Libération - Grand Angle, vendredi 17 juin 2011, p. 38Dans sa vaste fresque sur l'histoire du pays, le Musée national qui vient de réouvrir à Pékin accorde quatre photos aux victimes de Mao. Des historiens chinois évoquent, eux, un bilan d'au moins trente millions de morts.«Le chemin vers la renaissance.» C'est ainsi que le gouvernement chinois a baptisé la grande exposition sur l'histoire moderne du pays présentée dans le colossal Musée national de la Chine réouvert place Tiananmen le 1er mars, après trois ans et 265 millions d'euros de travaux. De salle de marbre en salle de marbre, on marche sur un sentier de la gloire. Celui d'une Chine envahie et humiliée par les puissances étrangères jusqu'au milieu du XXe siècle et qui aurait retrouvé le chemin de la prospérité grâce au Parti communiste, à Mao et à ses prestigieux successeurs. Un beau récit qui occulte à merveille les millions de morts de l'ère Mao et qui résonne en parfaite harmonie avec les manuels scolaires que les écoliers chinois apprennent par coeur, les films épiques qui passent en boucle à la télé, et la nouvelle version officielle de l'Histoire du Parti communiste récemment publiée.
«La Chine d'aujourd'hui est encore incapable de reconnaître ses erreurs passées», s'offusque Yang Jisheng, le rédacteur en chef de Yanhuang Chunqiu, mensuel consacré à l'histoire. Yang est un ancien journaliste de l'agence Chine nouvelle, à la retraite depuis dix ans. Il travaille dans un petit bureau spartiate au premier étage d'un immeuble gris de l'ouest de la capitale. Des revues, des piles de papiers, des montagnes de livres s'entassent autour de la table de travail qu'il domine de sa silhouette trapue. Yang reçoit beaucoup de courrier. Dans ces lettres, les gens lui racontent ce qu'ils ont vécu, la vraie histoire de la Chine, et demandent à être publiés par son magazine à bas tirage. Yanhuang est l'une des rares publications qui ose transgresser l'histoire officielle sur laquelle le pouvoir veille jalousement.
Interdiction de voyager dans le temps
Le Parti a deux administrations dédiées à cette tâche : son Centre de recherche sur l'histoire et une Commission pour la protection des secrets d'Etat. Le mois dernier, un autre organe de censure, la Commission d'Etat de la radio, du film et de la télévision, a pris la singulière initiative d'interdire tout «voyage dans le temps» : les séries télévisées représentant des héros contemporains propulsés dans le passé se sont en effet multipliées depuis quelques années. Intrigues au palais de jade, l'une des plus populaires, raconte l'histoire d'une jeune héroïne qui se retrouve accidentellement transportée à l'époque de l'empereur mandchou Kang Xi. «L'histoire sérieuse ne doit pas être abordée de manière frivole», a sermonné l'administration pour justifier cette prohibition. L'histoire est, et doit rester, le domaine réservé du Parti.
Paradoxalement, c'est sans doute la raison pour laquelle Yang Jisheng et sa publication gardent une certaine marge de manoeuvre. Membre du Parti, Yang est appuyé par tout un clan d'anciens hauts responsables d'âge vénérable qui croient encore dans les promesses de démocratie que le Parti tenait naguère. Le plus distingué d'entre eux est Li Rui. Presque centenaire, il a été secrétaire de Mao dans les années 50 mais s'est opposé aux méthodes radicales du Grand Timonier. Une audace qui lui a coûté cher, sans toutefois entamer le prestige qu'il retire d'avoir été plusieurs années durant un confident du fondateur de la République populaire.
«Nous faisons partie de l'aile démocrate du Parti communiste», explique l'un des membres de cette coterie d'anciens qui souhaite voir la Chine évoluer vers le multipartisme. «S'il se soumet à la loi des urnes, le Parti communiste a toutes les chances de rester au pouvoir, raisonne-t-il. Mais le Parti doit tout d'abord se libérer de sa propre histoire.» «Un pays qui ne tire pas les pleines leçons de son passé n'a pas d'avenir, plaide de son côté Yang Jisheng. L'Allemagne l'a fait, et aujourd'hui c'est un grand pays. Le Parti communiste chinois porte l'énorme fardeau de son histoire, et il doit le déposer doucement s'il veut se réinventer. Mieux vaut le faire quand la situation est assez favorable car, lorsqu'il y aura des émeutes, ce sera trop tard.»
La Révolution culturelle «lancée par erreur»
Un fardeau ? Rien n'en montre le poids dans l'exposition permanente présentée au Musée national de Chine. «La nation chinoise est une grande nation dont le peuple est industrieux, courageux, intelligent et pacifique. Et elle a apporté des contributions indélébiles à la civilisation humaine. Depuis des générations, le peuple chinois a poursuivi le rêve d'un pays prospère et puissant», lit-on dans un avant-propos placardé à l'entrée. Seules trois photos évoquent les dix ans de la Révolution culturelle (1966-1976) qui a fait environ deux millions de morts, Mao ayant érigé en vertu civique le meurtre des ennemis de classe. Tandis qu'un texte lapidaire exonère le Grand Timonier : «Lancée par erreur par des dirigeants, utilisée à mauvais escient par des cliques contre-révolutionnaires, la Révolution culturelle a plongé le Parti, le pays et le peuple dans un chaos grave et désastreux.» Quant à la nouvelle édition de l'Histoire du Parti communiste, elle ne parle (page 967), en terme de bilan, que de «60 000 cadres morts sous la torture», sans plus de détail.
