vendredi 12 novembre 2010

Alain Finkielkraut : "L'Extermination est un événement inépuisable"

Marianne, no. 704 - Idées, samedi, 16 octobre 2010, p. 84

Le philosophe publie un recueil de ses émissions de France Culture consacrées à la mémoire et à l'oubli. Explications.

Marianne : Vous pointez un risque inédit : " non pas l'oubli du crime, mais l'oubli de tout le reste ". A l'heure où le devoir de mémoire est so umis à un intense tir de barrage, faut-il dénoncer une systématique reductio ad hitlerum ?

Alain Finkielkraut : Une mauvaise humeur et même l'exaspération grandissent dans des milieux de plus en plus vastes à l'encontre de la mémoire juive et de la place exorbitante que celle-là occuperait dans la conscience commune. Les juifs sont perçus, notamment dans certains secteurs de la communauté musulmane, et par certains " progressistes ", qui veulent défendre, face à Israël, les nouveaux damnés de la Terre, comme les rois du malheur. Et nous nous trouvons devant un problème tout à fait inattendu. La mémoire devait nourrir la vigilance et combattre l'oubli, puisque, pensions-nous, une civilisation qui oublie son passé est condamnée à le revivre. Que se passe-t-il, en réalité ? Oliver Stone s'énerve, Dieudonné s'emporte. La mémoire de l'Extermination nourrit l'antisémitisme. Elle n'éteint pas l'incendie, elle met de l'huile sur le feu.

Qu'est-ce qui vous permet d'en être si sûr ?

A.F. : Face à ce phénomène, on a voulu, notamment par les lois mémorielles, " élargir " la Shoah. On signifiait ainsi que l'Occident a commis d'autres crimes et fait d'autres victimes que les juifs. Il ne fallait plus laisser, pensait-on, les descendants d'esclaves ou les descendants de colonisés en dehors du devoir de mémoire.

Ne s'agissait-il pas d'un progrès démocratique ?

A.F. : Sans doute, mais pour bien montrer qu'on ne faisait pas de hiérarchie, on a plaqué sur ces événements historiques terribles le paradigme de la Shoah. C'était tordre l'histoire. Car la traite négrière, contrairement à ce que veut faire croire la loi Taubira, n'est pas une spécificité européenne. Quant au lien établi aujourd'hui entre l'esclavage et la colonisation, il est absurde. L'un des motifs - et peut-être aussi des prétextes - de la colonisation, c'était justement de mettre fin à l'esclavage. Le devoir de mémoire, quel qu'il soit, doit être ancré dans l'histoire. S'il s'en détache, il devient pure et simple idéologie.

Vous voulez restaurer le lien du devoir de mémoire avec l'histoire ?

A.F. : Si je ne peux pas vraiment me détourner de cet événement, c'est sans doute en raison de mes origines. Je suis fils de rescapés. Mon père a été déporté, et ma mère a traversé la guerre dans des conditions très difficiles. L'un et l'autre ont perdu presque toute leur famille. Je fais partie de ces enfants ashkénazes qui n'ont pas de grands-parents. Avec l'Interminable Ecriture de l'Extermination, je voulais aussi, pour répondre à cette concurrence des victimes, réaffirmer que je ne suis pas une victime - descendant de victimes, oui, mais pas victime moi-même. La mémoire, c'est aussi la préservation de la distance qui nous sépare des suppliciés. J'ai l'espoir que ces conversations puissent nous aider à ne pas succomber trop facilement à la tentation de l'analogie entre notre présent et les heures les plus sombres de notre histoire. On sait énormément de choses, et en même temps on ne cesse d'apprendre des choses nouvelles. Cet événement est absolument inépuisable. Un livre dont je ne traite pas dans ces conversations aurait assurément pu y figurer, c'est celui de Patrick Desbois, Porteur de mémoires, consacré à la " Shoah par balles ". Desbois nous y parle de ces petits métiers de la mort inventés par les Allemands. Il évoque ces jeunes filles ukrainiennes qui marchaient pieds nus sur les cadavres que l'on venait d'assassiner, pour les tasser. Ensuite, elles étaient chargées de recouvrir ces cadavres d'une fine couche de sable pour qu'une deuxième vague puisse s'écouler sur eux. De tels détails inouïs nous interdisent de céder à l'analogie. Nous ne sommes pas des résistants ; Sarkozy n'est pas Pétain ; l'expulsion des Roms, aussi scandaleuse qu'on la juge, n'est pas une déportation ; la Roumanie n'est pas un camp de concentration.

