Histoire mouvementée du nationalisme québécois
Les quatre cents ans de la ville de Québec, en 2008, ont été célébrés dans une évocation triomphale de l'unité nationale canadienne. Grâce aux 150 millions de dollars débloqués par les différents gouvernements, une flottille de voiliers quitta La Rochelle afin de reconstituer la traversée de l'Atlantique, des concerts gratuits furent organisés (Céline Dion, Paul McCartney...), un film retraçant l'histoire du Québec fut projeté chaque soir sur un écran monumental, etc. Un autre anniversaire, en revanche, est passé inaperçu : le cinquantenaire de la Révolution tranquille, début de l'essor d'un souverainisme progressiste qui parvint à doter le Québec d'un système social avancé. Depuis, pourtant, l'abandon par le nationalisme québécois de ses visées progressistes a causé sa perte. L'histoire aurait-elle pu suivre une autre voie ?
En 1960, Jean Lesage, chef du Parti libéral du Québec (PLQ), succède comme premier ministre à Maurice Duplessis, le fondateur de la très conservatrice Union nationale. Dans cette province francophone où le capital étranger domine, la stagnation économique a provoqué un fort chômage (9,2 % en 1960) et, en absence d'intervention publique, c'est l'Eglise catholique qui règne sur l'éducation, la santé et les services sociaux. Autour du slogan " Maîtres chez nous ", le nouveau gouvernement entreprend de " moderniser " le Québec - terme qui, à l'époque, ne signifiait pas couper dans les services publics.
Le keynésianisme mâtiné de nationalisme économique des architectes de la Révolution tranquille accouche d'un Etat-providence d'inspiration... britannique. Les dépenses de santé sont prises en charge par la Régie de l'assurance-maladie, et celle des rentes du Québec remplace l'insuffisant système de retraites de l'Etat fédéral canadien. Instaurant la gratuité de l'enseignement, le gouvernement libéral démocratise l'éducation. Et, pour accroître la part du public dans l'économie, il crée des sociétés d'Etat (Caisses de dépôt et de placement, Société générale de financement, etc.). La nationalisation totale des entreprises d'électricité fait d'Hydro-Québec le symbole de la fierté retrouvée des francophones.
Toutes ces réformes entraînent une croissance considérable du nombre d'employés des services publics et parapublics provinciaux. La Révolution tranquille n'a rien d'une révolution sociale et populaire : elle s'est déroulée non dans les rues, mais dans les bureaux. Loin de remettre en cause le système économique, elle favorise l'émergence d'une nouvelle bourgeoisie francophone, qui s'élève dans la fonction publique et le secteur privé, au sein d'entreprises québécoises qui, telles Bombardier ou Quebecor, s'affirment parfois au niveau mondial. L'élite change de langue.
Un bouillonnement social
Dégagée de toute influence socialiste, la Révolution tranquille constitue pourtant le socle du nationalisme de gauche. Autrefois apanage de l'Eglise - qui prétendait défendre la langue, la culture et la religion des Québécois -, le nationalisme se teinte désormais d'une coloration économique et sociale. Le Rassemblement pour l'indépendance nationale (RIN), créé en 1960, devient le premier mouvement politique souverainiste de gauche. Il dénonce l'exploitation des travailleurs par le capitalisme anglo-saxon et appuie les ouvriers en grève : dans les usines Dominion Ayers, Canadian Gypsum, Armstrong Corck ou Best Ever Shoes, ses militants manifestent et distribuent des tracts. Le Front de libération du Québec (FLQ), né en 1963, constitue la forme extrême de cette politisation à gauche du nationalisme. Il prône l'action armée.
Parallèlement, la Révolution tranquille favorise une exaltation intellectuelle et sociale. La pensée marxiste pénètre l'université et permet l'éclosion de revues et publications qui, à l'instar de Parti pris, irriguent le débat public. Dans le milieu artistique, le joual, un style d'écriture qui pose sur le papier la " parlure québécoise ", prescrit une littérature à l'écoute du peuple. Avec le " cinéma direct ", des documentaristes filment sans ambages les conditions de vie des Québécois. Ce bouillonnement se prolonge dans les quartiers ouvriers où des groupes populaires (coopératives de consommation, cliniques populaires, associations de locataires) éclosent pour défendre les intérêts locaux des travailleurs.
