jeudi 18 août 2011

EXTRAIT - « Le séminaire livre XIX... ou pire » par Jacques Lacan


Le Point, no. 2031 - Idées, jeudi 18 août 2011, p. 70,71

Il n'y a donc pas, d'un côté, le sexe, irrésistiblement associé à la vie parce qu'il est dans le corps, le sexe imaginé comme l'image de ce qui, dans la reproduction de la vie, serait l'amour, et de l'autre côté, le corps en tant qu'il a à se défendre contre la mort. Tel que nous arrivons à l'interroger au niveau de l'apparition de ces premières formes, la reproduction de la vie émerge de quelque chose qui n'est ni vie ni mort, et qui intervient très indépendamment du sexe, et même à l'occasion de quelque chose de déjà vivant, à savoir ce que nous appelons le programme ou encore le codon, comme on dit à propos de tel ou tel point repéré des chromosomes (p. 43).

L'objet a, c'est ce par quoi l'être parlant, quand il est pris dans des discours, se détermine. Il ne sait pas du tout ce qui le détermine. C'est l'objet a, en quoi il est déterminé comme sujet, c'est-à-dire divisé comme sujet, autrement dit il est la proie du désir. Ça a l'air de se passer au même endroit que les paroles subvertissantes, mais ce n'est pas du tout pareil. C'est tout à fait régulier, c'est une production, ça produit mathématiquement, c'est le cas de le dire, cet objet a en tant que cause dudit désir (p. 73).

C'est du même ordre, la moisissure sur le mur et l'écriture, ça devrait intéresser ici un certain nombre de personnes qui, il n'y a pas très longtemps - ça commence à vieillir -, se sont beaucoup occupées d'écrire des lettres d'amour sur les murs. C'était un vachement beau temps... On déduisait que les murs avaient la parole. [...] Je voudrais simplement faire remarquer qu'il vaudrait beaucoup mieux qu'il n'y ait jamais rien eu d'écrit sur les murs. Ce qui est déjà écrit, il faudrait même l'en retirer. Liberté, égalité, fraternité, par exemple, c'est indécent. Défense de fumer, c'est pas possible, d'autant que tout le monde fume, il y a là une erreur de tactique. Je l'ai dit tout à l'heure pour la lettre d'amour, tout ce qui s'écrit renforce le mur (p. 74-75).

L'Autre dont il s'agit est celui du couple sexuel, celui-là même. C'est bien pourquoi il va nous être nécessaire de produire un signifiant qui ne peut s'écrire que de ce qu'il barre ce grand A.

On - je souligne cet on sans m'y arrêter, car je ne ferais pas un pas - on ne jouit que de l'Autre. Il est plus difficile d'ajouter ceci, qui semblerait s'imposer, parce que j'ai dit que ce qui caractérise la jouissance se dérobe - on n'est joui que par l'Autre. C'est bien l'abîme que nous offre la question de l'existence de Dieu, que je laisse à l'horizon comme ineffable.

Quand je dis qu'on ne jouit que de l'Autre, l'important n'est pas le rapport de ce que nous pourrions croire notre être avec ce qui jouit, mais qu'on n'en jouit pas sexuellement - il n'y a pas de rapport sexuel - ni n'en est-on joui. Vous voyez ce que lalangue, que j'écris en un seul mot, lalangue, qui est pourtant bonne fille, ici résiste. Elle fait la grosse joue. Il faut bien le dire, de l'Autre on en jouit mentalement (p. 112).

La sagesse, c'est quoi ? Comme il est dit clairement dans le livre de sapience qu'est l'Ecclésiaste, c'est le savoir de la jouissance. Tout ce qui se pose comme tel se caractérise comme ésotérisme, et l'on peut dire que, hormis la chrétienne, il n'y a pas de religion qui ne s'en pare, aux deux sens du mot. Dans toutes les religions, la bouddhique et aussi bien la mahométane, sans compter les autres, il y a cette parure et cette façon de se parer, je veux dire de marquer la place de ce savoir de la jouissance. Ai-je besoin d'évoquer les tantras pour l'une de ces religions, les soufis pour l'autre ? C'est ce dont s'habilitent aussi les philosophies présocratiques, et c'est ce avec quoi rompt Socrate, qui y substitue - et l'on peut dire nommément - la relation à l'objet a, qui n'est rien d'autre que ce qu'il appelle âme (p. 169).