Justement, est-ce parce que la " confiscation fervente " nous menace que vous vous êtes récrié contre le projet de confier à chaque écolier de France la mémoire d'un enfant assassiné pendant la Shoah ?

A.F. : Cette idée ne partait pas d'une mauvaise intention, mais elle n'était pas bien pensée. Je crois en plus que l'enseignement ne doit pas tabler sur l'émotion facile. Comme le dit Soljenitsyne, l'art seul peut surmonter cette faiblesse caractéristique de l'homme qui n'apprend que de sa propre expérience, tandis que l'expérience des autres ne le touche pas. Ce qui s'est passé là, dans cet abîme de l'histoire, l'art nous permet d'en prendre possession, de le comprendre de l'intérieur. C'est par lui - et seulement lui - qu'une expérience individuelle peut vraiment se transmettre. Mais un tel enseignement ne doit donc pas être trop précoce. Et, le jour venu, pour faire aborder l'Extermination aux élèves, il existe l'oeuvre de Primo Levi : la Trêve, les Naufragés et les rescapés, Si c'est un homme. Pour la Kolyma, l'autre tragédie concentrationnaire du XXe siècle, nous avons Soljenitsyne et les récits de Varlam Chalamov.

D'accord. Mais est-il raisonnable de " tabler " sur la médiation de la littérature ?

A.F. : C'est la littérature comme telle, hélas, qui n'a presque plus droit de cité. Racine est limpide, mais a-t-il encore sa place ? A cela s'ajoute la violence, le ressentiment, c'est-à-dire, pour appeler les choses par leur nom, la montée de l'antisémitisme dans un certain nombre de classes. Un antisémitisme qui, parce qu'il ne vient pas de l'extrême droite, mais des victimes réelles ou potentielles de la discrimination, est parfois sinon partagé du moins protégé par certains intellectuels et certains enseignants. Il est possible que la virulence de ce sentiment rende désormais impossible ou contre-productif l'enseignement de l'histoire de la Shoah.

La médiation d'un film - comme Shoah, de Claude Lanzmann - est-elle, d'après vous, plus indiquée ?

A.F. : On peut bien sûr envisager, parallèlement à la lecture d'un écrivain comme Primo Levi ou à la consultation des travaux d'historiens comme Christopher Browning, de projeter des extraits du film Shoah. Mais ceux qui en veulent aux juifs d'accaparer l'attention trouveront un argument supplémentaire de se plaindre dans toute oeuvre littéraire, historique ou cinématographique qu'on voudra leur imposer.

Etait-ce vraiment une erreur de consacrer le terme " Shoah " jusque dans l'enceinte scolaire ?

A.F. : Non, pas du tout ! Certes, " Shoah " est un terme que j'emploie peu, et ce n'était pas le mot de mes parents. La validité du terme " Shoah " est rétrospective. Après tout, on utilise bien des termes grecs, et la défense du français ne passe pas, à mes yeux, par la chasse aux mots étrangers. Le problème, ce n'est pas l'introduction de tel ou tel vocable étranger dans la langue française, c'est la syntaxe qui s'effondre, et le vocabulaire qui se rétrécit. On peut peut-être reprocher des choses à Mme Pederzoli (lire l'enquête, p. 42), l'enseignante de Nancy, mais on s'égare quand on lui reproche d'avoir eu recours au terme " Shoah ".

Vous consacrez plusieurs discussions à Martin Heidegger. Pourquoi ?

A.F. : Aujourd'hui, au nom de la mémoire, certains voudraient frapper d'opprobre les deux penseurs que vous citez. Je ne suis pas convaincu par cette démarche et, comme il s'agit d'entretiens, je m'efforce à chaque fois de poser le problème. Sur Heidegger, j'invite les philosophes Robert Legros et François Fédier à discuter du " scandale " Heidegger. Et si scandale il y a, c'est précisément parce que Heidegger est un grand penseur. S'il était un pur salaud, il n'y aurait pas de scandale : tout serait simple. Certains rêveraient que sa pensée soit réductible à son engagement momentané pour le national-socialisme. Or, Heidegger a nourri tous les grands penseurs juifs du XXe siècle : Hannah Arendt, Herbert Marcuse, Emmanuel Levinas et Hans Jonas. Faire de lui, qui plus est, le penseur de l'enracinement, c'est oublier qu'il a dénoncé l'enracinement de l'homme moderne dans le monde de la technique, un monde où la réalité se présente comme ce dont on peut passer commande.

L'Interminable Ecriture de l'Extermination, ouvrage collectif écrit sous la direction d'Alain Finkielkraut, Ina/Stock, 289 p., 19 €.

Propos recueillis par Alexis Lacroix

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