dimanche 1 mars 2015

ENQUÊTE - Faut-il avoir peur d'Alain Badiou ?

Comment le penseur, irréductible maoïste, est-il devenu la « rock star » de la gauche intellectuelle ? Enquête sur cette étrange exception française. Et déboulonnage de l'idole par le philosophe Philippe Raynaud.


Qu'on l'admire ou qu'on le conspue, Alain Badiou est un anachronisme. Un « fossile mao », selon ses détracteurs, doublé d'une fâcheuse exception culturelle. « Un Badiou n'est possible qu'en France », ironise ainsi le sinologue Lucien Bianco. Pour ses disciples, il serait le dernier représentant d'une French theory largement exportée sur les campus américains, voire le grand restaurateur de la métaphysique platonicienne après l'annonce de sa mort par Heidegger. A 78 ans, Alain Badiou se voit lui-même comme « le survivant d'un âge d'or de la philosophie ». Drôle de révolutionnaire que ce grand bourgeois affable à la silhouette et l'élocution gaulliennes, qui d'un chuintement très Rotary Club vous sort des aphorismes maoïstes (« La révolution n'est pas un dîner de gala ») assortis d'un rire incontrôlable. Le mandarin revient d'une tournée « en Australie, Nouvelle-Zélande, Californie, à New York, Prague, et Belgrade ». Il lâche les mots « rock star ». « Des gens se prennent en photo avec moi. Ça dépasse de beaucoup la rationalité philosophique. »

L'autre vedette intellectuelle du communisme, le truculent Slavoj Zizek, est pop et porté sur les films hollywoodiens. Grand amateur de théâtre, Alain Badiou reste résolument néoclassique. A l'instar de Nietzsche ou Walter Benjamin, il cultive une obsession pour saint Paul, en qui il voit « le Lénine du christianisme », celui qui a réussi à faire fructifier la révolution de Jésus/Marx. Comme Paul de Tarse, le philosophe est lui-même un converti tardif au communisme, Mai 68 ayant été son « chemin de Damas ». Avant, ce pur produit de l'élite (père normalien maire de Toulouse, mère normalienne) et premier de classe (cacique à Normale et à l'agrégation de philosophie) avait pour idole Sartre et pratiquait la social-démocratie, participant à la fondation du PSU. « Le converti tardif est celui qui met l'accent sur l'élément de nouveauté, et pas sur l'élément de continuité. La seule chose qui intéresse saint Paul, au fond, c'est l'idée de résurrection. Ce n'est pas un fanatique de la crucifixion ni un homme de la loi. De même, mon idée centrale et unique est la résurrection du communisme. »

Khmers rouges. Alors que les « judas » du maoïsme sont devenus nouveaux philosophes, psychanalystes ou talmudistes (« Les gens n'ont pas de patience. La révolte, c'est bien quand elle est courte »), Alain Badiou ne met un terme à son Union des communistes de France marxiste-léniniste qu'en 1985 (qu'il remplacera un temps par la plus modeste Organisation politique ), et guère d'eau dans son vin rouge. Tout juste a-t-il exprimé quelques regrets sur sa tribune vindicative parue dans Le Monde en 1979 (« Kampuchea vaincra ! »), en soutien aux Khmers rouges de Pol Pot. Mais de droit d'inventaire du maoïsme, aucun. L'homme n'a jamais mis les pieds sur le sol chinois (un voyage est envisagé l'année prochaine), mais élève la Révolution culturelle au rang d'« événement le plus important de l'histoire du communisme ». Quid des 700 000 victimes collatérales ? « Les révolutions font de la casse. La Révolution française, admirée par tout le monde, a pratiqué de la violence. Si vous commencez par compter les morts, vous ne savez pas de quoi vous parlez. La guerre de 14-18, par exemple, c'est 20 millions de morts, mais une fois dit ça, on ne comprend pas mieux les choses. D'ailleurs, j'observe que, pour la Révolution culturelle, on est passé de 20 millions à 700 000 morts [rires en cascade]. Cette Révolution, c'est dix ans de troubles d'une complexité incroyable, ce n'est pas un épisode tranquille de la démocratie parlementaire [re-rires]. » Impossible, en l'écoutant, de ne pas songer aux « Habits neufs du président Mao » de Simon Leys : « C'est la démarche d'un artiste ou d'un poète pour qui la réalité doit s'inventer et épouser les impératifs d'une vision purement subjective et intérieure »...

