Islande, Norvège).

Mais dans le cas de l'euro comme dans celui de la libre circulation des personnes, un même tabou vient de tomber : celui de l'irréversibilité de la construction européenne, édifice construit, précisément, sur le double dogme d'une norme s'imposant à tous, quelle que soit la situation particulière de chacun, et d'une disparition des frontières réputée conforme au «sens de l'Histoire»...

Le fait que la Commission de Bruxelles accepte de «discuter» de la révision des accords de Schengen ne signifie pas, naturellement, que ceux-ci seront modifiés (il faudrait pour cela non seulement que la France soit soutenue par une majorité qualifiée au Conseil européen, mais aussi que le Parlement de Strasbourg entérine la réforme, en vertu du principe de codécision). Mais c'est assurément une étape.

Le fait que les rumeurs succèdent aux rumeurs s'agissant de l'incapacité structurelle de certains pays de sacrifier aux disciplines de l'euro n'implique pas davantage que celui-ci vive ses derniers mois. Mais le fait même qu'une sortie puisse être envisagée (comme l'avait souhaité Valéry Giscard d'Estaing lui-même lorsqu'il avait rédigé, en 2003, son projet de Constitution européenne) démontre que les réalités commencent à contrebalancer les logiques technocratiques mises au point voici plus de vingt ans pour se soustraire au contrôle des peuples et de leurs représentants.

Cette dissimulation, voilà bien le péché originel de l'Europe qui s'est mise en place avec Schengen et Maastricht. Un secret que Valeurs actuelles fut le tout premier à dénoncer s'agissant de l'ouverture programmée des frontières.

C'était en mai 1989 et Pierre Joxe lui-même, pourtant ministre de l'Intérieur, était à peine au courant de ce que nous révélions !

Voici le roman vrai de cette imposture dont le dernier acte est en train de se jouer, avec pour décor des États désarmés face aux pressions migratoires.

Tout commence en novembre 1988, quand le sénateur RPR Paul Masson, rapporteur du budget de l'Intérieur, voit son attention attirée, au détour d'une page, par la mention d'accords signés trois ans plus tôt à Schengen (Luxembourg) - le 14 juin 1985 - entre la France , l'Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg. Leur objet : rien de moins que de supprimer, à partir du 1er janvier 1990, les frontières physiques existant entre ces cinq pays, et transférer les contrôles qui s'y exercent à la périphérie du bloc ainsi constitué.

Quand l'Intérieur ignorait les projets du Quai d'Orsay. Outre l'énormité institutionnelle de ce que cela implique, Paul Masson en discerne d'emblée la principale conséquence : la France se situant à l'extrémité du continent européen et disposant, en sus, de la législation sociale la plus attrayante du monde, elle deviendra ipso facto le réceptacle naturel d'immigrés extra-européens ne sollicitant l'entrée chez nos voisins que pour obtenir un visa valable chez nous...

Aussitôt, le sénateur Masson écrit à Pierre Joxe pour lui demander de communiquer au Parlement le texte des accords de Schengen. « Conscient de la gravité du problème » mais, semble-t-il, aussi ignorant que lui des engagements pris par la France, le ministre de l'Intérieur l'« encourage » alors à s'y intéresser. Et le 16 mai 1989, Paul Masson révèle à Valeurs actuelles : « Nous avons découvert qu'une structure multilatérale exclusivement composée de fonctionnaires siège depuis quatre ans au Luxembourg... Nous avons découvert aussi que la France s'était engagée dans cette affaire à l'initiative du Quai d'Orsay sans qu'aucun de ses ministres des Affaires étrangères successifs [Claude Cheysson et Roland Dumas de 1984 à 1986; Jean- Bernard Raimond dans le gouvernement Chirac entre 1986 et 1988; à nouveau Roland Dumas depuis 1988, NDLR] ait cru bon d'informer de leurs travaux leurs collègues de l'Intérieur ou de la Justice. »

À l'origine de Schengen : les accords, non moins secrets, scellés le 17 juin 1984 entre François Mitterrand et Helmut Kohl, à Fontainebleau, en marge du sommet européen du même nom. Ceux-ci déboucheraient sur une «convention expérimentale» dite de Sarrebruck (13 juillet 1984), abolissant tout contrôle routier aux points de passage de la frontière franco-allemande... Convention ratifiée par un simple décret publié au Journal officiel le 1er août suivant, au creux de l'été et des vacances parlementaires !