On s'est beaucoup interrogé sur la fonction du pater familias. Il faudrait centrer mieux ce que nous pouvons exiger de la fonction du père. Cette histoire de carence paternelle, qu'est-ce qu'on s'en gargarise ! Il y a une crise, c'est un fait, ce n'est pas tout à fait faux. Bref, l'é-pater ne nous épate plus. C'est la seule fonction véritablement décisive du père. J'ai déjà marqué que ce n'était pas l'OEdipe, que c'était foutu, que si le père était un législateur, ça donnait comme enfant le président Schreber, rien de plus. Sur n'importe quel plan, le père est celui qui doit épater la famille. Si le père n'épate plus la famille, naturellement on trouvera mieux. Il n'est pas forcé que ce soit le père charnel, il y en a toujours un qui épatera la famille, dont chacun sait que c'est un troupeau d'esclaves. Il y en aura d'autres qui l'épateront (p. 208).

« Je parle aux murs »

La question des malades mentaux ou, pour mieux dire, des psychoses n'est pas du tout résolue par l'antipsychiatrie, quelles que puissent être là-dessus les illusions qu'entretiennent quelques entreprises locales. L'antipsychiatrie est un mouvement dont le sens est la libération du psychiatre, si j'ose m'exprimer ainsi. Et il est bien certain que ça n'en prend pas le chemin... Il y a une caractéristique qu'il ne faudrait quand même pas oublier dans ce qu'on appelle les révolutions, c'est que ce mot est admirablement choisi de vouloir dire retour au point de départ (p. 13-14).

Il n'y a pas de rapport sexuel. Ça paraît comme ça un peu zinzin, un peu effloupi. Il suffirait de baiser un bon coup pour me démontrer le contraire. Malheureusement, c'est une chose qui ne démontre absolument rien de pareil parce que la notion de rapport ne coïncide pas tout à fait avec l'usage métaphorique que l'on fait de ce mot tout court, rapport, ils ont eu des rapports. Ce n'est pas tout à fait ça. On ne peut sérieusement parler de rapports que non seulement quand un discours établit le rapport, mais quand on énonce le rapport. Le réel est là avant que nous le pensions, mais le rapport, c'est beaucoup plus douteux. Non seulement il faut le penser, mais il faut l'écrire. Si vous n'êtes pas foutus de l'écrire, il n'y a pas de rapport. Il est impossible d'écrire ce qu'il en serait du rapport sexuel (p. 32-33).

Pour ce qui est de définir ce qu'il en est de l'homme ou de la femme, la psychanalyse nous montre que c'est impossible. Jusqu'à un certain degré, rien n'indique spécialement que ce soit vers le partenaire de l'autre sexe que doive se diriger la jouissance. [...] La sexualité est sans doute au centre de tout ce qui se passe dans l'inconscient. Mais elle est au centre en ceci qu'elle est un manque. C'est-à-dire que, à la place de quoi que ce soit qui pourrait s'écrire du rapport sexuel comme tel, se substituent les impasses qu'engendre la fonction de la jouissance sexuelle, en tant qu'elle apparaît comme ce point de mirage dont Freud lui-même donne quelque part la note comme de la jouissance absolue.

Et c'est si vrai que précisément elle ne l'est pas, absolue. Elle ne l'est en aucun sens, d'abord parce que, comme telle, elle est vouée à ces différentes formes d'échec que constituent la castration, pour la jouissance masculine, la division, pour la féminine. D'autre part, ce à quoi la jouissance mène n'a strictement rien à faire avec la copulation, pour autant que celle-ci est, disons, le mode usuel - ça changera - par où, dans l'espèce de l'être parlant, se fait la reproduction (p. 35).

Une vie
1901. Naît à Paris.
1932. Soutient sa thèse de psychiatrie.
1964. Fonde l'Ecole freudienne de Paris.
1966. « Ecrits » (Seuil).
1980. Dissout l'Ecole freudienne.
1981. Meurt à Paris.


Que reste-t-il de Jacques Lacan ?
Michel Schneider

Il était le plus provocateur des psychanalystes. Trente ans après la mort de Jacques Lacan, le Seuil publie deux inédits, que « Le Point » présente en exclusivité.

«Tout fou Lacan », titrait Libération au lendemain de sa disparition. Fou, il l'était peut-être devenu sur la fin, selon divers témoins. Mais, trente ans après, la question n'est pas là. Plutôt : pourquoi ceux qui le suivirent après Mai 68 ont-ils accepté d'être par lui rendus fous ? Et surtout : le plus connu des psys français est-il en passe de revenir hanter la psychanalyse comme un fantôme ?

