vendredi 5 août 2011

Les indignés de Tel-Aviv secouent Israël - Julien Lacorie


Marianne, no. 746 - Monde, samedi 6 août 2011, p. 40

Face à une montée affolante du coût de la vie, les classes moyennes battent le pavé et contestent les choix ultralibéraux de Benyamin Netanyahou. Une soif de justice sociale qui pousse le Premier ministre de l'Etat hébreu à revoir sa copie.

Et ça continue ! Pas en arabe mais en hébreu ! Comme d'habitude depuis le début de cette folle année 2011, l'impensable arrive là où on ne l'attendait pas. A Tel-Aviv, à Jérusalem, à Haïfa, dans toutes les villes d'Israël, ils sont des centaines de milliers à crier : "Le peuple veut la justice !" Et pour la première fois depuis très longtemps, les Arabes israéliens défilent aux côtés de leurs concitoyens juifs. Installés dans une forêt de tentes, jeunes et moins jeunes se parlent, chantent, rêvent d'un avenir et d'un pays meilleurs. Une mobilisation spontanée sans précédent, qui n'a rien à voir avec la paix ou la guerre israélo-palestinienne, les colonies ou le conflit violent qui, depuis si longtemps dans ce pays, oppose laïcs et religieux. Cette fois, c'est d'un ras-le-bol gigantesque et neuf qu'il s'agit : contre la flambée des prix des logements, des crèches, des produits alimentaires, de l'essence. Bref, contre l'injustice sociale.

Après des années de frustration et de silence, la classe moyenne, qui a de plus en plus de mal à se trouver un toit décent, crie stop aux dérives d'un capitalisme prédateur. Sans violence, dans une atmosphère qui rappelle aux plus âgés Woodstock et Mai 68 et à tout le monde le grand air de Tunis et du Caire, capitales pourtant hostiles. Mais voilà qu'on s'en fiche ! Car le vent des révolutions arabes a traversé les mers, les frontières, les barbelés, les préjugés. Une pancarte accrochée à une tente résume tout : "Ici, vous êtes au coin du boulevard Rothschild et de la place Tahrir !" Et si le plus court chemin du Caire à Tel-Aviv, d'une conscience arabe révoltée à une conscience israélienne survoltée, c'était la révolution sociale ?

Terre promise en colère

L'imagination a pris le pouvoir, avec ses concerts, ses débats improvisés, ses concours de trictrac sur des divans de fortune échoués sur le trottoir, ses affiches de poésie et ses dessins d'enfant. Le boulevard Rothschild, si snob, souvent si bling-bling avec ses chiens chics et ses beautés branchées, est devenu le rendez-vous populo, l'attraction numéro un des familles tourneboulées par cet épisode inédit du sionisme, à deux pas de la maison de David Ben Gourion, le père fondateur de l'Etat hébreu.

Tout a commencé avec une femme, Daphni Leef, qui y a installé la première tente (lire l'encadré, p. 43). Un 14 juillet, heureux hasard. "Comme en 1789, en France, ici, en Israël, nos rois ont perdu tout contact avec le peuple, et nous ne voulons pas de la brioche, mais du pain !" s'exclame la frêle héroïne. Très vite, le happening juvénile se transforme en jacquerie des classes moyennes étranglées par la spéculation immobilière. En quatre ans, le prix des appartements a grimpé de... 63 %. Les loyers sont devenus fous alors que les salaires stagnent depuis des années. Impossible de louer un trois pièces à Tel-Aviv à moins de 1 000 €. "Même avec deux salaires corrects, on ne s'en sort plus !" explique un informaticien marié à une enseignante et père de deux enfants. Et il n'y a pas que les loyers.

Tous les prix s'envolent dans les nuées de la Terre promise en colère. Début juillet, la contestation commence à fermenter avec l'affaire du cottage cheese, le fromage blanc préféré des Israéliens. Le prix de ce délice national devenant insupportable, un Hébreu solitaire lance sur Facebook un appel au boycott. C'est une déferlante. La pétition signée par plus de 100 000 consommateurs indignés contraint les producteurs à baisser leurs prix. En même temps, sur le front de l'essence, d'autres actions relayées sur les réseaux sociaux obligent le gouvernement à interdire toute nouvelle augmentation des taxes sur les carburants.

