L'auteur, membre de l'Institut et fondateur de l'Ifri, souligne
l'importance du dialogue entre les cultures et les croyances, à la
lumière des récents événements.
Thierry de Montbrial est membre
de l'Académie des sciences morales et politiques depuis 1992 et ancien
président de l'Institut de France. Il est directeur général de
l'Institut français des relations internationales (Ifri), qu'il crée en
1979. Il est également président de la World Policy Conference, qu'il
fonde en 2008. Le 5 mars, il publie Une
goutte d'eau et l'océan : Journal en quête de sens(Albin
Michel), sous forme d'extraits d'un Journal qui
court sur 37 ans. À travers ses voyages, lectures et conversations avec
ses proches, il s'interroge sur le sens de la vie.
Pages : 368
Prix : 24 euros / 45,95 $
Site Internet : Albin Michel
ENTRETIEN - Thierry de Montbrial : « La question de la civilisation renvoie à celle de la religion », Marie-Laetitia Bonavita
Le Figaro.fr - Lundi 2 mars 2015 - 15:41 UTC +01:00
LE FIGARO. - Le vandalisme des collections du musée de Mossoul consterne l'ensemble de la communauté internationale. Comment expliquer cette volonté de faire table rase du passé?
Thierry de MONTBRIAL. - Les stratèges et les propagandistes de l'État islamique se comportent comme les pires de leurs prédécesseurs dans l'histoire mondiale des révolutions. Ils veulent anéantir l'identité des peuples pour mieux les asservir. Ce qui ajoute à l'horreur, c'est qu'ils commettent leurs crimes au nom de Dieu.
La religion musulmane est au cœur des débats actuels. Y a-t-il une dimension conquérante de l'islam?
L'islam est une religion difficile à comprendre de l'extérieur. Alors que l'Ancien et le Nouveau Testaments sont des paroles humaines inspirées par Dieu, le Coran est présenté comme la parole directe de Dieu et même les érudits peinent à l'interpréter. Il existe une violence dans le Coran, mais aussi dans l'Ancien Testament. Et à la différence du judaïsme ou du bouddhisme, l'islam partage avec le christianisme l'idée du prosélytisme. Les croisades sont toujours présentes dans l'imaginaire des musulmans.
Le mélange de sphères publique et privée dans la religion musulmane semble compliquer sa cohabitation avec les règles de la république.
En pratique, la confusion du temporel et du spirituel s'exprime de façon très différente selon les pays. Au Maroc, le roi est le commandeur des croyants, mais à ce titre il interfère très peu dans les affaires publiques. En Égypte, la majorité de la population refuse la loi islamique. En Syrie et en Irak, le parti Baas se présentait comme socialiste et laïc. Laissons donc du temps au temps. Albert Einstein disait: «Prenez neuf femmes, chacune enceinte d'un mois, cela ne fera pas un bébé.» Il n'en reste pas moins qu'à court et moyen terme, l'islamisme politique est un danger planétaire.
Dans le conflit actuel entre le Moyen-Orient et l'Occident doit-on parler d'une guerre de civilisation ou d'une guerre de religion?
Le problème n'est pas un choc de civilisations en tant que tel. Au contraire, on apprend toujours par comparaison. Mais la combinaison de décolonisations ratées et de la mondialisation a conduit à un brassage non maîtrisé des peuples, qui a engendré des postures agressives. Les réflexes identitaires se sont cristallisés autour des religions. Qu'on le veuille ou non, la question de la civilisation renvoie à celle de la religion.
Vous reprochez à Nicolas Sarkozy d'avoir, en son temps, mal posé la question de l'identité en France. Qu'aurait-il fallu faire?
Je constate que les peuples tourmentés, comme la Russie, s'intéressent à leurs racines et donc à leur histoire. Les peuples insouciants prétendent faire table rase du passé. Les Français sont entre les deux. Nous réduisons nos racines à des mythes appauvris comme «la république» ou «la laïcité». Mais, par exemple, qui peut avoir vraiment accès à notre patrimoine culturel sans culture religieuse? Plus on a conscience de ses racines, mieux on connaît l'histoire de son pays, mieux on est préparé à évoluer. C'est le contraire de la fossilisation. Ainsi est-il absurde aujourd'hui de nier dogmatiquement les phénomènes communautaires au point de refuser de parler du martyr des chrétiens d'Orient. Si nous étions plus droits dans nos bottes, nous n'aurions pas peur de moderniser la loi de 1905. Cela ne me choquerait pas que les imams soient nommés avec l'accord de l'État et que la règle soit de prêcher en français.
Nous «errons sans but» comme le dit Kafka...