Pour tenter de comprendre ce jusqu'au-boutisme, il faut s'intéresser au système de pensée badiouiste, qui fait de la fidélité une clé de voûte. « Il est probable que le concept vient après la chose. C'est sans doute parce que je suis fidèle que j'ai donné autant d'importance à la chose », admet-il. Le philosophe baptise « événement » une rupture dans « l'ordre stagnant du monde » qui « ouvre de nouvelles possibilités de vie, de pensée et d'action ». Cela peut être une rencontre amoureuse, une innovation mathématique, l'introduction du dodécaphonisme en musique ou une révolution historique. L'individu qui devient réellement « sujet » est celui qui sait s'approprier cet « événement » (les autres sont considérés comme des « réactionnaires ») et y rester fidèle en vivant « pour une idée ».

Pour l'écrivain et philosophe Mehdi Belhaj Kacem, que le « maître » a longtemps considéré comme son plus brillant disciple avec le romancier Tristan Garcia, on ne peut ainsi pas dissocier l'ontologue du maoïste « en faisant comme si c'était une lubie ». « Badiou ne se cache pas qu'il veut faire une philosophie du même volume que Platon ou Hegel. Il a d'ailleurs les moyens de sa mégalomanie. Le problème, c'est le décalage historique. Platon marque la naissance de la philosophie dans une Grèce qui est au sommet de sa puissance civilisationnelle. Hegel, c'est la Révolution française et le romantisme. Badiou a, lui, besoin de la Révolution culturelle pour être le Hegel de son temps. Mais qui peut aujourd'hui considérer cet événement de manière positive ? Il y a là un mensonge central. Il a construit un énorme édifice sur un supposé réel qui ne correspond absolument pas avec les faits historiques. D'où cette volonté de croire au conte de fées maoïste. Platon, pour lui, signifie qu'on se réfugie dans le monde des idées pures, qui sont tellement inattaquables que c'est le réel qui doit s'y plier. Et saint Paul, c'est la foi forcenée en la conversion. »« Badiou n'est pas et n'a jamais été maoïste », nuance le psychanalyste Jacques-Alain Miller, qui s'est brouillé avec son ancien ami après avoir été qualifié de « renégat » : « C'est, comme Platon son modèle, un idéaliste autoritaire et passionné. Il est fidèle, oui, mais à son adolescence, vouée au culte de Saint-John Perse. Badiou s'absorbe, comme le poète créole, dans la jouissance solitaire de sa propre voix, s'enivre de ses "inanités sonores", et de là toise l'humanité. »

Grandiloquence. Ce communisme irréductible a, dans les années 70, maintenu Alain Badiou dans le petit cénacle maoïste. Au sein des gauchistes de l'université Paris-VIII de Vincennes, il se retrouve isolé après de vives querelles avec les « anarcho-désirants » Deleuze ou Foucault. « Mais, après coup, on s'est rendu compte que, les uns comme les autres, on a été défaits. On a une communauté d'échecs », assure-t-il aujourd'hui. Jacques-Alain Miller estime que « Badiou s'est gâché en raison de sa satisfaction à régner durant des années sur un groupuscule. Ayant fini par le larguer, il a décidé de devenir célèbre, et il y a réussi, ce qui était loin d'être acquis au départ ». Sur le plan des idées, la mise en orbite débute en 1988 avec sa grande oeuvre, « L'être et l'événement », dans laquelle il s'appuie sur la théorie des ensembles pour développer l'idée que l'ontologie se confond avec les mathématiques. Le penseur estime avoir fait la synthèse entre les deux chapelles de sa jeunesse : les sartriens et le structuralisme. « La question du sujet était déterminante pour Sartre, et purement idéologique pour Althusser. Je pense avoir proposé quelque chose comme une possible doctrine du sujet interne à un héritage structuraliste (dans la mesure où je considère que l'ontologie, ce sont les mathématiques), car l'événement rend possible le sujet. » Pour la philologue Barbara Cassin, qui collabore avec lui depuis vingt ans tout en étant « de bord philosophique différent », Badiou est ainsi « le dernier philosophe consistant, capable de parler de l'amour comme de la logique des mondes. Rien n'échappe à sa possibilité de système. Deleuze et Derrida sont morts. Il y a sans doute de bons philosophes, comme Sloterdijk, qui peuvent recadrer, mais ils n'ont pas la prétention comme lui de faire bouger l'ensemble du monde ».