"On en a plus qu'assez de payer pour tout, à tout bout de champ, râle Dan, un architecte de 40 ans. Pendant des années, personne n'a rien dit, chacun se débrouillait tant bien que mal jusqu'à ce qu'enfin l'immense majorité des Israéliens comprennent : le gouvernement, quelle que soit sa couleur politique, nous prend pour des Freiers !" Freier ? Une bonne poire, en argot hébraïque... Et les bonnes poires en ont marre. Comme ces milliers de jeunes mères qui ont organisé avec leurs bébés une "marche des poussettes" pour dénoncer le prix des crèches privées à Tel-Aviv et Jérusalem.

"Il y a de l'argent pour les colonies, pour l'armée, mais pas pour les familles !" fulmine Efrat, une enseignante qui paye près de 3 000 shekels (600 €) - la moitié de son salaire environ - pour faire garder sa petite fille. Pas étonnant que plus de 80 % de la population israélienne soutienne cette révolte. Jusque sur la scène des théâtres : à la fin de chaque représentation, les acteurs proclament désormais leur soutien au mouvement des indignés. La lame de fond est si puissante que la Histadrout, la grande centrale syndicale, est obligée de prendre le train en marche, après avoir lambiné sur le quai des hésitants. Et c'est quelque chose, la Histadrout : 600 000 syndiqués - à l'échelle française, 6 millions d'adhérents. Ofer Einir, son secrétaire général, prévient : "Si le gouvernement n'adopte pas des réformes d'urgence pour mettre un terme à ces injustices, nous utiliserons tous les moyens dont nous disposons !" Une menace à peine voilée de grève générale. L'association des maires a déjà sauté le pas et décidé d'un arrêt de travail. Plus intéressant encore : plusieurs dizaines de grands patrons, taraudés par la culpabilité de l'enrichissement sans frein, ont éprouvé le besoin de se refaire une conscience sociale en signant une pétition qui appelle le gouvernement à venir en aide aux familles. Parmi eux, plusieurs figures de ces fameuses 18 familles qui ont fait main basse sur la moitié de l'économie israélienne en se taillant des empires financiers et industriels. Et en étouffant toute concurrence. Leur subite compassion a toutefois des limites : ils ne vont pas jusqu'à proposer de limiter les salaires indécents qu'ils s'octroient, ni de démanteler les monopoles qui leur permettent d'imposer leurs prix. "Depuis dix ans, les salaires n'ont pas augmenté alors que les bénéfices des entreprises cotées à la Bourse de Tel-Aviv ont bondi de 300 % en valeur réelle et que les cadres dirigeants ont vu leur salaire doubler", tempête l'éditorialiste économique du quotidien populaire Yediot Aharonot, Sever Plotsker, qui n'a rien d'un gauchiste.

Fronde anti "Bibi"

Benyamin Netanyahou, le chef du gouvernement, est le premier visé par cette colère contre les superriches. Grand privatiseur devant l'Eternel, ultralibéral sans états d'âme, adorateur déclaré de Margaret Thatcher, de Ronald Reagan et de George W. Bush, il a fait table rase des derniers vestiges sociaux-démocrates des pères fondateurs d'Israël. Au sein même du Likoud, son parti, certains pointent cruellement ses responsabilités. "Il doit désormais rendre des comptes sur ses choix économiques face à la révolution sociale et culturelle que nous vivons", prophétise Reuven Rivlin, le président de la Knesset. Car voilà que, partant du prix des loyers, les Israéliens en ébullition reviennent aux sources du sionisme, aux idéaux égalitaires des pionniers. "Pour la première fois, nous sommes en train d'entrevoir ce que devrait être la justice sociale... C'est très excitant, nous avons l'impression de recréer notre Etat sur de nouvelles bases", résume Stav Shafir, l'un des meneurs du mouvement des tentes.