Le monde entier, et même la Chine, est aujourd'hui paumé. On assiste aujourd'hui à la conjugaison d'une perte de sens individuel et collectif. Je suis frappé par le débat sur «Français de souche»: aujourd'hui on nie les racines. Je reproche à Jacques Chirac d'avoir refusé de parler des racines chrétiennes de l'Europe. Cette perte d'identité va de pair avec l'interminable révolution des technologies de l'information, facteur d'amplification des émotions qui affolent la boussole.
Selon vous, cette absence de boussole est liée au rejet de Dieu.
On prête à André Malraux cette formule: «Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas.» L'hubris ou l'orgueil de l'homme qui prétend avoir chassé Dieu est absurde. L'idée de Dieu est ancrée dans la nature humaine car elle fait partie de notre condition mortelle. J'aime cette remarque d'un rabbin: «Ce qui est le plus essentiel dans le monde, c'est Dieu: qu'il existe ou qu'il n'existe pas.» L'idée de Dieu est omniprésente, même dans sa négation. En Chine, je me suis fait traduire des slogans qui pourraient être la transcription de versets de l'Évangile. Le marxisme-léninisme a créé une pseudo-religion où le peuple et le Parti communiste tiennent lieu de Dieu.
Dans votre livre, vous insistez sur l'importance de la communion des saints et sur votre admiration pour Mère Teresa ou encore pour les trois derniers papes. Êtes-vous mystique?
J'ai toujours cru en l'existence d'une réalité supérieure et oscillé entre les deux pôles que sont la foi du charbonnier et l'exercice de la raison. Cette tension appelle non seulement une conduite de vie mais une quête continue en forme de spirale ascendante. Bien que libéral, j'ai compris que la glorification de l'individu, c'est l'orgueil suprême. Ignace de Loyola disait: «ll faut agir comme si tout dépendait de soi et savoir que tout dépend de Dieu». Quant à la communion des saints, c'est l'idée de l'interconnexion entre tous les êtres, vivants et morts.
Vous êtes, malgré tout, assez dur avec l'Église et ses institutions. Que lui reprochez-vous?
J'avais l'habitude de dire dans les années 1980 que le Parti communiste soviétique, la direction d'IBM ou le Vatican avaient des points communs. L'URSS s'est effondrée et IBM a failli disparaître avant de renaître sous une autre forme. Finalement, le Vatican a commencé à faire sa mue avec l'élection du pape François. Ce pape, improbable en termes humains, n'hésite pas à tancer ses cardinaux et rappelle la nécessité de retourner au message de l'Évangile: aimer les autres, et notamment les plus pauvres. Par ailleurs, je regrette que l'Église ne soit pas suffisamment ouverte aux autres religions. Pourquoi ne pas admettre par exemple que la conception chrétienne de la communion des saints est en harmonie avec la vision bouddhiste de l'interdépendance cosmique? À très long terme, je crois au rapprochement des religions. Si Dieu est au sommet de la montagne, il y a plusieurs chemins pour y parvenir.
Pensez-vous que le genre humain soit condamné à retomber indéfiniment dans les mêmes ornières ou puisse tendre vers un progrès collectif?
La mondialisation et la révolution technologique nous ont fait basculer dans une phase sans précédent dans l'humanité où la destruction l'emporte durablement sur la construction. Nous devons absolument faire un travail sur nous-mêmes, avec la quête de sens, et sur le plan collectif consolider la gouvernance européenne et internationale. La construction européenne est le grand projet des XXe et XXIe siècles. Sans l'Union européenne nous aurions eu une grande guerre suite à la chute de l'URSS. Dans le même esprit il faudra absolument en arriver à placer Internet dans un système de droit.
Votre livre s'interroge sur la connaissance. Qu'est-ce que la connaissance parfaite?
J'aime ce vers du Bateau ivre: «Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir!» Tous les hommes ont des fulgurances. Si on les relie, on aboutit à la conscience absolue. Ce qui nous ramène à la communion des saints!
Pourquoi ressentir ce besoin d'écrire un journal? Est-ce pour vous ou pour les autres?
On écrit d'abord pour soi, pour fixer la mémoire. Puis cela devient vital. Ensuite, bien au-delà de l'ego, c'est une façon de jeter une bouteille à la mer. Ou bien les messages qu'elle contient seront engloutis par les flots, ou bien ils seront récupérés par quelqu'un, un jour, aujourd'hui, demain ou peut-être dans cent ans…
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Une goutte d'eau et l'océan : Journal en quête de sens
Thierry de Montbrial, éloge de la goutte d'eau, Jean-Christophe Ploquin
La Croix, no. 40149 - Rencontre, samedi 28 mars 2015, p. 6-7
Le
président de l'Institut français des relations internationales veut
contribuer à un rapprochement entre les civilisations et espère que les
traditions spirituelles sauront entrer dans un échange fructueux.
