Le Point, no. 2032 - Littérature, jeudi 25 août 2011, p. 84
Propos recueillis par Karyn Poupée (à Tokyo)
Exclusif. Le grand écrivain japonais a reçu Le Point dans son bureau à Tokyo.
Début août au coeur de Tokyo, au deuxième étage d'un immeuble du quartier d'Aoyama, le plus vénéré des écrivains japonais a chaud, mais il endure. En bermuda et tee-shirt, il résiste à la tentation d'allumer le climatiseur, parce qu'il faut économiser la consommation d'électricité, insuffisante depuis le séisme du 11 mars et la catastrophe de Fukushima. Par cette attitude, l'écrivain joint le geste à la parole. Au-delà des thèmes qui traversent son dernier roman, «
1Q84 », Haruki Murakami confie une volonté nouvelle d'engagement concret au service d'un Japon dont le modèle social qui prévalait encore en 1984 s'est définitivement effondré.
1Q84 - Livre 1, Avril-Juin
1Q84 - Livre 2, Juillet-Septembre
Le Point : Comment vous est venue l'idée de « 1Q84 », qui revisite le passé récent sur trois tomes ?
Haruki Murakami : En voyant le titre « 1Q84 », on pense inévitablement au « 1984 » de George Orwell et pour moi c'était un élément nécessaire. Ce roman, publié en 1949, imagine un avenir proche. « 1Q84 » s'intéresse, lui, aux choses qui se sont déjà produites et que je repense différemment, un passé qui aurait pu avoir un autre futur que celui qui est réellement advenu. Pour parler très franchement, je ne trouve pas que « 1984 » soit particulièrement passionnant en tant que roman. Mais c'est un classique de la littérature mondiale, et Big Brother une icône. J'ai ainsi choisi de revoir l'an 1984 dans la direction opposée à celle d'Orwell. A partir de là, beaucoup d'idées ont surgi. Je voulais notamment parler des idéologies, des fondamentalismes et me pencher de nouveau sur la théorie de la rencontre homme-femme.
Les scènes de sexe et de violence sont très présentes dans « 1Q84 ». Pourquoi ?
Elles sont très nombreuses, n'est-ce pas ? Tengo et Aomame sont des personnages qui se désirent mutuellement très fort mais qui ne se trouvent pas. Alors, ils cherchent des tas d'autres choses ailleurs, et le sexe en fait partie. En réalité, je n'ai pas particulièrement envie d'écrire des scènes de sexe ou de violence, je vous assure, mais, si on veut secouer le lecteur, il faut que l'histoire excite. Pourquoi la violence et le sexe ? Parce qu'ils sont interdits en société, tout le monde devant se contrôler pour ne pas succomber à ses instincts. Et ce que je veux, c'est exprimer ce contrôle que chacun exerce sur lui-même. Dans « Chroniques de l'oiseau à ressort », les scènes de dépeçage au couteau m'ont valu des lettres de mes traducteurs me disant qu'ils refusaient de retranscrire ces passages. Mais je n'ai pas l'esprit mal tourné, je ne suis pas obsédé par ces scènes. Il faut juste qu'elles existent.
Qui sont les Little People , ces mystérieuses créatures qui semblent être la clé de votre roman ?
Je ne le sais pas moi-même. Les Little People sont des représentants de l'inconscient collectif. Ils apparaissent dans les endroits et périodes sombres. Je sais simplement que les Little People existent peut-être depuis des millénaires, je sais ce qu'ils font, mais l'expliquer n'est pas le rôle d'un romancier. Il suffit que les lecteurs comprennent que les Little People sont présents comme force et qu'ils n'ont pas la notion du bien et du mal. L'important, c'est que face à eux se déploie toujours une puissance contraire.
Les Little People de « 1Q84 » semblent être le pendant du Big Brother de « 1984 ».
Big Brother symbolisait les fascistes, les staliniens, aujourd'hui disparus. Contrairement à ce que l'on croit, Big Brother n'est ainsi plus une figure incarnée. Avec Twitter ou Facebook, tout le monde peut devenir Big Brother et, dans le même temps, personne ne peut l'être. Grâce à Internet, toute velléité de domination se heurtera à une opposition. Par exemple, quoi que fasse le gouvernement chinois, il ne peut plus stopper et contrôler les critiques comme autrefois. Le récent accident de train à grande vitesse l'a encore démontré. Telle est ma vision de la société actuelle et, dans ces circonstances, plus qu'un Big Brother, ce sont les Little People qu'il faut redouter, parce qu'on ne peut pas les voir. La société de « 1984 » décrite par Orwell n'est ainsi pas advenue, c'est quelque chose de très différent qui s'est produit.
« 1Q84 » évoque un mouvement étudiant révolutionnaire qui a dérivé en secte. D'où est venue cette idée ?
