Marianne, no. 747 - Événement, samedi 13 août 2011, p. 28
La finance ajoute l'incohérence à la tyrannie. En imposant des politiques d'austérité aux Etats, le capital financier a détruit le contrat social.
Marianne : Dénoncer les agences de notation est devenu un sport international. Mais, au-delà de leurs erreurs, ne sont-elles pas avant tout le produit d'un système ?
Frédéric Lordon : La dénonciation des agences de notation est surtout une formidable erreur de tir, le meilleur moyen de ne pas voir ce qui est réellement en cause. Les avis des agences ont, certes, le pouvoir de créer de violentes turbulences. Mais focaliser l'attention sur elles, c'est méconnaître les structures des marchés libéralisés. Ce sont ces structures qui donnent à de simples avis le pouvoir de produire de si puissants effets. Il faut bien voir, en effet, que les forces motrices de la finance sont primitives : les marchés fonctionnent à l'opinion et à la croyance. Il en est ainsi car la finance est un univers où les acteurs parient sur la valeur future des différents actifs selon des jugements nécessairement incertains. Il était donc logique que, selon les mécanismes usuels de la division du travail, émerge une catégorie d'acteurs spécialisés dans la production de jugements réputés faire autorité - cela d'ailleurs quelle que soit la qualité des jugements en question ! L'expérience l'a montré : les prescripteurs de la finance n'arrêtent pas de se tromper, investisseurs, analystes (qu'on se souvienne de la bulle Internet), et agences tout autant.
Donc, réguler les agences de notation ne sert à rien ?
F.L. : Les supprimer ou les réguler, c'est ignorer que la communauté financière ne cessera pas pour autant de produire du jugement. Telle est son essence. D'autres "voix autorisées" réémergeront dans d'autres coins du système, qui seront crues, suivies, et qui se tromperont en entraînant tout le monde derrière elles. En cela les agences ne sont qu'une expression de la finance de marchés comme pouvoir général de l'opinion des investisseurs. Or on ne fait pas varier significativement un système en supprimant l'une de ses expressions...
Plutôt que de montrer du doigt les agences, il faudrait davantage regarder du côté des structures mêmes des marchés libéralisés qui ont installé ce règne de l'opinion financière et permis que des jugements, fussent-ils erronés, voire délirants, créent de tels désordres dès lors qu'ils mettent en mouvement des masses énormes de capitaux. Au sens strict du terme, les agences sont donc un épiphénomène, et imaginer que les réguler parviendrait à limiter les errances de l'opinion financière et les tornades qui s'ensuivent est une mauvaise plaisanterie.
Que penser alors de cette focalisation sur les agences ?
F.L. : Ceux qui vilipendent les agences, gouvernements en tête, ne se rendent pas compte qu'ils incriminent en fait la logique même de la libéralisation financière en l'une de ses expressions les plus caractéristiques. Par là même, ils ne font que souligner l'effrayante inanité des pouvoirs publics qui, depuis 2008, n'ont rien entrepris de sérieux pour faire régresser cette logique. Le système financier est toujours aussi instable, toujours aussi enclin à des emballements spéculatifs, toujours aussi capable de mettre à bas l'ensemble des banques. Que nous allions vers un nouvel épisode du type septembre 2008 est une quasi-certitude - seule la date est inconnue. La situation est pire qu'en 2008 : cette fois, les Etats seront aux abonnés absents et il n'y aura plus personne pour ramasser les débris... A part les banques centrales, désormais seules.
Les gouvernements restent cependant subordonnés à l'avis des agences de notation...
F.L. : Les Etats sont devenus le point de focalisation du délire des marchés, qui les contraignent à des politiques d'austérité autodestructrices, comme l'atteste le cas grec - dont la généralisation n'est qu'une question de temps. Maintenir intactes les structures de la finance a donc eu pour effet de soumettre à l'opinion financière, agences en tête, des politiques économiques contraintes de prendre les orientations exactement contraires à celles que requérait la situation présente : car seul le retour de la croissance par des mesures de relance est à même de stabiliser les ratios dettes/PIB (produit intérieur brut).
Et la finance ajoute l'incohérence à la tyrannie : elle exige à toute force l'austérité en même temps qu'elle se plaint de l'insuffisance de croissance ! Les Etats, qui n'ont pas voulu toucher aux marchés et aux institutions financières, savent maintenant à quel maître ils (se) sont soumis... La crise des subprimes, en montrant les ravages dont la libéralisation financière est capable, avait créé une opportunité historique de mettre un terme à son emprise. Rien n'a été fait, qu'on ne vienne donc pas se plaindre. Ce ne sont pas les agences qu'il faut arraisonner mais la logique d'ensemble de la finance de marché, dont elles ne sont qu'un rouage.
Le débat sur les agences est donc sans intérêt ?
F.L. : En elle-même secondaire, la question des agences a le mérite de soulever des enjeux politiques fondamentaux. Car, agences ou autre chose, l'opinion financière a été dotée d'un pouvoir sans précédent. Pouvoir d'imposer ses vues aux Etats, c'est-à-dire d'orienter les politiques publiques d'après les réquisits exclusifs du capital financier. Qui ne se souvient de Nicolas Sarkozy justifiant la réforme des retraites pour conserver le AAA français, alors que, candidat, il avait déclaré l'exclure de son mandat légitime ? Peut-on concevoir abdication de souveraineté politique plus caractérisée : "Je fais la politique du capital financier, et en plus je m'en vante !" Pour un président qui entendait "réhabiliter le politique", le paradoxe est de taille...
Est-ce cela le pouvoir de la finance ?
F.L. : A l'évidence, les structures de la mondialisation financière ont fait émerger un pouvoir de la finance capable de faire plier les pouvoirs politiques. Pis encore, les corps sociaux réputés souverains n'ont d'autre choix que de s'ajuster aux injonctions des marchés. Les réformes des retraites ou les plans d'austérité répondent d'abord aux exigences de la finance, et c'est toute la politique qui est colonisée par elle. Alors, pour quelle communauté les pouvoirs publics gouvernent-ils vraiment. La réponse ? Non plus pour la communauté citoyenne, mais pour la communauté des créanciers internationaux - et, de plus en plus, contre la première.
Le capital financier est donc devenu une sorte de tiers intrus au contrat social. Il y a là une aberration politique sans précédent. Combien de temps le peuple souverain tolérera-t-il cette usurpation de ses prérogatives ? Quand et comment exigera-t-il d'y être restauré ? A voir la soumission des gouvernements aux logiques de la finance, voire leur collusion avec les hommes du capital, comme en témoigne le parfait mauvais vouloir de la rerégulation financière, il est probable que le réveil du peuple souverain ne sera pas (totalement) paisible.
Propos recueillis par Emmanuel Lévy
Frédéric Lordon, Economiste, directeur de recherche au CNRS.
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