En
décembre dernier, Thierry de Montbrial a rassemblé un échantillon de la
planète à Séoul. Après Évian, Marrakech, Vienne, Cannes, Monaco, c'est
dans la capitale sud-coréenne qu'il a organisé la 7e édition de la World
Policy Conference. Sous ce label, depuis 2008, des dirigeants
politiques, des chefs d'entreprise, des responsables d'organismes
internationaux, des experts échangent sur le présent et se projettent
dans l'avenir. Cette année, ce sera à Montreux, en Suisse.
Ce
Davos itinérant est la dernière grande création d'un homme qui, à un âge
où beaucoup ont pris leur retraite, se dit « décidé à oser de plus en
plus ». Alors que la géopolitique est souvent associée à la guerre,
Thierry de Montbrial n'a cessé, depuis quarante ans, de travailler pour
une géopolitique de la paix. Il considère qu'il n'y a pas de tâche
collective plus importante dans les relations internationales que la
mise en place d'une gouvernance mondiale légitime et efficace. Dans la
perspective d'un village global pacifié, il imagine volontiers l'Union
européenne comme l'un de ses beaux quartiers.
Cette visée longue
n'est pas une utopie rêveuse. Thierry de Montbrial la fonde sur la
raison. La vie intellectuelle de ce polytechnicien ainsi que ses
engagements sont dominés par l'idée que le progrès des sociétés humaines
est possible. Formé aux sciences exactes, en particulier aux
mathématiques, il les a appliquées à l'économie, qu'il considère comme
la reine des sciences de l'action. Ancien disciple de deux prix Nobel
d'économie, Maurice Allais et Gérard Debreu, il a pourtant bifurqué à
l'âge de 30 ans vers les relations internationales. En 1973, Michel
Jobert, ministre des affaires étrangères, le charge en effet de mettre
en place une cellule de prospective au Quai d'Orsay, le Centre d'analyse
et de prévision. Six ans plus tard, il s'émancipe des arcanes de
l'administration et crée l'Institut français des relations
internationales (Ifri), un think tank qui emploie aujourd'hui une
cinquantaine de personnes et qui figure en tête de ceux répertoriés en
France par le classement annuel de l'Université de Pennsylvanie
(États-Unis), une référence.
Il y a vingt ans, l'Ifri se niche
dans un immeuble du 15e arrondissement de Paris. Depuis son vaste
bureau, le fondateur revient sur la passion qui l'anime: « Un sens de
l'intérêt général qui va jusqu'à la préoccupation mondiale. Je pense que
l'enjeu fondamental pour cette planète, saisie par une interdépendance
qui ne cessera de croître, c'est de faire en sorte que le système
n'explose pas, purement et simplement. »
L'interpénétration des
sociétés et des cultures est à ses yeux à la fois une chance et un
risque, une source d'enrichissement réciproque et une menace car « la
connectivité non maîtrisée multiplie les occasions de conflits ». Pour
parer au danger, les hommes et les sociétés doivent s'engager dans une
double démarche d'approfondissement de leur histoire et d'ouverture à
celles d'autrui. « Dans les relations internationales comme dans la vie
ordinaire, la coexistence pacifique, dans son acception la plus
profonde, suppose à la fois de toujours mieux se connaître et de
toujours aller vers les autres », insiste Thierry de Montbrial. Le point
d'équilibre, c'est l'unité dans la diversité. « L'universalisme, c'est
l'intolérance », résume-t-il d'une autre façon.
Cette double
curiosité irrigue son dernier ouvrage, Une goutte d'eau et l'océan, dont
le titre est inspiré d'une phrase de Mère Teresa (1). Les écrits de cet
auteur prolixe ont longtemps eu une ambition scientifique d'explication
ou de modélisation de théories économiques ou politiques. Mais, depuis
trois ans, il développe un genre nouveau, celui du journal. Un premier
fut consacré à la Roumanie, pays qui le passionne. Un deuxième à la
Russie. Cette fois, il aborde un domaine qu'il occultait comme on
préserve un jardin secret, celui de la foi. Méditant sur quelques pages
de Cioran, il écrit par exemple, en février 2012: « Ou bien tout a un
sens, ou bien rien n'a un sens; entre les deux camps, il faut choisir.
