samedi 13 juin 2015

Dominique Rousseau : "Notre démocratie ignore le peuple"

Dans son dernier ouvrage, "Radicaliser la démocratie : Propositions pour une refondation", Dominique Rousseau, juriste et professeur de droit constitutionnel à la Sorbonne, opte pour des solutions radicales afin de sortir de la crise de la représentation. A mille lieues du prêt-à-penser universitaire. Entretien.


Marianne : Vous dressez le constat que, si la démocratie fonctionne mal aujourd'hui en France, c'est qu'elle est contrariée à la fois par la représentation et le marché. Qu'entendez-vous par là ?

Dominique Rousseau : Le facteur représentation contrarie la démocratie en ceci que ce sont alors les représentants qui parlent, et qui pour parler demandent au peuple de se taire. Et la démocratie est contrariée par le marché dans la mesure où le marché demande aux citoyens de se taire afin de permettre au consommateur de parler. Dans les deux cas, il y a disparition du peuple.

Pour remettre ce peuple au centre de la vie politique, vous proposez le concept de «démocratie continue». En quoi consiste-t-elle ?

D.R. : Je cherche à imaginer une autre forme de démocratie, qui ne serait ni la démocratie représentative, ni la démocratie directe. Pas représentative, car celle-là repose sur un principe simple qu'avait énoncé Sieyès au moment de la Révolution française : le peuple ne peut vouloir que par ses représentants. Or, je considère qu'aujourd'hui nos sociétés, et pas simplement la société française, sont arrivées au bout de cette logique, et donc que la démocratie représentative doit être dépassée. Mais la démocratie continue, que je défends, se distingue également de la démocratie directe, car la démocratie directe considère que le peuple est une donnée immédiate, qui peut se saisir lui-même et parler directement. Alors que la démocratie continue ne nie pas la représentation, sa nécessité pour faire accéder un individu à la qualité de citoyen. Elle borne simplement la représentation à son travail de construction du citoyen et laisse ensuite parler ce citoyen entre deux moments électoraux.

«Continue», ça veut dire que le métier de citoyen ne s'arrête pas un soir d'élections, mais qu'il doit pouvoir continuer dans la fabrication des lois, et pas simplement par des grèves, des manifestations... Pour cela, il faut inventer des institutions permettant aux citoyens, entre deux élections, d'intervenir dans la fabrication de la volonté générale. Car il existe dans la société une capacité normative en puissance dans le vécu des gens.

Vous envisagez notamment la création d'une assemblée sociale qui serait le pendant de l'Assemblée nationale. Comment l'imaginez-vous ?

D.R. : J'imagine l'assemblée sociale comme l'assemblée où pourront s'exprimer les citoyens concrets, c'est-à-dire pris dans leurs activités professionnelles et quotidiennes. L'Assemblée nationale représente les citoyens abstraits. C'est très bien, mais le citoyen concret, celui qui existe vraiment, dans son activité au sein d'une entreprise, dans un hôpital, dans un établissement scolaire, etc., n'a pas d'assemblée où il peut exprimer sa capacité normative.

Je fais un parallèle avec le Tiers état qui, avant 1789, était tout dans la société, comme disait Sieyès, mais qui n'était rien politiquement car il n'avait pas d'institutions. Ce qu'a demandé le Tiers état, c'était d'avoir une institution, et il a transformé les états généraux en Assemblée nationale. A partir du moment où le Tiers état a eu son assemblée, il a pu faire prévaloir sa politique.

Aujourd'hui, le Tiers état, ce sont les citoyens concrets qui n'ont pas d'assemblée et donc ne peuvent pas peser dans la fabrication des lois. L'Assemblée nationale est aujourd'hui occupée principalement par une classe politique repliée sur elle-même et déconnectée de la réalité vécue par les citoyens.

Comment serait élue l'assemblée sociale ?

