mardi 3 mars 2015

La Russie appelée à la rescousse - Philippe Pons

Monsieur Vladimir Poutine devrait être le premier chef d'Etat à recevoir M.Kim Jong-un, invité aux cérémonies du soixante-dixième anniversaire de la victoire de la Russie sur le nazisme, le 9 mai prochain. Ce déplacement à l'étranger, le premier depuis qu'il a succédé à son père en décembre 2011, donnera au dirigeant nord-coréen l'occasion de rencontrer d'autres chefs d'Etat et de gouvernement, et devrait marquer son entrée officielle sur la scène internationale. La visite confirmera surtout le rapide rapprochement entre la République populaire démocratique de Corée (RPDC) et la Russie.


Contré à l'ouest par les sanctions internationales à la suite du conflit en Ukraine et de l'annexion de la Crimée, Moscou se tourne vers l'est, renforce ses relations avec la Chine et redécouvre le poids stratégique de la RPDC dans les équilibres régionaux (point de convergence des intérêts américains, chinois, sud-coréens et japonais) (1). Pyongyang, de son côté, cherche à diversifier ses partenaires.

A Potsdam, en juillet 1945, les Etats-Unis et l'URSS décidèrent que la péninsule coréenne, alors colonie japonaise, serait provisoirement divisée en deux zones d'occupation. Une partition appelée, en fait, à être entérinée par la création de deux Etats séparés en 1948. Au nord fut mis en place sous la tutelle de Moscou un régime similaire aux démocraties populaires d'Europe de l'Est. En juin 1950, Joseph Staline finit par donner son feu vert à l'invasion du Sud par le Nord; mais, après l'intervention des forces des Nations unies sous le commandement américain, ce fut la Chine plus que l'URSS qui apporta son soutien à Pyongyang et intervint militairement dans la péninsule. Par la suite, ayant éliminé les prochinois et les prosoviétiques du parti au pouvoir et jouant de la rivalité sino-soviétique dans les années 1960-1970, la RPDC mena une habile politique d'équilibre entre ses deux mentors « socialistes » pour se tailler une marge de manoeuvre. Sans espérer revenir à ce système de contrepoids, elle vise aujourd'hui à desserrer l'étreinte politique et surtout économique de la Chine, qui entame sa farouche revendication d'indépendance.

Cette recherche de nouveaux partenaires est devenue d'autant plus impérative que, depuis l'arrivée au pouvoir du président Xi Jinping, Pékin ne cache pas son irritation à l'égard du régime nord-coréen. Pyongyang s'est lancé dans une offensive de charme en direction de la Russie, singulièrement au cours des cérémonies du soixantième anniversaire de la fin de la guerre de Corée, en juillet 2013, qui furent marquées par un hommage rendu à l'URSS pour son soutien et par une réaffirmation de l'amitié « de génération en génération » entre les deux peuples.

Au lendemain de l'effondrement de l'URSS (1991), Moscou avait mis fin sans ménagement aux rapports privilégiés de « pays frères » en exigeant le paiement, au prix du marché, de ses exportations en produits de base pour la fabrication des engrais et en énergie; une exigence à laquelle la RPDC ne put répondre et qui fut l'un des facteurs déclencheurs du naufrage économique et de la famine de la seconde partie des années 1990. Au début de la décennie suivante, sous la houlette de M. Poutine, Moscou renoua avec Pyongyang : signature en février2000 d'un nouveau traité d'amitié, de bon voisinage et de coopération, puis, en juillet de la même année, visite du président russe dans la capitale nord-coréenne. Kim Jong-il se rendit à Moscou l'année suivante et rencontra même le président Dmitri Medvedev à Oulan-Oude (Sibérie) en 2011.

Deux grands projets furent alors lancés : un gazoduc reliant les gisements russes à la Corée du Sud via la RPDC; le raccordement de la voie ferrée entre Khassan, à la frontière russe, et la zone économique spéciale nord-coréenne de Rason, dans la perspective d'un raccordement du réseau ferroviaire de la Corée du Sud au transsibérien - cette liaison raccourcirait des deux tiers le temps d'acheminement des marchandises qui passent aujourd'hui par le canal de Suez.

