dimanche 1 mars 2015

LIVRE DU MOIS - « Le Maître » - Patrick Rambaud

On connaît mal la vie de Tchouang-Tseu, à supposer qu'il ait eu une vie, puisqu'on a pu douter de son existence réelle. Une seule certitude : un livre, censé recueillir la pensée d'un sage, porte ce nom, ce qui permet à Patrick Rambaud de se lancer dans un exercice romanesque de haute voltige, consistant à inventer un sage dans les ­interstices d'une sagesse. Et d'écrire un passionnant roman d'aventures, plein de péripéties picaresques et de grâce méditative, sur la naissance d'une ­philosophie.



Le Maître de Patrick Rambaud (Grasset, 240 p., 19 €)
SITE : Éditions Grasset
Parution : 02/01/2015
Pages : 240
Prix : 19.00 €

Rentrée littéraire. Patrick Rambaud, maître en-chanteur
Le Point.fr - Livres, lundi 19 janvier 2015
Par Marine de Tilly


Dans "Le Maître", Patrick Rambaud dresse un portrait amusé de Tchouang-tseu, futur fondateur du grand livre de la pensée universelle.

Chine, Ve siècle av. J.-C. Pendant que nous, Européens, en sommes toujours au stade "homme des bois à hache et à barbe", à l'autre bout de la terre, dans le royaume de Song, entre le fleuve Jaune et la rivière Houaï, on se soulage déjà dans la soie. On a le sens de la délicatesse, de la politesse, de la culture et du raffinement. La guerre est un art, le pouvoir et le massacre aussi. Il y a vingt-cinq siècles, Tchouang-tseu, fils du surintendant de l'empereur en charge des présents et des cadeaux (de type "jolies filles invitantes et charitables"), était déjà un renégat. Aujourd'hui, dans notre monde hyper-consommateur, hyper-efficace, hyper-combattant et hyper-globalisé, le bougre serait très probablement enfermé, en cabane ou en HP. Trop libre. Trop loin de la norme. Trop perché.

Pour Tchouang, tout commença en biais. D'entrée, sa naissance ne respectait pas les règles communes. Pas de cri, pas le moindre bruit échappé de sa petite boîte corporelle, l'âme tankée à l'intérieur. Au moment de la délivrance, c'est le hurlement de sa pauvre mère que l'on entendit aux quatre coins du royaume, morte non pas des douleurs de l'accouchement mais de l'effroi provoqué par la vue de son enfant, "vilain têtard" froissé souriant benoîtement aux poutres laquées du plafond. Depuis quand rit-on en naissant ? Misère. Chez ces gens-là, quand on vient au monde, on ne rit pas, monsieur, on ne rit pas, on pleure. Et ensuite, plus tard, on obéit, on produit, on agit.

Diogène oriental

Tchouang, lui, fera tout le contraire. Autour de son enfance au palais du duc Wu, et puis de son adolescence, il y aura le bruit, le sang et les larmes. La culture et des délices aussi, des bandits et quelques femmes. Il y aura l'ambition, le pouvoir et "la pratique du monde". Mais il n'y goûtera pas. Libre, affranchi, il refuse tout rite et toute servitude. Une fois devenu grand, de retour d'un long exil provoqué par un coup d'État au palais, il demeure "distinct". Un calme au milieu de l'excitation, un lent au milieu de la précipitation, un immobile au milieu du progrès, de la science, des machines et des croyances, un sage au pays des fous, un maître, un Diogène oriental retranché dans ses forêts intérieures. Sa philosophie, le tao, littéralement "la voie", est un "chemin de sagesse fait de non-agir, de fluidité, de lâcher-prise devant l'inutilité des actes, des gouvernements, des lois et des conventions". Il est seul, à contre-courant, dans le sens inverse de la marche, il s'en fout, c'est le saumon qui remonte la rivière, et Patrick Rambaud est comme lui.