Pour moi, c'est fait depuis longtemps. »
Le religieux n'a bien
sûr jamais été oublié dans les analyses géopolitiques et les
publications de l'Ifri - le rapport annuel Ramsès ou la revue
trimestrielle Politique étrangère. Mais, dans ce livre, c'est le croyant
qui se dévoile, fût-ce de manière fugace sous la plume de cet homme
pudique. Les questions métaphysiques fusent à travers des relectures de
Platon, Pascal, Kant, Teilhard de Chardin, Levinas, Ionesco... Ici ou là
sont mentionnées une messe à l'abbaye de Sénanque, une prière
eucharistique. Thierry de Montbrial narre une brève rencontre avec
Jean-Paul II, le 8 juin 2000, et une autre, plus longue, avec le pape
François, le 13 janvier 2014, à l'occasion d'une journée de réflexion
sur la Syrie organisée au Vatican. Il s'est aussi plongé dans les trois
tomes du Jésus de Nazareth de Benoît XVI-Joseph Ratzinger. Se penchant
sur la succession des trois derniers papes - « le mystique, le
théologien et le pasteur » -, il « n'a pas de problème » à y voir
l'Esprit Saint à l'oeuvre. Choqué de longue date par le hiatus entre le
message évangélique et certaines pratiques de l'institution vaticane, il
observe avec intérêt la façon dont François « transforme le
gouvernement de l'Église catholique d'une manière irréversible ».
Dans
son bureau de l'Ifri - une pièce un peu baroque, bric-à-brac de
tableaux et de livres -, l'ancien professeur à Polytechnique remonte le
fil de son catholicisme. « J'ai toujours eu un intérêt pour la dimension
spirituelle, profondément habité par le sentiment de transcendance et
par l'idée que ce qui nous est accessible par la raison est une partie
très limitée de réalités supérieures. » De son enfance à Asnières
(Hauts-de-Seine), de son éducation catholique, l'ancien élève de l'école
Gerson puis du lycée Janson-de-Sailly, à Paris, garde globalement de
bons souvenirs. À l'âge de 30 ans, il s'inscrit à des cours de théologie
au Centre pour l'intelligence de la foi, rue des Saints-Pères, à Paris.
Cet
homme du monde ne tient toutefois pas en place dans l'univers chrétien.
Il s'instruit sur le judaïsme et l'islam, se passionne pour les
religions orientales. Il perçoit beaucoup plus de passerelles entre le
christianisme et le bouddhisme que la théologie catholique ne voudrait
l'admettre. Le concept de vacuité, « qui signifie interdépendance
cosmique et non pas néant », décrit la situation de Jésus mourant sur la
croix, suggère-t-il. Le Qi du taoïsme, principe fondamental formant et
animant l'univers et la vie selon cette croyance chinoise et japonaise,
évoque pour lui le Verbe de l'évangile de Jean, le souffle de l'Esprit.
«
Mon intuition, et je vais sans doute faire sauter au plafond beaucoup
de vos lecteurs, c'est qu'en chaque religion il y a des choses à
apprendre, résume-t-il. Et même que, en définitive, il n'y a qu'un Dieu,
la réalité suprême, qui est le sommet d'une montagne que différents
chemins tentent d'approcher. Si j'essaie d'imaginer à quoi peut
ressembler l'activité théologique dans les siècles à venir, je pense
qu'il y aura un travail de rapprochement scientifique extrêmement
approfondi grâce auquel on trouvera des correspondances, des
équivalences, et l'on constatera qu'à travers les très grandes
traditions spirituelles, avec des contextes, des langues, des cultures,
des situations historiques différentes, les messages sont tous
fondamentalement les mêmes. »
Thierry de Montbrial perce le
blindage rationaliste de la pensée européenne par ses méditations
scientifiques sur la relativité de l'espace, du temps et de la matière.
Il est convaincu que « l'espace-temps des données immédiates de la
conscience ne permet pas de saisir la réalité supérieure »,
transcendante - ou alors seulement de façon fugace, pour certains
individus. « Il ne faut pas avoir la prétention que la raison explique
tout, commente-t-il. Ce serait considérer que l'homme a la totalité de
l'être en lui, ce qui est une extrême prétention. On peut en revanche
penser que même les phénomènes qui sont inexplicables ne sont pas
forcément contraires à la raison. C'est la démarche d'un Joseph
Ratzinger vis-à-vis du mystère de Jésus. »
Rationaliste offrant
des failles au spirituel, le directeur de l'Ifri, européen convaincu, se
sent à l'étroit dans la laïcité à la française, une « interprétation
des Lumières forgée au tournant des XIXe et XXe siècles et qui s'est
transformée en une sorte de religion fossilisée ». Membre actif de
l'Académie des sciences morales et politiques, il cite le grand rabbin
de France Haïm Korsia, qui y donna récemment une conférence: «
Malheureux les peuples qui perdent le sens de leurs racines. » Celles de
l'Europe sont chrétiennes. L'assumer et les faire vivre permettraient,
selon lui, aux peuples du Vieux Continent d'aborder plus sereinement les
grands échanges commerciaux, humains et spirituels provoqués par la
mondialisation.
© 2015 la Croix. Tous droits réservés.
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