samedi 6 août 2011

REPORTAGE - Le meurtre gratuit d'un enfant gâté - Jordan Pouille


Marianne, no. 746 - L'été de Marianne, samedi 6 août 2011, p. 74

LES PLUS GRANDS FAITS DIVERS ÉTRANGERS

L'assassinat sordide perpétré par un jeune pianiste de 21 ans a passionné l'empire du Milieu. Car il met au jour l'effroyable cynisme de ceux qui ont le pouvoir et l'argent dans une société qui perd ses repères.

A 21 ans, Yao Jiaxin était un pianiste tout à fait honorable. Certes, il n'était pas de la trempe de Lang Lang, ce virtuose de 28 ans qui joue dans les plus grandes salles du monde et s'affiche sur les pubs Montblanc ou Adidas, mais tout de même. A en croire ses professeurs de troisième année au conservatoire, Yao Jiaxin était promis à une belle carrière d'interprète. Jusqu'à ce qu'il croise le chemin d'une pauvre serveuse, ce soir du 20 octobre 2010.

Il est 23 heures à Xi'an, la capitale polluée du Shaanxi, à l'extrémité est de l'ancienne route de la Soie. Au volant de sa belle Chevrolet Cruze que lui ont offerte ses parents quatre mois plus tôt, Yao quitte le Conservatoire principal de musique et s'engage sur la chaussée. Yao a encore répété toute la soirée, il est fatigué. Pressé de rentrer à la maison familiale, il roule à vive allure et percute accidentellement une cycliste. La victime s'appelle Zhang Miao. Elle a 26 ans et travaille comme intérimaire à la cantine de l'université de Chang'an. Ses parents sont paysans, son mari Wang Hui est un mingong, un ouvrier migrant. Ils vivent ensemble dans un minuscule appartement, où ils élèvent leur fille de 3 ans.

Fâcheuse paysanne

Paniqué, Yao Jiaxin prend la fuite, tout en regardant dans le rétroviseur. Mais quelque chose l'intrigue. Zhang Miao n'est pas morte. Pis, elle bouge encore. Elle pleure même, à cause de sa jambe gauche fracturée. Mais pas seulement. Zhang Miao ne quitte pas sa Chevrolet rouge des yeux. A l'évidence, la jeune femme tente de relever son numéro d'immatriculation. Inacceptable. Intolérable. "Quand je suis sorti de la voiture, je l'ai trouvée allongée par terre en train de pleurer. J'ai bien vu que c'était une paysanne, et ces gens-là sont une source d'ennuis. J'avais peur que ma famille ne soit contrainte de dédommager cette femme pour le restant de notre vie", dira-t-il devant ses trois juges, pendant le procès.

Heureusement pour le pianiste, la rue est déserte et faiblement éclairée. Yao Jiaxin sort donc une longue lame de sa veste, s'agenouille, lève le bras droit et la poignarde de sang-froid. Huit fois. A la poitrine, à l'estomac, avant de retourner le corps de la jeune femme agonisante pour lui porter l'estocade.

"Yao doit mourir"

Après s'être déchaîné contre sa proie, Yao Jiaxin regagne sa berline et décide de rentrer chez lui. Dans sa course et devant plusieurs témoins, il percute un homme et une femme, cette fois sans gravité. Mais plus question de s'arrêter. Le lendemain, la police l'interroge à son domicile : Yao Jiaxin nie froidement les faits. Le surlendemain, ses parents le conduisent au commissariat pour qu'il y passe aux aveux. Quatre jours plus tard, la police de Xi'an donne sa première conférence de presse. L'opinion publique est horrifiée. Sur Weibo, unique véritable espace de discussion en Chine - l'équivalent du Twitter occidental -, les internautes réclament le châtiment ultime. "YaoDoitMourir" devient l'un des principaux mots clés.