Que reste-t-il de nos amours lacaniennes ? Car, il faut le reconnaître, dans l'incroyable attachement de milliers de disciples à la parole oraculaire du maître, il y avait avant tout de l'amour. Un amour presque passionnel, sacrificiel : «Perinde ac cadaver.» Certains en sont morts. D'autres s'en nourrissent encore. Comment séparer l'amour de la vérité de la vérité de l'amour ? Il est impossible de dénouer le lien fatal qui fait qu'on croit aimer quelqu'un parce qu'il parle bien et dit le vrai, alors qu'on croit qu'il maîtrise la langue et détient la vérité parce qu'on l'aime. Nous sommes tous soumis à ce que Pascal appelle « la confusion des ordres ».

Cependant, trente ans après sa mort, il est temps de tracer un bilan de l'apport de Lacan à la psychanalyse et à la culture, sinon impartial, du moins équilibré, entre la gratitude envers telle découverte et le rejet de telle autre, sans céder à l'hagiographie commémorative ni à l'aigreur revancharde.

Nous sommes dans l'après-Lacan. Non au sens où il aurait marqué un « avant » révolu et ouvert une ère nouvelle, encore moins d'un sauveur ou d'un prophète (pas de datation entre « avant JL » et « après JL »), mais au sens où sa recherche continue de susciter des débats féconds même chez ceux qui s'en sont séparés.

Que nous lègue-t-il ? Quelques aphorismes fulgurants : « le désir, c'est le désir de l'autre »,« l'amour, c'est donner ce qu'on n'a pas à quelqu'un qui n'en veut pas ». Des calembours d'« Almanach Vermot »,« poubellication », mais aussi de brillants mots-valises («hainamoration »). D'incroyables proclamations de génie (« Moi, la vérité, je parle »). Des grossièretés de salle de garde, rachetées par des distinctions opérantes (entre besoin, demande et désir, par exemple, ou frustration, privation et castration). Quelques fulgurantes lumières mêlées à tant de préciosités obscures. Comme le disait l'un des maîtres de Lacan : « Quand l'eau est trouble, on ne voit pas s'il y a du poisson ou non . »

La seule question est désormais : que faire de tout cela, et en a-t-on vraiment besoin pour soigner un patient ? Les deux textes aujourd'hui publiés et dont Le Point présente, en exclusivité, des extraits essentiels, datent de la période 1971-1972 et tournent autour de cette proposition en forme de vérité révélée : « Il n'y a pas de rapport sexuel. » Cela signifie-t-il que le rapport entre les sexes n'est pas de l'ordre de l'harmonie préétablie, de la complétude heureuse, mais du conflit et du ratage ? Que la sexualité ne rapporte rien et qu'on ne peut rien en rapporter, ni en dire ou en écrire, parce que, justement,« ça ne parle que de ça » ? Ce sont des évidences connues depuis Freud. Mais cela ne masque-t-il pas en réalité une conception pathologique de la sexualité (il n'existerait pour les sexes aucun moyen de se rapporter l'un à l'autre) ? Si cet énoncé était vrai, combien d'entre nous seraient rassurés de ne pouvoir pas se rapporter à l'autre sexe ! Que conclure de cette lecture ? Je préfère la phrase délicieuse d'un personnage de Proust, Mme Leroi : « L'amour ? Je le fais souvent mais je n'en parle jamais. »

Ce « Séminaire » nous donne le mélange instable et fascinant d'un Lacan provocateur à une réflexion toujours vivante sur la psychanalyse et de sa fuite dans la « mathématisation » de l'inconscient sexuel qui en est pourtant le noyau central.

Michel Schneider, Auteur de « Lacan, les années fauve » (PUF, 2010).
Jacques Lacan, « Le séminaire : Livre XIX...ou pire » (Seuil, 264 p., 23 euros), et « Je parle aux murs » (entretiens de la chapelle de Sainte-Anne, textes établis par Jacques-Alain Miller, Seuil, 128 p., 12 euros). Parution le 25 août.


Les prophéties de Lacan
Propos recueillis par Christophe Labbé et Olivia Recasens

Eclairant. Ce que Lacan aurait dit sur notre époque, par son gendre et légataire intellectuel, le psychanalyste Jacques-Alain Miller.

Le Point : Jacques Lacan nous éclaire sur l'un des travers de notre société démocratique : l'individualisme roi. Peut-on parler d'une tyrannie du « Un » ?