Loin de ses livres politiques (Les cinq Chroniques du règne de Nicolas Ier ou Tombeau de Nicolas Ier, avènement de François IV) ou "historico-militaro-napoléoniens" (La Bataille, Il neigeait, L'Absent ou Le Chat botté) mais flirtant toujours avec le pastiche, la parodie, le second degré, ce portrait du philosophe, déguisé en conte ou en fable, est un pur festin. De mots, d'anecdotes et de petites sentences philosophiques - "La laideur de ce monde, voyez-vous, c'est de croire qu'il nous appartient", de finesse et de découverte.

Le Maître de Patrick Rambaud (Grasset, 240 p., 19 €)

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EXTRAIT :

Ils rirent si fort que le perroquet au bec rouge, qui s'était posé sur le rebord de la fenêtre, en fut saisi d'effroi et s'envola presto. Braillarde s’éteignit le lendemain. On l'enterra après le carré des courges. Tchouang traça une belle inscription sur sa tombe : Tu as mis les bouts, vieux lâcheur, et tu nous laisses en plan ! Ensuite il se soûla.

Tchouang cessa de vivre par degrés. Ses gestes étaient moins précis, ses pas plus courts, ses sourcils buissonnaient comme ceux d'un masque de théâtre. Il se creusa du dedans, ses joues rentraient, ses os saillants dessinaient son squelette. Tse-lou put bientôt le soulever comme un bouquet de paille sèche. Lui, il voyait tourner des planètes colorées, et des oiseaux qui grandissaient pour se déformer en pétales de feu.

- Maître Tchouang, quand votre souffle s'envolera, que préférez-vous ? Qu'on vous enfouisse ou qu'on vous abandonne la face au ciel ?

- M'en fous. Enterrez, je ferai le délice des asticots, exposé au soleil je serai la proie des vautours. Pourquoi privilégier l'une de ces bêtes au détriment de l'autre ?

Un matin il se fit porter sur la plate-forme qui dominait la vallée, en laissant dans sa cabane tout ce qu'il possédait, une natte, un bol et une statuette en jade blanc. Il s'étendit dans l'herbe qui sentait le frais. Il demanda qu'on le laisse tranquille, ce que comprirent même les deux musaraignes qui s'étaient hasardées à le renifler. Tchouang ferma les yeux et attendit sa mort qu'il devinait imminente. C'était une journée majestueuse. Il attendit des heures sans bouger, parfaitement calme. Vers le soir il sentit une goutte d'eau sur sa paupière, une autre sur son front. Il tâtonna des doigts dans l'herbe, récupéra son bâton, l'empoigna, se leva à demi et se pressa vers l'abri du kiosque aux écritures : "Zut ! la pluie..."


Le Magazine Littéraire, no. 553 - Critique fiction, mars 2015, p. 66
Patrick Rambaud, de Sarko au Tao
Alexis Brocas


Le Saint-Simon du règne de Nicolas Ier fait une cure de désintoxication inspirée auprès d'un maître de l'Antiquité chinoise : d'un scepticisme radical, Tchouang-tseu est l'une des sources du taoïsme.

Après six volumes parodiques consacrés à la cour élyséenne de Nicolas Sarkozy (Chroniques du règne de Nicolas Ier), faut-il s'étonner de voir Patrick Rambaud se pencher sur la figure de Tchouang-tseu, philosophe de l'Antiquité chinoise bien méconnu sous nos longitudes ? Certes, quand on a dépeint cent ambitieux et mis en scène tant de courses aux échalotes républicaines, il paraît naturel d'aller regarder de l'autre côté de la nature humaine, et de s'éprendre de ce précurseur du taoïsme, sceptique radical qui rejetait les rites, la civilisation, la mémoire, et ne reconnaissait pour vérité que celle que nous donne le Ciel... Au fait, maître Tchouang, qu'est-ce que le Ciel ? « Le buffle a quatre pattes, voilà le Ciel. On lui perce le museau avec un anneau, voilà l'homme. » La métaphore, formellement simple, recèle un sens abyssal - comme Jésus selon Emmanuel Carrère, il semble que Tchouang jouissait du don d'enfermer l'infini dans ses paraboles.