J'appartiens à la génération qui a manifesté dans les années 60-70. Nous nous opposions politiquement, avec la volonté de rendre la société meilleure. A un moment, notre idéal a été balayé. Les rebelles que nous étions, étudiants, sont entrés chez Mitsubishi ou Panasonic, consacrant toute leur énergie au travail. D'idéaliste, cette génération est devenue réaliste, matérialiste. Le Japon a grossi et puis la bulle s'est formée, avant d'éclater. Dans « 1Q84 », je me suis interrogé sur cela. J'avais par ailleurs recueilli, pour un ouvrage intitulé « Underground », les témoignages de victimes de l'attentat au gaz sarin perpétré en 1995 par la secte Aum dans le métro de Tokyo. Ceux qui ont été impliqués et jugés coupables de cette attaque ont été condamnés à mort. Ils n'ont pas encore été exécutés. Je suis allé au tribunal. En les regardant, j'ai ressenti l'existence de quelque chose qui à un moment les a dépassés. Ce sont des gens extrêmement intelligents, qui ont réfléchi très profondément à la société, à la spiritualité, et qui humainement ne sont pas des meurtriers dans l'âme. Ils ont pourtant été sanctionnés pour le meurtre de plusieurs personnes, forfaits qu'ils ont commis sans pour autant, de leur point de vue, penser à mal. Qu'est-ce qui est bien, qu'est-ce qui est mal, où se situe la ligne de démarcation ?
Vous semblez de plus en plus engagé dans la société...
Si mes romans sont, au sens large, très empreints de messages politiques, je ne fais normalement pas de déclarations dans les médias, car je suis un écrivain de fiction. Cela dit, il y a des circonstances particulières dans lesquelles je considère que je dois m'exprimer publiquement. J'ai fait un discours politique en recevant un prix en Israël, puis plus récemment à Barcelone, sur l'énergie nucléaire, à cause de l'accident de Fukushima. Il est nécessaire que quelqu'un transmette aux étrangers le sentiment des Japonais. Nos hommes politiques ne le faisant pas, les romanciers doivent prendre parfois cette position de ce qu'on appelle en France, et de façon valorisante, les intellectuels.
Pensez-vous qu'un sursaut social et politique est possible au Japon après la catastrophe du 11 mars ?
Cette fois, tout le monde a clairement compris que c'en était définitivement fini du modèle passé. Je pense que ce séisme et l'accident atomique de Fukushima vont réveiller un sentiment idéaliste dans la société nipponne. Les Japonais sont capables de se mobiliser de façon phénoménale pour atteindre un objectif élevé. Nous avons commis une erreur en construisant des réacteurs sur notre sol. Un pays qui a subi les bombes atomiques à Hiroshima et Nagasaki aurait dû devenir totalement allergique à l'emploi de cette énergie. Naturellement, en abandonnant les centrales nucléaires, il y aura une pénurie d'électricité, mais la plupart des Japonais sont prêts à payer plus pour qu'on produise l'énergie différemment.
Outre la question du nucléaire, que préconisez-vous pour le Japon de demain ?
Il est aujourd'hui essentiel pour les Japonais de développer leur « individualité ». Il est extrêmement difficile de trouver chez nous un meneur, car la notion de bonheur individuel et de responsabilité individuelle n'existe pas. Personne n'a assumé réellement la responsabilité de l'accident de Fukushima. Elle a été partagée entre tous et in fine par personne, comme ce qui s'était passé après la Seconde Guerre mondiale. C'est une des bizarreries de notre société et cela doit changer. Je m'attache dans mes romans à mettre en avant les individus, car je crois en leur pouvoir, j'ai foi dans les capacités personnelles. Tout le monde à un moment a envie de devenir lui-même, particulièrement les plus jeunes.
Le paradoxe, c'est que la culture japonaise est encensée à l'étranger...
Je ne sais pas trop pourquoi, alors même que la situation du pays est déclinante. Cela me rappelle l'Angleterre des années 60 : l'économie n'était guère florissante, et pourtant la pop culture britannique, incarnée par les Beatles et la minijupe, rayonnait à l'étranger. À l'inverse, durant la période de bulle économique, le Japon avait une réelle force économique mais, culturellement, rien d'intéressant n'en est sorti. Mes livres aussi se sont mieux vendus à mesure que la situation se dégradait. J'en viens à me demander si la culture d'un pays n'est pas d'autant plus attractive que son économie se dégrade. Et si le renouveau esthétique ne se produit pas, finalement, dans les sales conjonctures.
Son « kanji » pour 2011
Au Japon, la tradition veut que chaque fin d'année on désigne un kanji (idéogramme utilisé dans la langue japonaise) qui symbolise un sentiment clé du millésime écoulé.
Pour 2011 - année marquée la catastrophe de Fukushima -, Haruki Murakami a d'ores et déjà fait un choix engagé : « Je propose celui qui marque le fait de changer d'orientation et qui se prononce "ten". »
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