Sur le plan médiatique, le coup de maître fut son pamphlet « De quoi Sarkozy est-il le nom ? » (éditions Lignes, 2007, 70 000 exemplaires), dans lequel il accusait l'ancien président de « pétainisme transcendantal ». En bon platonicien qui retourne dans la caverne, Alain Badiou se fait volontiers « paladin médiatique », avec ce qu'il faut de polémiques, d'attaques contre la démocratie parlementaire, de défense des « jeunes prolétaires de banlieue » et d'odeur de soufre maoïste (« Badiou grand chef communiste au couteau entre les dents est une supercherie de Badiou doux universitaire émérite », assure Miller). Comme Socrate, il ne rechigne pas à « corrompre » la jeunesse, son séminaire de la rue d'Ulm étant « bourré de monde ». « Ça a l'air d'une vantardise, mais ça ne l'est pas. Je suis le symbole de quelque chose. Les jeunes me considèrent comme un témoin d'une époque ancienne, qui leur a été transmise sous des traits négatifs par leurs parents. C'est mon côté bon grand-père qui n'est pas devenu un vieux réac. » Dans son essai de rupture « Après Badiou » (2011), Mehdi Belhaj Kacem s'est exprimé sur la fascination que peut exercer la pensée de celui qu'il nomme « son Klingsor » : « Il y a chez lui l'ambition systématique de fonder une philosophie intemporelle, loin des effets de mode. Ça impose une espèce de puissance. Badiou a une grandiloquence qu'on peut d'ailleurs retrouver dans son goût pour Wagner. »

En attendant de livrer sa troisième « somme spéculative » qui, après « L'être et l'événement » et « Logiques des mondes », traitera de « l'immanence des vérités », Alain Badiou publie à l'attention des profanes une petite « Métaphysique du bonheur réel », dans laquelle il fustige le « petit bonheur domestique, consommateur, vacancier » et défend un bonheur placé sous le signe de « l'Idée ». Quand a-t-il été le plus heureux ? « Les fois où j'ai découvert que mon amour était partagé. En art, Wagner, mais aussi "La mer"de Debussy dirigée par Georges Prêtre. En mathématiques, le jour où j'ai compris la théorie du forcing. Et en politique, au moment où, lors d'une action collective à Reims en 1970, on s'est aperçus qu'on était réellement en mesure de réunir étudiants, ouvriers et habitants d'une cité. » Après avoir « expérimenté l'infini » durant ces moments finis, le philosophe dit ne pas se soucier de la mort. « Dès que vous commencez à parler d'éternité, on vous qualifie de chrétien déguisé. Mais c'est l'inverse ! Les religions tentent de capturer à leur profit cette expérience évidente de moments où vous partagez quelque chose de commun à l'humanité entière, et qui n'est pas juste l'étroitesse de vos limites individuelles. » L'oeuvre badiouiste est elle aussi aux portes de l'éternité, si l'on en croit la conclusion de sa « Métaphysique du bonheur réel » : « Quand j'aurai écrit "L'immanence des vérités"(...), je pourrai dire : la philosophie, c'est moi. »

Le Point, no. 2216 - Le Postillon, jeudi 26 février 2015, p. 127,128,129
* Il publie aussi « A la recherche du réel perdu » (Fayard, 64 p., 5 E).
L'auteur : Alain Badiou Philosophe, professeur à l'Ecole normale supérieure*
Le livre : « Métaphysique du bonheur réel » (PUF, 84 p., 12 E).



Badiou, un mélange de naïveté, de rouerie et de platitude
Philippe Raynaud

Philippe Raynaud, auteur de « L'extrême gauche plurielle », déconstruit le système Badiou. Pour lui, ses positions radicales, qu'il sait modérer à bon escient, ont fait de lui une vedette des plateaux télé.