Mais la Chine cache dans ses placards un cadavre plus malodorant encore : «Un génocide, un meurtre de masse aux proportions gigantesque», explique Frank Dikötter, un historien de l'université de Hongkong qui vient de consacrer un livre à la catastrophe causée par la politique du Grand Bond en avant (1). Ce programme de développement à marche forcée, mené de 1958 à 1962 par Mao pour que la Chine dépasse la production industrielle britannique, s'est traduit par une disette gigantesque qui a tué, dans le plus grand secret, entre 30 et 55 millions de Chinois, selon les estimations. «La plupart ont été affamés, mais des millions ont aussi été battus jusqu'à ce que mort s'ensuive», affirme Dikötter. Aujourd'hui, le Parti communiste chinois évoque du bout des lèvres «trois années de catastrophes naturelles» pour expliquer ce désastre qui a dépeuplé des régions entières. «Il y a eu des calamités naturelles, mais ni plus ni moins que les autres années», note Yang Jisheng qui a fouillé dans les archives du Parti avant de publier en 2008 Mubei (Pierres tombales), un ouvrage en chinois d'un millier de pages sur la grande famine.
Grâce à sa carte de journaliste de l'agence officielle de presse Xinhua et à quelques amis bien placés, Yang Jisheng a eu accès à des milliers de documents. «Ce qui m'a le plus choqué, dit-il, c'est d'apprendre qu'alors que des dizaines de millions de gens mourraient de faim, les greniers étaient pleins et la Chine exportait mêmes ses denrées.» Frank Dikötter, lui, a épluché les archives des autorités provinciales, plus accessibles à un chercheur étranger que celles du gouvernement central. «J'ai trouvé énormément de choses durant les recherches que j'ai effectuées au début des années 2000, mais le paradoxe est que si j'y retournais aujourd'hui, je ne trouverais plus rien. Depuis les Jeux olympiques de 2008, il y a eu une reprise en main et presque tous les documents déclassifiés auxquels j'avais eu accès ont été reclassés secret.»
Pourquoi ? «Mao est au coeur de l'histoire chinoise, et c'est le pilier principal de l'édifice du Parti. S'il s'écroule, tout s'écroule», dit l'écrivain Yu Jie. Pour Franck Dikötter, 45 millions de Chinois ont péri dans la grande famine de 1958-1962. «Un bilan comparable à celui de la Seconde Guerre mondiale». Yang Jisheng, qui a perdu son père lors de la famine, estime ce chiffre à 36 millions. L'historien pékinois Yu Xiguang, qui a amassé en vingt années de recherches plus d'archives que quiconque, estime à 55 millions le nombre de morts (sur une population de 650 millions à l'époque). Quid de ces victimes dans l'histoire officielle ? Le livre de 1 074 pages de l'Histoire du Parti communiste évacue l'affaire en une ligne : «En 1960, la population du pays a diminué de 10 millions par rapport à l'année précédente.» Les manuels scolaires du secondaire escamotent l'affaire. L'un d'eux évoque «les difficultés économiques les plus graves qu'ait connues le pays», dues à des «erreurs de gauche».
Face à ce révisionnisme, beaucoup d'universités opposent une résistance passive. «Dans mon département d'histoire, personne n'enseigne la période du Grand Bond en avant. Vous savez pourquoi ? Le gouvernement ne veut pas que les enseignants disent la vérité. S'ils le font, ils auront des ennuis... Alors, mieux vaut se taire», confie Gao Wangling, professeur d'histoire à l'université du Peuple de Pékin. Les autorités se méfient tout autant des débats sur l'histoire. En avril, seize universités devaient se rencontrer sur le thème de la révolution de 1911 et des trois principes du peuple de Sun Yat-sen (l'un d'eux est «la démocratie») : le colloque a été annulé par crainte des «étudiants radicaux» susceptible d'infiltrer les réunions.
L'histoire officielle est malgré tout en voie d'érosion. Gao Wangling est l'auteur d'un livre sur les propriétaires fonciers, une classe sociale que le régime a diabolisé et exécuté par centaines de milliers au moment de la réforme agraire (1949-1950). «Les propriétaires fonciers n'étaient pas aussi malfaisants qu'on l'a dit. En général, ils louaient leurs terres aux paysans pour des sommes relativement raisonnables», écrit-il. Son livre a été publié en Chine alors que Yang Jisheng avait dû publier le sien, Mubei, à Hongkong pour contourner les censeurs de Pékin. Plus de 100 000 exemplaires de son ouvrage ont néanmoins été vendus en Chine continentale, sous le manteau...
«Mao, un des plus grands meurtriers»
Dans le Musée de la place Tiananmen, une seule photo légendée, en haut d'un mur, évoque la grande famine : «Mao Zedong et de nombreux dirigeants au niveau central et local se sont laissé emporter par un sentiment d'autosatisfaction et de fierté; négligeant les règles de l'économie et désireux d'obtenir des résultats immédiats, ils ont lancé le Grand Bond en avant. Ils ont finalement été submergés par une vague d'erreurs gauchistes et le travail de construction du socialisme a subi des revers graves.» Mao, une fois encore, est excusé. «Le fait est, pourtant, que Mao, avec Staline et Hitler, est l'un des plus grands meurtriers de masse du XXe siècle», tranche Frank Dikötter. De l'une des baies vitrées du musée qui donne sur le nord de la place Tiananmen, on aperçoit le célèbre portrait du Président. Et au sud, le mausolée où repose sa dépouille embaumée - un cadavre que personne n'ose déménager.
(1) «Mao's Great Famine : The History of China's Most Devastating Catastrophe, 1958-1962», Ed.Walker & Co., 2010.
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