Rendre justice à ce laconisme génial est un des défis qu'a dû relever Patrick Rambaud. Les autres tiennent au legs ambivalent de Tchouang : une vie dont il ne reste rien, sinon quelques hypothèses biographiques. Et une pensée qui a survécu sous la forme d'une oeuvre écrite, le Zhuangzi, dont sept chapitres seraient de la main du maître. Écrire la vie de Tchouang demande donc de recréer, à partir de quelques éléments, une existence qui explique comment ce penseur en vint à accoucher de sa sagesse. Pas facile, quand ladite sagesse traite le verbe en ennemi nous dissimulant la vérité des choses. Or ce Maître est une réussite. La simplicité de la langue inventée par son auteur rend les tribulations, réflexions et conclusions de Tchouang accessibles à tous. La reconstitution de l'ère antique des « Royaumes combattants » donne au livre les couleurs d'un roman d'aventures. Et l'humour de Patrick Rambaud, styliste et grand pasticheur, s'accommode fort bien de celui, destructeur, de Tchouang. Mieux, cette expérience du pastiche permet d'instaurer une distance bienvenue avec ce qui est imité, distance grâce à laquelle l'apparente simplicité de ton des contes chinois est recréée sans que l'on tombe dans les chinoiseries. Ainsi cette discussion entre Tchouang et un disciple :

J'ai fini par trouver, Maître.

Ah bon ?

Reposez-moi la question, Maître...

Qu'est-ce que le Tao ?

C'est le Tao.

Bavard !

Sous ses dehors limpides, Le Maître est peut-être le livre le plus complexe jamais rédigé par Patrick Rambaud. Un texte prémédité de longue date : dès 2003, l'auteur confiait à nos confrères de L'Express son projet d'écrire sur ce « vieil ami qui a vécu au IIIe siècle avant notre ère, dans une Chine pas encore constituée, à l'époque des Royaumes combattants ». Sans doute le livre a-t-il bénéficié de cette longue maturation...

Pourquoi nommer les choses ?

Nous voilà donc « un siècle avant l'invention des baguettes, des nouilles, et du taoïsme », dans le petit royaume de Song où naît Tchouang, d'un père « surintendant des présents et cadeaux » - autrement dit, chef des pots-de-vin, qui, en ces temps esclavagistes, sont surtout des pots-de-filles. Que Rambaud fasse de Tchouang l'enfant d'un corrupteur officiel, quasi proxénète, n'est pas un hasard : durant tout le roman, Tchouang se heurtera à cette corruption institutionnalisée qui caractérise ces antiques royaumes et leurs administrateurs - les premiers fonctionnaires. Et il se heurtera surtout à leur pensée - un confucianisme figé par les rituels et devenu une théorie justifiant le monde tel qu'il est.

À l'inverse, Rambaud fait de Tchouang un enfant qui ne tient rien pour acquis et pense à rebours des conventions, langagières et autres. Cela commence quand son frère lui marche sur le pied. « Je dis moi, il dit moi, nous parlons de la même façon mais nous disons le contraire. » Poussant plus avant son raisonnement, Tchouang conclut : « À quoi sert de s'expliquer quand on ne peut pas réconcilier des points de vue opposés ? » D'un cas concret Tchouang tire une maxime, et de la maxime naît une règle de vie. Rambaud invente littéralement une « méthode Tchouang », honnête, modeste, intuitive, à mille lieues du confucianisme dévoyé qui domine son temps. Cette opposition culmine lorsque Tchouang rencontre des pilleurs de tombes confucéens, car, se fondant sur le précepte « de son vivant, cet homme n'a jamais fait le bien : mort, il porte une perle dans la bouche ». La narration le fera aussi croiser Mencius, philosophe courtisan qui adapta le confucianisme à ses intérêts. « Confucius se frotta au pouvoir avec des manières de professeur et non, comme Mencius, pour s'enrichir. »