Alain Badiou occupe une place singulière dans le monde intellectuel français, qui vient de sa capacité à combiner deux caractères qui sont rarement réunis. Il est, d'abord, un philosophe formé dans les années 60, dont la notoriété commence au moment où, sous l'influence d'Althusser, le marxisme renonce à faire cause commune avec l'« humanisme » sartrien pour mieux affirmer ses prétentions scientifiques en s'alliant à des auteurs en apparence très éloignés de lui, comme Lacan ou Foucault. Il a, dans sa génération, une certaine singularité due à un investissement original dans la philosophie des mathématiques, sur laquelle il a prétendu bâtir quelque chose comme une métaphysique où Platon apporte un secours inattendu à Marx.

Il est aussi un intellectuel d'extrême gauche et il est même plus que cela : il est celui qui va toujours le plus loin en assumant des positions devant lesquelles reculent les autres penseurs de la gauche radicale. Sa première action d'éclat (dont il a depuis reconnu qu'elle n'était pas tout à fait heureuse) avait été une défense vigoureuse de la politique des Khmers rouges jusqu'à l'invasion vietnamienne incluse; aujourd'hui encore, il continue à défendre la grande expérience « démocratique » (sic) que fut la Révolution culturelle, en insultant la mémoire de Simon Leys. En attendant la renaissance de l'« hypothèse communiste », il multiplie les prises de position provocatrices, comme dans un récent article du Monde où, tout en réprouvant vertueusement leurs assassins « fascistes », il assimile les dessins des rédacteurs de Charlie Hebdo aux « moeurs policières » qui permettent la persécution quotidienne des jeunes prolétaires ex-colonisés ou musulmans.

Cette combinaison, à un âge assez avancé, d'un prestige intellectuel que l'on peut juger de bon aloi et d'une agressivité juvénile est pour beaucoup dans la gloire d'Alain Badiou; ses oeuvres philosophiques ont sans doute plus d'admirateurs que de lecteurs, mais après avoir été longtemps, comme aurait pu dire son maître, Althusser, « bien connu pour sa notoriété » sans être vraiment célèbre, il est progressivement devenu un familier des plateaux de télévision et de la presse respectable, où il incarne avec une apparente bonhomie une position que l'on aime à croire « dérangeante ». Ce changement de statut qui a fait d'un auteur relativement confidentiel une figure presque populaire a commencé en 2007 avec la mise sur le marché d'une sorte de poupée vaudoue à l'effigie de Nicolas Sarkozy (« De quoi Sarkozy est-il le nom ? », éditions Lignes) qui a beaucoup servi aux ennemis de l'ancien président. Il n'aurait pas été possible si Alain Badiou n'avait pas été capable d'une production exubérante dans laquelle quelques écrits techniques voisinent avec des essais d'un abord plus facile, comme cet « Eloge de l'amour » publié en 2009, qui a pu toucher des lecteurs (ou des lectrices) d'ordinaire peu sensibles à sa rhétorique.

Mais il fallait surtout que la radicalité affichée pût apparaître suffisamment respectable pour que son défenseur devînt pour ses adversaires un interlocuteur acceptable. Pour cela, Badiou a su peu à peu introduire dans ses écrits et dans ses prises de position le minimum de modération qui permet à quelque chose comme un débat de commencer. Il est toujours aussi violent dans sa dénonciation de l'« ordre capitaliste-parlementaire » et des guerres que celui-ci entreprend pour maintenir sa domination mondiale, mais il semble plus prudent dans son évaluation des ennemis les plus déterminés du monde libéral. Alors qu'il avait crânement glorifié la mémoire des héroïnes d'Action directe et de la Fraction Armée rouge (Nathalie Ménigon et Ulrike Meinhof), il est aujourd'hui plus réservé devant les assassins des dessinateurs de Charlie Hebdo, et, s'il condamne toujours les interventions réelles ou supposées des puissances atlantistes, il semble refuser à Vladimir Poutine la compréhension bienveillante qu'il avait jadis accordée à Slobodan Milosevic. Il aime par ailleurs à se poser en défenseur intransigeant de l'Etat de droit contre les défaillances de l'Etat libéral et, ce qui est plus nouveau encore, il accepte de faire une certaine place aux questions posées par l'histoire du communisme, en versant un peu d'eau tiède dans le vin si capiteux de son « inhumanisme ».