Coïncidence ? « En deux ans, écrivions-nous en 1990, les chiffres de l'immigration turque ont explosé dans les départements français frontaliers de l'Allemagne... »

1984-1986 : c'est l'époque où, dans certaines HLM de Strasbourg ou de Mulhouse, le taux d'immigrés passe de 25 à 70 %; celle aussi où le Front national s'implante profondément en Alsace-Lorraine...

S'insurgeant contre le caractère confidentiel des accords de Sarrebruck, que le gouvernement de Jacques Chirac refusera de dénoncer en 1986, l'ancien premier ministre Michel Debré interpellait le secrétaire d'État aux Affaires étrangères, Didier Bariani, depuis son banc de l'Assemblée nationale, le 5 décembre 1986 : « Comment osez-vous appliquer de tels accords sans vous inquiéter de leur absence de ratification devant le Parlement ? Comment votre gouvernement peut-il concilier sa volonté affichée de réformer le code de la nationalité avec le laisser-faire dont il fait preuve à la frontière franco-allemande en matière d'immigration ? »

Ces questions sans réponse, le sénateur Masson (disparu en 2009) les reprendrait à son compte en 1990. Et, faute encore de réponse, jusqu'à la fin de son mandat en 2001...

Mais entre-temps, que de changements ! Enfin ratifiés en 1991 par le Parlement français (soit cinq ans après leur entrée en vigueur !), les accords de Schengen, devenus traité, étaient assortis d'une clause de sauvegarde permettant à un État de rétablir des contrôles à ses frontières nationales en cas de crise grave. À peine élu, Jacques Chirac ne se priverait pas de l'utiliser quand, confronté à la vague terroriste de l'été 1995, il s'agira pour lui de traquer (avec succès) les auteurs des attentats islamistes en multipliant les contrôles policiers.

Mais voici qu'en 1997, le traité d'Amsterdam est signé (il sera ratifié en 1999 et entrera pleinement en vigueur en 2004) qui étend les dispositions de Schengen à tous les pays de l'Union (sauf la Grande-Bretagne et l'Irlande, qui n'ont aucune frontière terrestre avec leurs partenaires) et, surtout, supprime la clause de sauvegarde nationale qui avait si bien servi pour juguler le terrorisme !

La gestion des politiques migratoires étant «communautarisée», donc décidée à la majorité et non plus à l'unanimité, c'est à l'Union européenne qu'il appartient désormais de décider qui a le droit, ou non, de fermer ses frontières.

Cette fois, le piège se referme, que nous dénonçons en ces termes, le 23 février 2001, après l'échouage volontaire sur les côtes varoises d'un cargo transportant un millier de Kurdes bien décidés à ne jamais repartir et qui, de fait, ne repartiront pas : « L'affaire des Kurdes de Fréjus n'est qu'un avant-goût des mouvements de population qui vont se produire si la législation européenne reste en l'état... »

Que prévoyions-nous alors ? Rien d'autre que l'enchaînement auquel nous assistons aujourd'hui : une France empêchée d'agir par les textes qu'elle-même a ratifiés !

Nous ajoutions : « Selon le principe fondateur de Schengen, qui reporte aux frontières externes de l'Union les contrôles qui s'exerçaient autrefois aux frontières nationales, un étranger déclaré indésirable dans un seul pays l'est théoriquement par tous les autres; mais en contrepartie, tout clandestin régularisé par un État est ipso facto en règle chez tous ses partenaires... En conséquence de quoi sa position de «cul-de-sac» ne lui laisse que la maîtrise de ses côtes, de ses gares et de ses aéroports. D'où la ruée actuelle de tous les immigrés extracommunautaires vers l'Italie, devenue, en raison du laxisme de sa législation, la porte ouverte du tiers-monde sur l'Europe... »

La crise grecque de 2008 décrite par Séguin dès 1992 !Dix ans plus tard, faut-il retrancher un mot de ce constat ?

