lundi 25 mai 2015

CANNES - La grâce ciselée de Hou Hsiao-hsien - Jacques Mandelbaum

Après huit ans d'absence, le Taïwanais revient avec un film de sabre sublime et subversif


Sélection officielle En compétition - Huit ans qu'on n'avait plus de nouvelles de Hou Hsiao-hsien, qu'on se demandait ce qu'il devenait, qu'on le regrettait sans se le formuler nécessairement, entraînés par le grand flux du cinéma. Faut-il rappeler qui il est? Très vite alors : figure de proue au côté d'Edward Yang de la nouvelle vague taïwanaise dans les années 1980, modèle pour la nouvelle génération de cinéastes de Chine continentale, grand maître du cinéma en un mot, transformant à l'instar de William Faulkner le « timbre-poste » de son île natale - territoire violemment et douloureusement séparé de la mère patrie chinoise - en épopée sentimentale et politique de portée universelle. Des Garçons de Fengkuei à Millenium Mambo, en passant par Un temps pour vivre, un temps pour mourir et Les Fleurs de Shanghaï, autant de chefs-d'oeuvre marquant l'histoire du cinéma contemporain.

Dispensateur de beautés

Il aura suffi, mercredi 20 mai à Cannes, de voir les premiers plans d'un sublime prologue en noir et blanc de The Assassin, pour se rendre compte à quel point ce cinéaste nous manquait, pour se souvenir qu'il est un créateur de formes et un dispensateur de beautés comme en compte très peu dans l'histoire du cinéma. Hou conclut donc sa longue absence par une incursion inédite dans le genre du film de sabre. On augure que tout cinéaste asiatique qui se respecte doit en passer par là. Disons d'emblée que sa contribution à ce geste est la plus étonnante, la plus subversive, la plus énigmatique et somptueuse qu'on ait jamais vue.

L'histoire se déroule au IXe siècle, sous la dynastie Tang, fondatrice d'un âge d'or de l'histoire et de la puissance chinoises, mais qui commence à vaciller sous les coups de boutoir des puissants gouverneurs des provinces. Le film commence ici, évoquant la mission d'une experte en arts martiaux, Nie Yinniang (interprétée par l'impériale Shu Qi), chargée par l'empire d'assassiner le gouverneur de la province de Weibo. Ce dernier, qu'elle aime encore, est toutefois son cousin, et fut un temps son promis, avant d'être contraint par son père d'épouser une autre femme, à laquelle il préfère depuis lors sa concubine.

Un sadisme inhérent au métier de critique nous encouragerait à aller plus loin dans le dévoilement de l'intrigue, si le film lui-même, cultivant opportunément le mystère et le laconisme, ne nous en empêchait. L'essentiel de sa valeur morale n'en est pas moins globalement formulable : la belle guerrière considère sa vocation d'assassin de la même manière que Hou Hsiao-hsien envisage la mise en scène d'un film de sabre. Avec la liberté qu'il convient de prendre à l'égard de ce qu'exigent de nous l'autorité et la tradition, avec l'irrévérence qui s'oppose à tout ce qui enrégimente, commande, oppresse.

Ce qui ressort de cette insubordination sur le plan plastique est une merveille, de celles dont la vision ne s'efface pas. Un film de sabre plus ciselé que sabreur, au format carré d'eau forte, des compositions de plan étourdissantes, des mouvements de caméra qui cherchent et trouvent la grâce, des décors et des costumes conçus comme introductions au rêve, des corps et des visages passionnément mis en valeur, des couleurs poussées à la quintessence de leur pigment, des scènes de combat furtives comme un pinceau qui zébrerait l'écran, gelées par le ralenti et l'isolement de certains sons, relâchées avec la vitesse d'un ressort, puis tranchées avant même que de pouvoir durer.

Il ne faudrait pas s'y tromper, toutefois. La nature de cette beauté ne tient pas à la surenchère des effets, mais au contraire à leur soustraction. Toute une économie de la retenue et de l'incomplétude y oeuvre : langueur des poses, promptitude d'un geste, voiles ou arbres brouillant la vision, piqué de l'image, hors champ des sons et des voix, dissimulation des personnages dans les replis d'une tenture, dans la profondeur de la nuit ou dans l'écrasante majesté d'un paysage... Ce rapport esthétique si particulier à la réalité sensible, qui fut toujours celui de Hou, nous rappelle aussi bien, et il faudrait être naïf pour s'en étonner, à une réalité politique. Entre violence et amour, raison d'Etat et sentiment, altérité et parenté, quelque chose des rapports de Taïwan à la Chine résonne ainsi très puissamment dans ce film.

Le Monde - Culture, samedi 23 mai 2015, p. 14
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