Sur les chaînes de télévision officielles, le ton est beaucoup plus conciliant. Tête baissée et genoux à terre, les parents de Yao Jiaxin s'adressent aux caméras pour demander pardon. Mais le plus ardent plaidoyer viendra de Li Meijin, professeur de psychologie criminelle à l'Université populaire de la sécurité publique. Sur le plateau de la CCTV, il tente ainsi de justifier l'acte barbare : "C'est un enfant unique qui a reçu une éducation stricte. Les coups de poignard répétés sont comme ses doigts martelant le clavier du piano !"

Mais rien n'y fait. Le peuple chinois réclame encore la tête de Yao Jiaxin, comme l'atteste un sondage réalisé par le portail Yahoo ! Chine : "Si vous étiez le juge, que décideriez-vous ?" Soixante-sept pour cent des 40 000 internautes interrogés votent pour "la peine de mort, appliquée immédiatement". Seulement une poignée opte pour "la prison à perpétuité". Le sondage est aussitôt désactivé.

D'autres critiques surgissent sur la Toile : la télévision d'Etat serait toujours du côté de la caste des privilégiés du Parti, de tous ces chefaillons imbus de leurs pouvoirs. Certains internautes enquêtent sur le milieu social de Yao Jiaxin. Et il s'avère que son père, Yao Qingwai, est un officier à la retraite, ancien vice-directeur d'une grande usine gérée par l'Armée populaire de libération. Et toute la famille est logée par le régime, dans un appartement confortable du centre-ville de Xi'an.

De leur côté, les amis pianistes de Yao Jiaxin tentent de sauver l'honneur de leur camarade. Ils signent un appel à la clémence, tout en se livrant à un curieux plaidoyer. Telle Candy Lu, au visage de nacre et aux grands yeux de manga, d'après sa photo d'avatar : "Si j'avais été Yao, je l'aurais aussi poignardée. Pourquoi l'opinion publique devrait-elle toujours défendre la victime ? Comment se fait-il que vous ne voyiez pas le cynisme de cette femme qui se précipite pour noter le numéro de la plaque ?"

Extrême égoïsme des riches

Ulcéré, le producteur de disques Gao Xiaosong appelle à un boycott de tous les diplômés du conservatoire de Xi'an. "Comment des personnes qui n'accordent aucune importance à la vie peuvent-elles apprécier la musique ?" s'interroge l'artiste.

Pour Shi Ying, vice-président de l'Académie des sciences sociales du Shaanxi, ce meurtre doublé d'un délit de fuite n'est pas l'oeuvre isolée d'un jeune homme perturbé mais le résultat de l'éducation de toute une génération d'enfants. "L'extrême égoïsme de Yao, comme son manque total de compassion, doivent servir de signal d'alarme pour la société chinoise, en particulier chez ceux qui vivent désormais dans l'abondance matérielle", déclare-t-il. Et le chercheur de prévenir : "Les parents, les enseignants et l'ensemble de notre société doivent réfléchir au système de valeurs transmis à la jeune génération. Désormais, beaucoup de jeunes ne croient plus qu'en l'argent et la célébrité. On ne leur apprend plus à chérir la vie et à respecter son prochain."

Mais que se passe-t-il là-haut, au sommet du parti unique, où l'on est toujours soucieux d'étouffer la moindre révolte sociale ? Plus question pour les dirigeants chinois d'endurer un remake du désastreux scandale de Li Qiming. Quatre jours avant le crime barbare du pianiste, c'est un homme ivre de 22 ans qui percute mortellement une jeune fille dans le parking du campus de Baoding, ville-préfecture du Hebei. Aux gardiens qui lui barraient la route, Li Qiming s'est écrié : "Traînez-moi en justice si vous osez. Vous ne pourrez rien faire. Mon père est Li Gang." Li Gang est le numéro deux de la police de Baoding.