Ce principe de réalité vaut aussi pour l'euro, adopté selon les mêmes procédures que le traité de Schengen : à partir d'une décision d'abord confidentielle, puis «vendue» aux peuples dans l'emballage d'un traité présenté comme la solution à tous leurs maux.

Hormis quelques universitaires et une poignée d'hommes politiques (il serait d'ailleurs instructif de savoir combien), qui sait aujourd'hui que la décision de doter l'Europe d'une monnaie unique fut prise par François Mitterrand et Helmut Kohl en décembre 1990, en marge du sommet européen de Rome ? Il faudra attendre onze mois pour que Roland Dumas, appelé à s'expliquer sur le traité que la France s'apprêtait à signer à Maastricht, annonce, le 15 novembre 1991, aux députés de la commission des Affaires étrangères : « Nous avons pris le parti d'une mutation vers une entité supranationale. »

Qui «nous» ? Sûrement pas les parlementaires ! Car à l'exception de quelques députés socialistes et centristes (qui, eux-mêmes, avaient jalousement gardé le secret), ni l'Assemblée ni le Sénat n'auront, jusqu'à la conclusion du traité, accès à la moindre information sur son contenu. Le 15 décembre 1991, le Wall Street Journal commentait : « Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, un continent entier s'est restructuré en secret... »

Et malheur, alors, à ceux qui tentent de s'y opposer, traités au choix, de pessimistes chroniques ou d'indécrottables passéistes ! Avaient-ils tort, pourtant, ceux qui, d'emblée, soulignaient le risque d'imposer un même carcan économique et budgétaire - en gros, le modèle rhénan - à des peuples issus de traditions différentes et parfois irréductibles les unes aux autres ?

Le 5 mai 1992, à la tribune de l'Assemblée nationale, Philippe Séguin décrivait ainsi avec seize ans d'avance ce qui allait se produire en 2008 sous l'effet de la crise financière : « Dès lors que, dans un territoire donné, il n'existe qu'une seule monnaie, les écarts de niveau de vie entre les régions qui le composent deviennent vite insupportables. Et en cas de crise économique, c'est le chômage qui s'impose comme seule variable d'ajustement... »

Plus prophétique encore, l'industriel Jimmy Goldsmith tirait au même moment la sonnette d'alarme : qu'adviendra-t-il de l'équilibre social des États européens les plus pauvres quand à la surévaluation chronique de l'euro s'ajoutera, à partir de 1994, le démantèlement du tarif extérieur commun qui, jusqu'alors, protégeait en partie l'Europe de la concurrence de l'Asie à bas salaires ?

On se souvient de la réponse pleine de morgue faite aux adversaires de la monnaie unique par Jacques Delors, alors président de la Commission européenne : « Changez d'avis ou abandonnez la politique ! » (Quimper, le 28 août 1992)...

Il est vrai que la campagne du référendum battait alors son plein et que, pour la première fois, ce jour-là le «non» était donné gagnant... Il fallait donc, pour renverser la tendance, présenter le traité comme une assurance tous risques contre la guerre, la misère, et même les maladies infectieuses : « Les microbes, il n'y a pas de frontières pour eux, expliquait Bernard Kouchner, ministre socialiste de la Santé, à Europe 1, le 17 septembre 1992. Avec Maastricht, on va enfin pouvoir se soigner mieux ! »

Dix-neuf ans plus tard, est-ce vraiment ce que pensent les Grecs qui descendent dans la rue pour protester contre l'effondrement de leur pouvoir d'achat, et les Allemands qui, de plus en plus nombreux, craignent de voir leurs économies englouties dans le puits sans fond de l'aide aux pays du Sud ?

Même si, pour sauver les engagements de leurs banques, la France et l'Allemagne préfèrent prêter une fois de plus à la Grèce plutôt que d'accepter la «restructuration» de sa dette, tout le monde sait que la prochaine heure de vérité pour l'euro sonnera en Espagne. Et sans doute plus vite qu'on ne le pense, quand, à la fin de l'année, le taux de défaillance de remboursement des crédits immobiliers, déjà préoccupant, augmentera symétriquement au stock de nouveaux chômeurs en fin de droits...



Goldsmith, prophétique - Eric Branca

Essai. Dès 1994, l'homme d'affaires franco-britannique Jimmy Goldsmith avait décrit par le menu la faillite d'une certaine conception de l'Europe et de la mondialisation.