Jacques-Alain Miller : L'époque est marquée par l'emprise croissante du chiffre, du comptage : on veut tout quantifier. Or le principe du tout-chiffrage, c'est le « Un ». Sans le « Un », nos calculs n'existeraient pas et, désormais, ils sont partout : dans la vie quotidienne, en politique - du moins, là où on vote -, dans la science, la médecine, l'économie, la librairie, le spectacle, tous les champs de l'activité humaine. L'islam est la religion qui met le plus l'accent sur le « Un » unique. Or, dans la sexualité, traditionnellement, c'est la dualité qui dominait. Tout était fondé sur la complémentarité des deux sexes. Freud concevait encore le rapport sexuel sur le modèle platonicien et évangélique : l'homme et la femme, et puis ils ne font qu'une seule chair.

Cette gangrène du narcissisme ne donne- t-elle pas raison à Lacan : « Le rapport sexuel n'existe pas », puisqu'il se passe de l'Autre ?

Lacan avait déduit que le modèle ancien ne tiendrait pas la route, que la sexualité allait passer du « Un » fusionnel au « Un-tout-seul ». Chacun son truc ! Chacun sa façon de jouir ! Jusqu'à Lacan, on appelait ça l'autoérotisme. Et on pensait : normalement, ça se résorbe, car les deux sexes sont faits l'un pour l'autre. Eh bien, pas du tout ! C'est un préjugé. A la base, dans l'inconscient, votre jouissance n'est complémentaire de celle de personne. Des constructions sociales tenaient tout cet imaginaire en place. Maintenant, elles vacillent, car la poussée du « Un » se traduit sur le plan politique par la démocratie à tout-va : le droit de chacun à sa jouissance propre devient un « droit humain ». Au nom de quoi la mienne serait-elle moins citoyenne que la tienne ? Ce n'est plus compréhensible. C'est aussi pourquoi le modèle général de la vie quotidienne au XXIe siècle, c'est l'addiction. Le « Un » jouit tout seul avec sa drogue, et toute activité peut devenir drogue : le sport, le sexe, le travail, le smartphone, Facebook...

Reste que, pour survivre, l'espèce humaine doit se reproduire !

Ceci concerne le rapport complémentaire du sperme et des ovules. Ce n'est pas du même niveau que les êtres parlants. Et les parlants sont en train de prendre nettement le dessus sur la nature. En fonction de leurs désirs, de leurs fantasmes, on manipule désormais la reproduction via la science. Le discours juridique suit le mouvement. Cela ne fait que commencer : on a créé l'an dernier la première cellule à génome synthétique. La nature n'en a plus pour longtemps ! D'où, par ailleurs, l'urgence écolo, largement ressentie.

Faut-il se réjouir de la puissance de la science ? Lacan disait craindre ses effets...

On se réjouit et on craint à la fois. La science, c'est une frénésie. Elle a débuté doucement, à pas de colombe, au XVIIesiècle. Elle secoue désormais l'humanité entière, qui a mordu la pomme et en est chavirée. Les saccades se font de plus en plus rapides. Et impossible d'y couper, car la suprématie du « Un » provient du langage lui-même. Cette frénésie, Lacan l'assimilait à la pulsion de mort. Nulle nostalgie n'arrêtera ça, nul comité d'éthique. Nos conditions d'existence subiront des bouleversements à fendre l'âme, car l'âme a bien du mal à marcher du même pas. Déjà Baudelaire, au début de la révolution industrielle, pleurait sur le Paris que Haussmann rayait de la carte. Le changement est certain. Pour le meilleur ou pour le pire ? C'est selon. Cela vous explique le titre de Lacan.

Lacan annonçait le retour du sacré. Certains semblent avoir trouvé dans la religion un antidote au triomphe de la science. Entre cette dernière et Dieu, n'y a-t-il pas incompatibilité ?

Au contraire, le retour de la religion, c'est la compensation nécessaire à la situation. Voyez : les rapports antiques se défont; chacun est livré à la solitude du « Un »; on souffre d'être soumis à un maître aveugle et brutal, le chiffre, de plus en plus insensé, et même hors sens. Qui vous tirera de cette géhenne ? Ce ne sont tout de même pas les thérapies qui promettent au « Un » qu'il se guérira tout seul de son mal-être, s'il s'autopersuade tous les matins qu'il est maître de soi comme de l'univers. Culture,« entertainment »? Oui, mais c'est insuffisant. On se tourne vers la religion. Là, on trouve des spécialistes, qui offrent depuis toujours à l'humanité souffrante un sens à donner à la vie. Et ce sens met du lien social, du liant, entre les pauvres « Uns » épars que nous sommes devenus.