Li Qiming ne sera arrêté que deux mois plus tard et écopera de six années de prison, au terme d'un procès expéditif, à huis clos. Le Bureau central de la propagande aura ordonné aux médias de ne pas couvrir l'affaire, tandis que le père de Li Qiming activera tous ses réseaux, obtenant même la révocation de l'avocat de la famille de la victime. Mais il ne parviendra pas à faire taire la Toile chinoise, révoltée devant autant d'abus de pouvoir.

Pour le jeune pianiste à l'arme blanche, un procès est organisé le 23 mars, ouvert au public cette fois. Mais les médias officiels avertissent : Yao Jiaxin a déjà confessé son crime et exprimé des remords pour la victime. A ce titre, on laisse entendre qu'il pourrait échapper à la peine capitale, pourtant prévue par le code pénal chinois en de telles circonstances.

Injection létale...

Au tribunal de la cour intermédiaire de Xi'an, Yao Jiaxin apparaît dans un survêtement vert et bleu, menotté à une chaise métallique. Deux policiers le retiennent assis, la main fermement posée sur ses frêles épaules. Pendant les trois heures de l'audience, retransmise par les caméras de la CCTV, Yao Jiaxin fond en larmes. Il tente de s'agenouiller, mais les policiers l'en empêchent. "Mes parents m'ont forcé à pratiquer le piano. Je me suis déjà déchaîné contre le clavier, en vain. J'ai même envisagé le suicide." Lu Gang, son avocat, décrit un geste commis "dans la chaleur de la passion". En coulisses, son père tente une dernière fois de trouver un terrain d'entente avec le mari de Zhang Miao : 3 000 € pour qu'il retire sa plainte. Mais le paysan refuse : "Je ne veux rien d'autre que la mort de Yao Jiaxin. Sans quoi, je ne pourrai enterrer ma femme !" Entre les deux familles, ce sera oeil pour oeil, dent pour dent.

Le 22 avril, à 10 h 30 du matin, l'enfant prodige apprend le verdict : 5 000 € d'amende et la peine capitale. Les caméras filment cette scène terrible où Yao Jiaxin signe littéralement son arrêt de mort avant d'être escorté, à pied, jusqu'au couloir de la mort. "Yao a poignardé la victime à la poitrine, à l'estomac et dans le dos à plusieurs reprises jusqu'à ce qu'elle meure. Le motif était inacceptable, la méthode extrêmement cruelle et les conséquences doivent être d'une extrême sévérité", conclut la cour supérieure du Shaanxi, pour justifier son rejet de l'appel.

Le 7 juin, jour du gaokao - l'équivalent du bac - pour 10 millions de lycéens chinois, Yao Jiaxin est exécuté par injection létale. Sur Weibo, qui a transformé son fils en gibier de potence, le père déplore le refus de la police de lui remettre la dépouille de son fils. Celle-ci craignait que des funérailles n'entraînent une manifestation.

Cette affaire sordide a le mérite d'avoir remis la question de la peine de mort sur la table. "Ces quinze dernières années, seulement deux ou trois personnes dans ce pays ont essayé de faire abolir la peine de mort, affirme He Weifang, professeur de droit à l'université de Pékin. Aujourd'hui, on peut vraiment parler de mouvement." Mais ne nous réjouissons pas trop vite. "Même si cette chasse à l'homme sur Internet a choqué beaucoup de gens, pour la première fois, nous avons eu le sentiment que les internautes ont influencé le tribunal pour obtenir la tête d'un individu !" analyse Xu Zhiyong, avocat pékinois des droits de l'homme. Pratiquée 6 000 fois par an - contre 46 aux Etats-Unis - selon Amnesty International, l'exécution reste largement soutenue par la population chinoise. J.P.

© 2011 Marianne. Tous droits réservés.

1 commentaires:

Anonyme a dit…

Je ne pense que que ce soit le fait d'un enfant gâté, mais le symbole d'une jeunesse en perte de valeurs, ne faisant plus la différence entre le bien et le mal. Aujourd'hui, la course à la fortune pousse des milliers de jeunes et moins jeunes à agir sans scrupule et par tous les moyens.