C'est dans ce contexte de critique sociale exacerbée que des membres démissionnaires du PLQ, rassemblés dans le Mouvement souveraineté-association, fondent en 1968 le Parti québécois (PQ), qui absorbe le RIN et le conservateur Ralliement national. Dirigé par la nouvelle élite francophone issue de la Révolution tranquille , le PQ veut fédérer les courants nationalistes et rallier la classe ouvrière à l'indépendance. Une stratégie validée par les élections provinciales d'avril 1970, où il obtient 23,6 % des suffrages. Ses sept députés remportent leurs sièges dans les circonscriptions électorales ouvrières ou pauvres (Bourget, Gouin, Lafontaine, Maisonneuve, Saguenay, Sainte-Marie, Saint-Jacques). " Une chose est particulièrement importante, se félicite le dirigeant du PQ René Lévesque, c'est l'appui que nous sommes allés chercher dans les classes populaires, celles qui ont été le plus négligées chez nous. " Si la victoire n'est pas au rendez-vous, c'est que " les puissances d'argent, les puissances du statu quo avaient peur pour leurs privilèges ".
Tiré à gauche par l'effervescence sociale et intellectuelle d'alors, le PQ prône des réformes progressistes qui dépassent les principes de la Révolution tranquille. Lors du congrès de 1972, ses membres discutent de cogestion, envisagent la création de conseils ouvriers et de comités d'entreprise élus par les travailleurs. Sans remettre en cause le capitalisme, son manifeste considère qu'" on n'arrêtera pas le glissement vers le secteur public de produits présentement fournis par les entreprises " et préconise le développement de l'économie coopérative (1). Les " puissances d'argent " s'inquiètent : pour le président du Conseil du patronat Charles Perreault, les indépendantistes veulent " donner à l'Etat le rôle qu'il joue dans les pays socialistes de l'est de l'Europe (...). On doit s'attendre à ce que l'économie progresse à peu près comme celle des Polonais, des Tchèques ou des Allemands de l'Est (2) ".
A la surprise générale, le PQ remporte les élections de 1976. Lévesque devient premier ministre, avec la promesse d'un référendum sur la souveraineté-association à la fin de son mandat. Cependant, confronté à l'exercice du pouvoir, le Parti québécois adopte une tout autre politique fiscale. Dès son premier budget, le ministre des finances Jacques Parizeau, ancien économiste de la Révolution tranquille, plafonne les dépenses publiques, diminue le taux d'imposition sur les bénéfices des entreprises et gèle les effectifs de fonctionnaires. L'heure n'est plus à la croissance de l'Etat, mais à sa réduction : les fondations de l'Etat-providence vacillent sous le poids de la crise économique. Après quatre années de gestion austère, le gouvernement ne peut mettre la question sociale au coeur de son discours. Il porte alors les débats sur les implications institutionnelles du référendum promis ; le " non " l'emporte largement (59,5%).
Cet échec plonge les nationalistes et la gauche dans une morosité profonde. En 1982, les deux principales organisations radicales (En Lutte ! et le Parti communiste ouvrier) se dissolvent, tandis que le PQ, à l'unisson de Mme Margaret Thatcher et de Ronald Reagan, répond à la récession par des coupes budgétaires. Ces désillusions successives engendrent un reflux des idéologies de la contestation collective au profit de l'écologie et des " idéologies du moi ", largement exploitées par le commerce et la publicité, et centrées sur la vie privée, le bien-être corporel, psychologique et affectif. Les intellectuels s'effacent progressivement de la scène publique : l'engagement des décennies précédentes laisse place au règne de l'universitaire-expert, conseiller du prince (3). La gauche québécoise oublie progressivement l'indépendance, tandis que le mouvement souverainiste, aggloméré autour du PQ, refoule la question sociale et économique et se tourne vers le nationalisme.