On assiste un peu partout à un repli identitaire. Or Lacan prophétisait, après 1968, la montée du racisme.

Le « Un », le « Un », vous dis-je ! Le « Un », c'est aussi le culte de l'identité de soi à soi, la difficulté à supporter l'Autre, celui qui ne jouit pas de la même manière que vous. Quand c'était « chacun chez soi », pas de racisme, sinon, bien sûr, celui des hommes à l'endroit des femmes, dont le désir n'est visiblement pas conforme au leur. Mais on est allé déranger des gens qui vivaient leur vie à leur façon, et c'est aujourd'hui le retour de bâton. On se transbahute, on se mélange, on se connecte. Il n'y a pas choc frontal des civilisations, mais, au contraire, un extraordinaire mixage des modes de vie, de jouissance et de croyance, qui travaille les identités et les refend de l'intérieur. Voyez l'assassin norvégien : il est du type « Un-tout-seul »; il tue au nom d'une identité européenne largement imaginaire; et il tue ses semblables, non les musulmans. Tout y est. Cet événement contingent, tragique et insensé est un miroir du monde.

Pour expliquer la violence de notre société, on évoque la fin de l'autorité à l'école et jusque dans la famille. Que préconiserait Lacan : le retour au « Nom-du-Père » ?

Certainement pas ! La suprématie du Père habillait un mode de jouir qui dépérit. Le Nom-du-Père de papa se meurt. On peut très bien s'en passer, selon Lacan, à condition de s'en servir. Autrement dit, la grosse voix, ça ne marche plus. Fini le chef qui ordonne; place au leader modeste, qui oriente. C'est d'ailleurs son jésuitisme que ses adversaires reprochent à Obama : diriger « from behind », de derrière, sans trop se faire voir, tirer en douce les ficelles. Même Nicolas Sarkozy s'y est mis, non sans succès. Et là où Le Pen tonnait, sa fille ronronne.

On a l'impression que les places boursières ont perdu la tête. La crise financière n'est-elle pas en partie la conséquence d'un manque d'autorité ?

On n'est plus au temps de l'étalon-or. Le dollar, monnaie de réserve, n'est guère plus solide que le Nom-du-Père. Il y a grand désordre dans le signifiant ! Le signe monétaire est en cavale, il a sa logique propre, que personne ne maîtrise, avec les effets psychiques qui s'ensuivent : agitation, affolement, angoisse. C'est une affaire d'écriture, car tout est chiffre, mais surtout de parole. Comme plus rien n'est fixe, négocier un accord, un « deal », exige une conversation permanente. Seulement, il est très difficile de conclure, en raison du nombre d'êtres parlants impliqués. La zone euro compte dix-sept pays. Au Congrès américain, chaque élu est un petit roi, les voix se pêchent une par une. Et, depuis peu, il y a les fondamentalistes monétaires du Tea Party : ils veulent au moins un dollar d'épargne pour un dollar d'endettement. Ce sont les fous du « Un » ! Résultat : le pire.

En quoi Lacan peut-il nous aider à trouver un remède ?

Lacan fait comprendre ceci : 1) le nombre de faux départs vers une solution augmente vertigineusement en fonction du nombre des acteurs; 2) ils ne peuvent conclure que dans une modalité temporelle qui est celle de la hâte. Il faut donc réduire drastiquement le nombre des décideurs.

Et la psychanalyse dans tout ça ?

Pour le « Un » égaré, c'est toujours la chance inouïe d'établir avec l'Autre un rapport où les malentendus que vous avez avec vous-même ont une chance de se dissiper. Quant aux analystes, ils pullulent, comme les patients, et chacun est plus individualiste que jadis. Comme prévu par Lacan, l'analyste est un « Un » qui s'autorise de lui-même, de son analyse, avant que d'être reconnu comme sien par un groupe, ou par le bon Dieu.

À vous entendre, Lacan, c'est la boule de cristal ?

Ce n'était pas Nostradamus, mais, en effet, on peut déchiffrer notre présent dans sa grammaire et entrevoir la grimace de l'avenir qui nous attend.

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1 commentaires:

titinesf a dit…

Merci pour ce commentaire fabuleux qui nous montre comment Lacan percevait l'avenir là où science et objet a élevé au zénith, dans un monde à l'individualisme galopant, ses écrits nous donnent à réfléchir. La pertinence de votre réflexion nous éclaire et j'irai très vite me plonger dans ces trois point de supens..., énigme d'"...ou pire" !
Martine Desmares Le Havre ACF