Affolé, Netanyahou essaie de parer au plus pressé sans remettre en cause son credo. Il a convoqué d'urgence une commission chargée de lutter contre la concentration économique afin qu'elle propose rapidement des réformes favorisant une véritable concurrence. "Personne n'y croit, il n'a jamais rien fait contre les tycoons ; au contraire, il a tout fait pour servir leurs intérêts ! s'exclame Noam, un employé de banque. On ne réclame pas le socialisme, on veut simplement une véritable économie de marché avec une politique sociale pour le logement et des crèches." Dans le même esprit, plusieurs commentateurs prônent un New Deal, sur le modèle des fameuses réformes sociales impulsées aux Etats-Unis par le président Franklin Roosevelt dans les années 30. D'autres en appellent à un nouveau "contrat social", à une "démocratie sociale". Un mot clé, décidément, ce "social" que les apprentis sorciers du libéralisme triomphant avaient cru pouvoir éradiquer du dictionnaire de leur nouvel Israël. Pourtant, "Bibi" Netanyahou n'avait rien vu venir. "Comme Moubarak, comme Assad", raillent les pancartes qui, par dérision, jubilent de comparer des situations incomparables.

Oui, Netanyahou s'est aveuglé. Ces derniers mois encore, il présentait Israël comme "un îlot de stabilité dans la région" alors que le sol tremblait en terre arabe. Il vantait les succès (bien réels) de l'économie israélienne : un taux de chômage de 5,7 %, le plus bas depuis vingt ans ; une croissance supérieure à 5 % ; un niveau de vie égal à celui des Italiens et un paradis pour les petites entreprises de haute technologie. Israël, élève modèle pour les experts du FMI, contre-exemple des faillites à répétition grecques ou espagnoles ! Le Premier ministre avait oublié que la vie quotidienne d'un peuple ne se résume pas à des statistiques. Il était trop occupé à plancher sur la meilleure façon de saboter les tentatives des Palestiniens pour obtenir la reconnaissance de leur Etat par l'ONU en septembre. "Une fois de plus, il s'apprêtait à ressortir la vieille rengaine : le monde entier est contre nous, serrons les rangs, explique Ben Caspit dans le quotidien populaire Maariv. Or, ce n'est pas septembre qui se révèle torride, mais août !"

Pris de court par la montée de cette révolte, le chef du gouvernement fait mine de céder. Aux étudiants, il promet de nouvelles cités universitaires et une baisse des tarifs des transports. Puis, à tous, un allègement des impôts locaux. Echec ! L'Union des étudiants veut "continuer le combat". La popularité de Netanyahou a chuté de 20 points en deux mois.

Peut-il perdre le pouvoir ? Sans doute pas, puisque aucune alternative politique sérieuse ne se profile. Les centristes de Kadima, principal parti d'opposition, n'ont pas un programme économique très différent de celui de Netanyahou et le Parti travailliste est polarisé - comme en France ! - par la primaire qui doit bientôt désigner le nouveau leader. Le Premier ministre veut gagner du temps. Il mise sur un pourrissement du mouvement. Ou sur une dérive politicienne, son terrain de prédilection. En attendant, il augmente de 60 % les jeunes policiers en début de carrière ! Pour éviter toute tentation de fraterniser avec les nouveaux indignés d'un Israël méconnaissable ? J.L.



DAPHNI LEEF, PREMIÈRE INDIGNÉE

Même dans ses rêves les plus fous, Daphni Leef, 25 ans, n'aurait jamais imaginé déclencher une telle tourmente. Fin juin, cette ex-étudiante en cinéma devenue éditrice de vidéos est expulsée de son appartement à Tel-Aviv en raison de travaux de réfection du bâtiment. "En faisant les petites annonces, je me suis aperçue très vite qu'avec les loyers exorbitants, j'allais me retrouver à la rue", raconte la révoltée, qui décide de "créer l'événement" en plantant sa tente sur le boulevard Rothschild, les Champs-Elysées de Tel-Aviv. "J'ai lancé un appel sur Facebook pour que d'autres me rejoignent. L'objectif ? Faire comprendre qu'on n'est pas seul dans son coin, qu'il s'agit d'une question sociale. Je n'y croyais qu'à moitié. Mais l'impact a dépassé toute mes espérances", explique-t-elle en montrant l'immense camp de toiles autour de sa tente. Le succès aidant, Daphni devient la nouvelle vedette d'Israël. Rien d'une politicienne, tout d'une pasionaria : "Nous menons une révolution des consciences ! Notre but n'est pas de remplacer tel gouvernement par tel autre. Nous exigeons beaucoup plus : nous voulons changer les règles du jeu, faire en sorte que les Israéliens se mettent debout !" Un programme, un manifeste ? "Il va nous falloir un peu de temps pour mettre tout cela au clair."


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