L'« Eloge de l'amour » ouvre ainsi quelques pistes rassurantes : la politique présuppose la haine, mais il ne faut rien exagérer, et il faut entendre par communisme « tout devenir qui fait prévaloir l'en-commun sur l'égoïsme ». Un autre ouvrage, « L'hypothèse communiste », s'attache bravement à « localiser, trouver et reconstituer » le point à propos duquel le choix communiste fut « désastreux » et conclut, sans grande surprise, que les « politiques d'émancipation » peuvent échouer lorsque, au lieu d'aller dans le sens de l'« association libre », leur résultat va en sens inverse, soit vers la « restauration du terrorisme de l'Etat-parti », soit vers l'abandon final de toute référence au communisme, « soit finalement les deux, le premier préparant le second ».

La plus grande habileté d'Alain Badiou a été de se choisir comme interlocuteurs privilégiés des intellectuels de grande qualité, dont nul ne pouvait douter que leurs choix étaient radicalement opposés aux siens, et qui avaient en outre le singulier mérite d'appartenir au cercle très fermé des « nouveaux réactionnaires » dénoncés jadis par les gardiens les plus vigilants de l'orthodoxie démocratique. C'est ainsi qu'Alain Finkielkraut (dont on connaît les inquiétudes sur les effets de l'immigration), Jean-Claude Milner (défenseur intransigeant de l'Etat d'Israël) et Marcel Gauchet (penseur de la démocratie formé dans la critique du totalitarisme) ont successivement accepté de confronter leurs points de vue à celui d'un défenseur passionné des immigrés radicalement antisioniste et dont toute l'oeuvre dénonce l'imposture libérale et l'insignifiance du concept de totalitarisme. Ils y ont gagné de pouvoir dire des choses intéressantes, tout en montrant qu'ils étaient à même de discuter avec un adversaire plus radical que leurs ennemis les plus bruyants, ce qui fait d'autant mieux ressortir le sectarisme mesquin de ces derniers.

Alain Badiou, de son côté, avait là une occasion de répondre autrement que par la réaffirmation des « vérités » dont il s'estime porteur aux objections soulevées par ses thèses. Le résultat pour ce qui le concerne n'est pas très convaincant, à en juger par son débat avec Marcel Gauchet. Pour Badiou, le communisme reste la jeunesse du monde parce que toute l'histoire du XXe siècle montre que les malheurs de l'humanité dérivent de la propriété privée des moyens de production. L'expérience communiste doit néanmoins conduire à poser quelques questions qui ne paraissent guère nouvelles : comment éviter que la propriété collective se dégrade en pure propriété d'Etat, comment maintenir l'indépendance des organisations démocratiques et comment limiter l'ampleur de la (nécessaire) répression des contre-révolutionnaires dans le cadre de ce qu'on appelait jadis la dictature du prolétariat ? A tout cela Marcel Gauchet répond avec bienveillance en accordant à son contradicteur que l'« hypothèse communiste » est une composante naturelle de la modernité, qui peut d'ailleurs aujourd'hui comme hier jouer le rôle d'un aiguillon utile pour faire avancer le « réformisme conséquent » que requiert la nécessaire maîtrise de la « mondialisation néolibérale » - et Badiou ne paraît pas trop mécontent de se découvrir le même ennemi que son adversaire.

Le lecteur démocrate sera sans doute moins choqué par les propos de Badiou dans ces entretiens que par ses écrits les plus militants, mais il sera aussi moins impressionné qu'il n'avait pu l'être en lisant ses livres précédents et, s'il connaît tant soit peu l'histoire du marxisme et du communisme, il se demandera ce qui fait maintenant le succès de cet insipide mélange de naïveté, de rouerie et de platitude.


Philippe Raynaud

Professeur de philosophie politique à l'université Paris-II. Il a consacré un essai à « L'extrême gauche plurielle » (Autrement, 2006). Son dernier livre, « La politesse des Lumières » (Gallimard, 2013), vient de recevoir le prix Tocqueville.




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