mercredi 27 mai 2015

Des Chinois au coeur des Amériques - Nicolas Bourcier

Pékin a pris pied au Suriname, petit pays d'Amérique du Sud



Difficile d'imaginer contraste plus saisissant. D'un côté, la gigantesque usine américaine Suralco, ses hauts-fourneaux, ses tubes tentaculaires et ses 5 000 ouvriers. De l'autre, à moins d'un kilomètre, au bord de cette route goudronnée de la banlieue industrieuse de Paramaribo, capitale du Suriname, Broad, entreprise chinoise avec son hangar une pièce, tôle luisante et portes coulissantes, spécialisée dans la construction de maisons et buildings clés en main.

Deux mondes presque face à face mais aux destins inversés : le 1er juillet, après un siècle de bons et loyaux services, la direction nord-américaine de Suralco cédera sa place à un groupe de gestionnaires publics surinamiens, cinq mois à peine après l'inauguration de l'usine Broad, en présence du président et ex-putschiste Desi Bouterse- dont le parti a obtenu la majorité au Parlement lors des élections générales lundi 25 mai.Symbolique et pacifique, la passe d'armes s'est opérée à quelques mètres de distance. Elle n'en révèle pas moins l'ampleur du mouvement de fond qui s'opère dans cette région du monde, autrefois appelée l'arrière-cour des Etats-Unis.

En moins de dix ans, les Chinois ont ouvert des centaines d'entreprises, d'échoppes, de casinos et autres restaurants dans ce petit Etat d'Amérique du Sud, situé en pleine jungle amazonienne. Ils ont étendu et goudronné les routes, construit des logements sociaux. Une chaîne de télévision en mandarin avec une vingtaine de salariés s'est invitée sur les réseaux surinamiens. Une banque chinoise, la Southern Bank, s'est installée à Paramaribo en 2011. Une deuxième, la Fina Bank, vient de tomber entre les mains d'entrepreneurs chinois. Comme plus de 90 % des supermarchés, petites épiceries et magasins d'alimentation.

" Microlaboratoire "A l'instar de ce qui s'est déjà passé dans de nombreux pays d'Afrique, Pékin, lancé dans une quête de nouveaux débouchés, a ainsi discrètement mais solidement pris pied sur ce territoire d'à peine un demi-million d'habitants. Accompagnée d'une forte augmentation de l'immigration depuis la fin des années 1990 (plus de 10 000 Chinois selon les sources), cette présence est comparée par certains observateurs à une " base arrière " ou un " microlaboratoire " des ambitions chinoises pour le sous-continent.

" Le Suriname est un pays qui a de la chance avec une population si petite et avec autant de terres ", avait diplomatiquement admis l'ancien ambassadeur chinois Yuan Nansheng au New York Times en 2011. Rappelant les liens étroits que son pays entretenait avec M. Bouterse, condamné à onze ans de prison par contumace par un tribunal de La Haye pour trafic de drogue, l'ambassadeur avait jugé bon d'ajouter : " Evidemment que nous souhaiterions l'inviter à venir en Chine. "

En attendant, le gouvernement de Pékin s'est offert le luxe de livrer gracieusement des dizaines d'autocars pour l'armée surinamienne. Il s'est aussi fendu d'un imposant bâtiment situé à cinq cents mètres du palais présidentiel et occupé aujourd'hui par le ministère des affaires étrangères.

" Les relations tumultueuses qu'ont entretenues les Pays-Bas avec le clan Bouterse en suspendant, par exemple, leur aide au développement, ont poussé les hommes forts du régime à trouver des solutions nouvelles, explique Winston Ramautarsing, professeur d'économie à l'université du Suriname. Le rapprochement avec la Chine, qui se cherche une place en Amazonie pour des raisons évidentes, s'est fait presque naturellement. " Le spécialiste précise : " Cette tendance est la même partout, mais vu la taille de notre pays et la facilité avec laquelle les autorités locales les accueillent à bras ouverts, la présence des Chinois se voit encore davantage qu'ailleurs. "

CrispationsIl suffit de longer les routes reliant Paramaribo à l'intérieur du pays pour mesurer l'étendue de cette présence chinoise. Des dizaines de petites usines à bois, fabricants de toitures ou plaques d'aluminium bordent de part et d'autre les routes avec leurs enseignes aux calligraphies en mandarin ou aux noms de propriétaires chinois. Dans certaines régions, l'arrivée de cette main-d'oeuvre bon marché a suscité des crispations, comme l'avait pointé Ronnie Brunswijk, leader d'un des partis Noirs marrons (descendants d'anciens esclaves révoltés) et aujourd'hui allié du président Bouterse. " Ils investissent à chaque coin de rue, développent notre économie, permettent d'offrir une palette de produits à moindre prix, une variété et un service que nous n'avions pas auparavant, insiste Winston Ramautarsing. Toutefois, leurs très bas salaires, leurs succès visibles ou supposés ne vont pas sans créer des tensions. "

Au centre de la capitale, les petites boutiques d'alimentation sont exclusivement tenues par des familles fraîchement débarquées de Chine. " Ils nous appellent les "Chinois d'eau salée" par opposition aux Chinois arrivés ici au XIXe siècle et installés à l'intérieur du pays sur les champs agricoles, proche des rivières d'eau douce ", glisse Lia. Installée derrière sa caisse et une rangée de barreaux de fer, " parce que les agressions sont fréquentes ", cette étudiante aide ses parents à maintenir leur magasin ouvert " le plus longtemps possible ". Elle ajoute : " La vie ici n'est pas facile, il a fallu apprendre le néerlandais et la langue de la rue, le sranan tongo - créole surinamien - , gérer la violence, le climat aussi, mais aujourd'hui on ne bougera plus. "

Signe des temps, les principaux partis en lice pour les élections générales ont chacun placé en position éligible un candidat d'origine chinoise.

Nicolas Bourcier
Le Monde - International, jeudi 28 mai 2015, p. 6
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