Ainsi décrit, Le Maître semble une suite de paraboles cherchant à relater l'invention de la pensée de Tchouang et à marquer ses distinctions avec les sagesses de son temps. C'est bien cela, et en même temps un roman d'aventures échevelé avec pour héros un penseur nanti d'une lucidité affûtée comme une épée. « Il faut mener sa vie comme une barque vide qui dérive au gré des courants », pensera-t-il un jour. Et, à l'époque des Royaumes combattants, les courants sont nombreux. Ils pousseront Tchouang à travailler dans les cuisines d'un palais, à devenir superviseur des laques, puis ambassadeur dans un pays où règne la dictature de la loi, puis sage errant, puis cordonnier... Tchouang adoptera aussi une tribu de rats, s'enivrera le jour de la mort de son épouse, mangera du pâté de foie de paysan (ce sage est vraiment sans a priori), fréquentera pour la forme des écoles de philosophie...

Aux doctes répétiteurs confucéens, Rambaud oppose ces autres maîtres vers lesquels Tchouang ira s'instruire naturellement : un homme-crapaud dont on a coupé les jambes et qui s'est fabriqué, à l'écart des hommes, une vie heureuse et modeste1 un nageur qui fait corps avec le courant1 un équarrisseur qui, par la force de l'habitude, a appris à débiter un boeuf sans le moindre effort... Car la pensée de Tchouang découle d'abord de l'observation des corps et des bonheurs que procure une action bien réalisée, en accord avec la nature et le contexte. Aussi peut-on dire que cette pensée est un eudémonisme - une philosophie cherchant à rendre l'homme heureux. Mais un eudémonisme anarchiste, qui conteste tout ce que nous tenons pour civilisé. À quoi bon légiférer si, « plus il y a de lois, plus il y a des brigands » ? Faut-il se soucier de justice quand « la justice, en voulant imposer la bonté, engendre pareillement la violence » ? Pourquoi nommer les choses quand le nom « est fluctuant et arbitraire, il change avec les contrées » ? Peut-on révérer la beauté - celle d'une madame Li hautement réputée - quand « les singes lui préfèrent les guenons » ? Et à quoi bon pleurer les morts quand, ne souffrant plus, ils doivent connaître une « joie sans fin » ?

Non content de penser, Tchouang selon Rambaud règle sa vie sur les principes qu'il invente - ce qui fait de lui un personnage extraordinaire, de l'acabit de Diogène. C'est là, sans doute, le principal écueil qui guettait Rambaud : ces principes sont si radicaux que celui qui les adopterait absolument apparaîtrait comme un surhomme, l'équivalent, pour la sagesse, des chevaliers pré-Quichotte, capables de passer sept ans tous nus sur un rocher sans boire ni manger... Dès lors comment rendre Tchouang humain ? En le montrant dérogeant à ses principes en deux occasions, discrètes mais touchantes. La première est historique : pourfendeur du verbe menteur, Tchouang a pourtant rédigé de sa main ses pensées - Rambaud lui trouve une excellente raison de le faire. La seconde relève de l'invention : à la suite d'une épidémie, Tchouang perd son épouse et décide de fuir le pavillon qui abritait leurs amours. Il ne croit ni au souvenir, ni aux pleurs, ni aux rites par lesquels on honore les morts. Il emportera néanmoins une petite statue de jade, statue dont les traits lui rappellent ceux de sa bien-aimée et qui le suivra dans ses derniers voyages. Elle sera son louable défaut, sans lequel il se détacherait d'une humanité, dont, au fond, il n'a jamais voulu s'abstraire... La réussite du texte tient à ce détail : il l'arrime dans le roman et lui permet de ne pas verser dans l'hagiographie.


Le Maître de Patrick Rambaud (Grasset, 240 p., 19 €)

Romancier, journaliste - il fut l'une des plumes du magazine Actuel -, Patrick Rambaud, 68 ans, a obtenu le prix de l'Académie française et le prix Goncourt 1997 pour La Bataille. Il a écrit de nombreux pastiches, dont Mururoa mon amour, signé Marguerite Duraille, les romans napoléoniens Il neigeait et Le Chat botté, les six tomes des parodiques Chroniques du règne de Nicolas Ier, et le Journalisme sans peine (coécrit avec Michel-Antoine Burnier). Il est également membre de l'académie Goncourt.

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