C'est un petit livre de 200 pages au titre explicite - le Piège - , rédigé voici dix-sept ans par Jimmy Goldsmith en collaboration avec le journaliste Yves Messarovitch, alors rédacteur en chef économique au Figaro. Un essai en forme de cri d'alarme publié chez Fixot et dont la «quatrième de couverture» indiquait que si rien ne devait changer en Europe, celle-ci connaîtrait une « montée du chômage chronique, la désertification rurale, le désordre dans les villes » et, en prime, « la migration en masse de réfugiés déracinés ».

Malheur à Cassandre ! À peine élu député européen, en juin 1994, Goldsmith s'était vu reprocher le caractère « pernicieux » et « irresponsable » de ses analyses par le président du Parlement, Klaus Hänsch, lequel, furieux que l'intéressé veuille lui répliquer - l'incident se passait en séance plénière - , lui avait coupé le micro en le traitant de « hooligan » (sic)...

«Hooligan», Jimmy Goldsmith ? Le ridicule de l'injure, appliquée à l'un des hommes alors les plus riches de la planète, et dont la réussite devait tout à la philosophie libérale, en dit long sur le crime de lèse-majesté que celui-ci venait de commettre aux yeux des institutions européennes : expliquer que la disparition des droits de douane et des frontières physiques est, au choix, la meilleure ou la pire des choses.

La meilleure dans le cadre d'une zone économiquement, socialement et culturellement homogène, comme le Marché commun de 1957. La pire, quand des «planètes» différentes sont brusquement mises en contact dans le cadre d'un libre-échangisme généralisé. Ce qui, disait-il en parlant de l'OMC, n'est qu'« une machine de guerre utilisée par les riches des pays pauvres pour appauvrir les pauvres des pays riches sans enrichir les pauvres des pays pauvres », caractéristique qu'il appliquait, en Europe même, à l'institution d'une monnaie unique.

Anticipant de plus de quinze ans la crise grecque, Goldsmith écrivait dans le Piège : « Le projet de monnaie unique, inévitablement, détruirait l'Europe... [Il] signifierait qu'un pays tel que la Grèce ne pourrait plus ajuster sa monnaie par rapport à celle des Pays-Bas, par exemple. Nous en connaissons le résultat : soit le transfert de subventions vers le pays en difficulté; soit le transfert des chômeurs de ce pays vers d'autres plus prospères. »

S'élevant contre cette double logique, Goldsmith mettait en exergue l'échec des investissements consentis par les Italiens du Nord pour développer l'Italie du Sud dans les années 1960 : « Au lieu de créer des emplois, les subventions ont engendré la corruption. Et elles ont aussi échoué dans la tentative de stopper la migration qui a continué de déraciner les communautés méridionales et de surpeupler et de déstabiliser celles du Nord. »

S'agissant de la disparition des frontières physiques exigée par le traité de Schengen, Goldsmith mettait en garde contre une déstabilisation analogue de nos sociétés, dès lors que l'Europe deviendrait une passoire : « Bien des penseurs modernes s'imaginent qu'un espace géographique, une fois peuplé, devient ipso facto une Nation... Dans la réalité [...] ce sont la communauté de culture, l'identité et les traditions d'une nation qui constituent son héritage et dressent le pilier vital de sa sensibilité... Ne pas comprendre la différence entre un espace peuplé, un État et une Nation conduit à des politiques qui, une fois mises en oeuvre, créeront débâcle sociale, misère et conflits ethniques. Les fondateurs de Maastricht ne comprennent pas cette différence. »

L'ont-ils enfin compris à l'heure où, de toutes parts, les États reprennent conscience de leur légitimité première : protéger les citoyens dont ils ont la responsabilité ? Alors que le système de Maastricht et de Schengen démontre ses limites sous la pression des événements, la conclusion du livre de Goldsmith éclaire plus que jamais l'actualité : « Notre responsabilité suprême consiste à protéger la souveraineté, l'identité, le territoire et la stabilité de la Nation... Et pourtant, ce sont précisément ces fondements de la société que l'on tente de détruire avec Maastricht, le Gatt [aujourd'hui l'OMC, NDLR] et Schengen. »

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