Dans son souci d'accroître l'autonomie de la Belle Province, le PQ devient un ardent défenseur du libre-échange. Quitte à se ranger aux côtés du gouvernement fédéral. En 1989, il appuie, avec les chefs d'entreprise et le premier ministre conservateur Brian Mulroney, l'accord bilatéral de libre-échange entre les Etats-Unis et le Canada. En 1993, alors que les autres provinces, la majorité des syndicats et l'opinion publique s'opposent au projet d'Accord de libre-échange nord-américain (Alena), le PQ le défend sans réserve et soutient le gouvernement libéral de Jean Chrétien. Son argument : la sujétion accrue de l'économie québécoise aux Etats-Unis permettrait de se prémunir contre d'éventuelles représailles financières canadiennes dans l'hypothèse de l'indépendance. Peu importent les risques d'uniformisation culturelle et le coût social de cet accord.
L'impasse identitaire
Pour autant le PQ n'envisage pas de couper le cordon ombilical avec Ottawa. La souveraineté-association proposée en 1995 prévoit la reconnaissance de tous les traités internationaux (dont la participation à l'Organisation du traité de l'Atlantique nord [OTAN]), la conservation du dollar canadien et le maintien d'une zone de libre-échange - soit l'intégration totale du Québec dans le système nord-américain : dès sa naissance, le futur pays se trouverait donc amputé d'une partie de ses moyens d'action. Le 29 septembre 1995, la victoire du " non " à l'indépendance ne tient qu'à un fil (50,6 %).
Comme un symbole du tournant culturel du nationalisme québécois, le premier ministre péquiste Jacques Parizeau explique la défaite par " l'argent et le vote ethnique ". Il est vrai que les partisans de la souveraineté ont rencontré peu d'écho parmi les immigrés récents, qui appartiennent majoritairement aux couches les plus populaires. En quittant leur pays pour s'installer à Montréal, ils rêvent du Canada, et leur adhésion à la cause nationaliste reste entièrement à construire. Dès 1982, dans le documentaire de Denys Arcand Le Confort et l'Indifférence, un immigré grec, évoquant le premier référendum, traçait la voie à suivre : " Tous les capitalistes disent de voter "non" (...). Je suis ouvrier et je veux soutenir les ouvriers québécois. Si les ouvriers québécois gagnent du pouvoir, moi aussi je gagne du pouvoir. Voilà une autre raison de voter "oui". "
Incapable de développer un projet social susceptible d'attacher les immigrés à l'idée d'indépendance, le PQ essaie de les convaincre des bienfaits de la culture québécoise, s'enfermant dans une impasse identitaire où le projet de nation se suffit à lui-même. Les deux principaux partis suivant des orientations économiques comparables - aux coupes sociales du PQ de 1996-1997 répondent celles du PLQ en 2004 (4) -, les problèmes culturels et linguistiques phagocytent désormais le débat public. Preuve la plus récente, la proposition d'une " charte de la laïcité " faite en 2010 par le PQ pour répondre à la commission sur les " accommodements raisonnables " qui, depuis 2006, contribue à polariser l'attention politique et médiatique sur l'immigration.
Note(s) :
(1) Quand nous serons vraiment maîtres chez nous, Les Editions du Parti québécois, Montréal, 1972, p. 73.
(2) Radio-Canada, 9 mai 1972.
(3) Diane Lamoureux, " Le rôle des intellectuelles et intellectuels en sciences sociales dans le débat politique actuel ", dans L. Balthazar, G. Laforest et V. Lemieux (sous la dir. de), Le Québec et la restructuration du Canada, 1980-1992. Enjeux et perspectives, Septentrion, Sillery, 1991.
(4) Lire Jean Pichette, " Régime minceur, version social- démocrate ", et Gérard Duhaime, " Offensive contre l'Etat social au Québec ", Le Monde diplomatique, janvier 1997 et juillet 2004.
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