D.R. : Je suis en train de travailler sur le détail de la procédure et j'ai deux pistes possibles : une piste par élection, comme on procède actuellement aux élections professionnelles, ou une piste par tirage au sort. Mais je n'ai pas un kit tout prêt, je fais des propositions, j'y travaille, et le prochain livre sera plus détaillé sur cette question. En revanche, une chose est claire, cette assemblée doit avoir un pouvoir délibératif, et non consultatif. Lui donner le pouvoir délibératif, c'est lui donner une responsabilité. Le pouvoir de décision la conduira à faire des propositions raisonnables et responsables.

Vous évoquez dans votre essai l'effacement progressif de l'Etat et du concept de souveraineté, sans toutefois le regretter. Mais comment peut se concevoir une démocratie sans souveraineté ?

D.R. : La souveraineté a été l'instrument politique de la construction de l'Etat justifiant le pouvoir temporel des rois contre celui du pape. Aujourd'hui, nous sommes dans un moment où l'Etat décline, non pas parce qu'un certain nombre de personnes l'ont décidé, mais simplement parce que l'Etat n'est qu'un moment précis de l'organisation des sociétés, et que d'autres formes émergent. Pour nous autres juristes, un Etat, c'est un territoire, un peuple et des institutions légitimes. Il n'y a plus de territoires depuis l'ouverture des frontières ; les peuples sont de plus en plus mélangés et il est de plus en plus difficile de reconnaître un peuple national ; quant aux institutions, elles sont de plus en plus affaiblies par les institutions européennes. Donc, d'un point de vue objectif, ce qui caractérisait l'Etat s'est affaissé.

Mais l'effacement de l'Etat résulte de processus politiques, de décisions qui ont été prises de lui enlever telle ou telle prérogative, non ?

D.R. : D'accord, ça ne s'est pas fait tout seul ; des hommes politiques de droite et de gauche ont pris les décisions de donner des compétences de l'Etat au niveau européen. Mais, à partir du moment où je considère que la forme étatique est une forme en voie de dépassement, il me faut imaginer un autre instrument que la souveraineté. De mon point de vue, cet instrument, c'est le bien commun, donc le droit. Le droit est ce qui relie les hommes. Si vous regardez les constitutions étrangères, vous vous apercevez que les constitutions énoncent toutes les mêmes droits que nous. Droit à la propriété, droit à la santé, droit au logement, à l'éducation... Tout cela est commun, nous partageons tous un ensemble de droits.

En accord avec votre thèse de la disparition prochaine du cadre étatique, vous opposez le peuple et la nation. Pourquoi ?

D.R. : Oui, car la nation, ça n'existe pas. C'est un concept, une idée. Vous ne pouvez pas déjeuner avec la nation. Or, vous pouvez déjeuner avec le peuple. Il suffit de mettre 65 millions de chaises et le peuple déjeune. Le peuple existe physiquement. Pas la nation.

Ce n'est pas pour autant qu'elle n'existe pas. Les idées existent et influent sur les hommes !

D.R. : Tout à fait, mais le problème, c'est que si vous partez de la nation, celle-ci ne peut parler que par des représentants. Elle a besoin de quelqu'un pour l'incarner. Le peuple, lui, peut parler directement. Dans ma conception de la démocratie, je pars du peuple, avec une minuscule, celui de l'homme de la rue. Cet homme-là, il a été oublié dans la construction des systèmes politiques. Or, c'est cet homme du peuple qui m'intéresse. Les petites gens, comme on dit. S'appuyer sur la nation, c'est entrer dans une logique qui conduit nécessairement à la démocratie représentative. Mon souci est de partir des gens concrets et de construire à partir de leur expérience un système politique par lequel la règle de la vie bonne va être produite.

Ne peut-on pas voir la nation comme le lien qui fait le peuple, donne un sentiment d'appartenance, produit du commun, justement, et unit un agglomérat d'individus ?

D.R. : Ce n'est pas la nation qui donne le bien commun. La nation divise, et nécessairement, à un moment donné, les nationalismes s'affrontent entre eux. Encore une fois, ce qui rassemble, c'est le droit.

Pourtant, si, comme vous l'écrivez, «la Constitution constitue le peuple», qu'elle lui est antérieure, le fait que, malgré le partage des mêmes droits, Untel se sente français, Untel portugais ou allemand, n'est-il pas la preuve que quelque chose rassemble les gens en dehors du droit, et davantage que lui ?