La première étape du projet ferroviaire a été réalisée en septembre 2013 : remise en état grâce à un financement russe (340 millions de dollars) des cinquante-quatre kilomètres de chemin de fer permettant à la Russie d'utiliser le port de Rason comme terminal de conteneurs et de soulager ainsi celui de Vladivostok, engorgé. Moscou envisage de s'engager dans le secteur minier et, pour en faciliter l'exploitation, de moderniser près de la moitié du réseau ferroviaire nord-coréen, soit sept mille kilomètres au total.

Le gazoduc et le chemin de fer « transcoréen » exigent des investissements considérables et soulèvent de complexes questions de sécurité pour Séoul. Sans avoir donné son accord au projet, la Corée du Sud ne s'en désintéresse pas. En témoigne la participation de représentants de Korail, la compagnie nationale sud-coréenne des chemins de fer, à une conférence internationale sur les transports entre l'Europe et l'Asie qui s'est tenue à Pyongyang en avril 2014. Korail, le sidérurgiste Posco et la compagnie de commerce maritime du groupe Hyundai ont même acquis la moitié des parts russes dans l'entreprise conjointe russo-nord-coréenne qui gère la voie entre Khassan et Rason. Toutefois, ces projets ne pourront prendre corps qu'à la suite d'une retombée de la tension entre les deux Corées.

Geste de bonne volonté, la Russie a annulé, en avril 2014, 90 % de la dette nord-coréenne (10,9 milliards de dollars) contractée pendant l'ère soviétique; les 10 % restants sont destinés à financer des projets énergétiques en RPDC. Les deux partenaires ont décidé d'utiliser le rouble pour leurs échanges bilatéraux afin de réduire la dépendance au dollar. Ces échanges, modestes (100 millions de dollars en 2013), pourraient décupler d'ici à 2020. Depuis 2013, la Russie a exporté pour 36 millions de dollars de pétrole (+58,5 % par rapport à l'année précédente).

Moscou n'a ni les moyens ni l'ambition de supplanter la Chine comme principal partenaire de la RPDC. Mais son retour comme acteur influent sur l'échiquier coréen pourrait avoir des conséquences sur le jeu stratégique mondial en donnant au Kremlin une carte supplémentaire dans sa confrontation avec Washington. Favorable à une dénucléarisation de la RPDC par le dialogue, la Russie fait front avec la Chine pour bloquer des résolutions risquant de mettre Pyongyang le dos au mur : comme Pékin, Moscou veut maintenir la stabilité dans la péninsule.

Le dossier nord-coréen demeure un des rares terrains sur lequel la Russie et les Etats-Unis s'accordent, exigeant la dénucléarisation de la RPDC et le respect du traité de non-prolifération. Le Kremlin a conservé un profil bas dans les négociations multilatérales à six (Chine, deux Corées, Etats-Unis, Japon et Russie) sur cette question, laissant à Pékin le rôle de défenseur de la RPDC. Mais Moscou a néanmoins joué à plusieurs reprises un rôle de médiateur (notamment en 2007 dans l'affaire de la Banco Delta Asia de Macao, accusée par Washington de blanchiment d'agent pour le compte de Pyongyang). En butte aux sanctions américaines et européennes, la Russie pourrait se rapprocher davantage de la position chinoise (2) et s'opposer plus fermement à la politique d'isolement de la RPDC menée par Washington pour la contraindre à renoncer à ses ambitions nucléaires.

Le Monde diplomatique
Mars 2015, p. 10 11
La Russie appelée à la rescousse
Philippe Pons


Note(s) :

(1) Cf. Isabelle Facon, « La complexe quête asiatique de la Russie », dans « Poudrières asiatiques », Manière de voir, n° 139, actuellement en kiosques.
(2) Georgy Toloraya, « A tale of two peninsulas : How will the Crimean crisis affect Korea ? », 38 North, 13 mars 2014.

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