D.R. : Je dirais, pour paraphraser Simone de Beauvoir, qu'on ne naît pas citoyen, on le devient. Quand vous arrivez sur Terre, vous êtes déterminé par le lieu où vous naissez, le pays, la région, la famille. Et puis, progressivement, petit à petit, vous devenez citoyen, c'est-à-dire que vous prenez de la distance avec vos déterminations géographiques et culturelles. Et vous le faites par l'intermédiaire du droit. Le droit vous dit que, d'accord, vous êtes français, d'accord, vous êtes portugais, d'accord, vous êtes allemand, il ne s'agit pas de le nier, mais regardez ce que vous avez en commun. Le droit fait regarder aux hommes ce qu'ils ont en commun. C'est pourquoi le droit reste l'instrument par lequel se construit la démocratie.

Aujourd'hui, dans notre contexte actuel, tout ce qui pousse les gens à se replier me paraît extrêmement dangereux pour l'équilibre de nos sociétés. Nous sommes à un moment où les peuples cherchent un autre cadre d'expression du bien commun. Cela ne veut pas dire que la nation va disparaître, de même que la nation n'a pas fait disparaître le cadre de référence familial ou régional. C'est quelque chose qui s'ajoute, qui enrichit.

De plus, ce qui est dangereux dans le discours de défense de la nation, c'est qu'on fait croire aux gens, qui d'ailleurs ne le croient pas, que si on rétablit le cadre national, du jour au lendemain les problèmes seront résolus. Non, tous les problèmes ne seront pas résolus.

Un certain nombre d'intellectuels que l'on ne peut soupçonner de connivence avec le Front national disent simplement que le cadre national est le plus opératoire, le plus efficace aujourd'hui pour mener les politiques sociales que vous appelez de vos voeux...

D.R. : Ce discours-là me paraît dangereux parce qu'il est faux. Il laisse croire que le cadre national pourrait toujours être le cadre à l'intérieur duquel se construisent des politiques publiques. Aujourd'hui, il est impossible, avec nos économies tellement imbriquées, de construire, pour chaque Etat de l'Union européenne, son budget indépendamment des autres. L'enjeu politique, c'est de porter la démocratie au niveau postnational, dans le cadre européen. Le problème européen n'est ni économique ni monétaire. Il est que le peuple est absent au niveau européen. Là où il y a les compétences, il n'y a pas de pouvoir politique, là où il y a du pouvoir politique, il n'y a plus de compétences. Remettre les compétences là où il reste du pouvoir politique, c'est-à-dire dans le cadre national, c'est le programme du Front national décliné du hard au plus ou moins soft. Mieux vaudrait, à mes yeux, mettre le pouvoir politique là où sont les compétences.

Vous appelez également à l'avènement du «citoyen du monde». Mais cet individu sans attaches, sans racines, n'est-il pas l'individu dont se repaît le marché ?

D.R. : Se nourrir, se loger, s'habiller, se soigner, apprendre, ce sont des aspirations communes à toute l'humanité. Par conséquent, ces droits-là sont l'instrument par lequel se construit le citoyen du monde.

L'individu auquel j'aspire n'est pas du tout l'individu libéral. Ma référence ici, c'est Albert Camus. Que nous dit Camus à la fin de l'introduction de l'Homme révolté ? Il dit : «Je me révolte, donc nous sommes.» Et non pas «Je me révolte, donc je suis» ! Les individus sont reliés les uns aux autres, parce que par ma révolte j'atteins les autres. Tous les droits acquis ont été précédés de révoltes, et sont devenus communs. En ce sens, le citoyen du monde n'est absolument pas l'individu néolibéral, un peu paumé et entre les mains du marché. C'est au contraire un individu solidaire, parce que les droits transcendent les divisions. Mais ne les suppriment pas ! Le choix est entre insister sur ce qui nous divise ou mettre en avant ce qui rassemble les hommes. Propos recueillis par Antoine Louvard

Marianne, no. 947 - Idées, vendredi 12 juin 2015, p. 60,61,62,63




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