vendredi 9 novembre 2007

La terre n'est pas plate, elle est « made in Asia » - Erik Izraelewicz

Blog - L'analyse d'Erik Izraelewicz, 02/01/07

Impossible d'y échapper. En janvier 2006, Davos, c'était New Delhi dans les Grisons. Dans la petite station suisse qui réunit en début d'année le gratin du business de la planète, le Forum de l'économie mondiale avait les couleurs de l'économie indienne. En décembre, Lille, c'était, cette année aussi, Bombay dans le Nord-Pas-de-Calais ; « Bombaysers de Lille », plus précisément. Pour fêter ce grand pays, la capitale régionale aura été jusqu'à transformer la rue Faidherbe en « rambla » des éléphants !

Impossible d'y échapper. 2006 aura bien été, sur le plan économique, l'année de l'Inde. Depuis Davos, elle a commencé avec l'OPA hostile de Lakshmi Mittal, un citoyen britannique d'origine indienne, sur le groupe sidérurgique franco-luxembourgeois Arcelor - une méga-OPA de 38 milliards d'euros qui débouchera sur la naissance du leader mondial de l'acier. Elle s'est achevée sur l'OPA, elle aussi hostile, de Vodafone, le leader mondial du téléphone mobile, sur le quatrième opérateur indien, Hutchison Essar. Le patron du groupe britannique connaît la musique : Arun Sarin est, lui aussi, un citoyen de Sa Majesté... d'origine indienne.

L'Inde s'est ainsi imposée, en 2006, comme l'autre Chine. L'éléphant a certes bien des différences avec le dragon. C'est une ex-colonie britannique alors qu'il a toujours été un empire. C'est une démocratie là où il y a une dictature. C'est un pays à la démographie dynamique là où l'autre est déjà fatigué, une nation où l'illettrisme est encore massif alors qu'il a pratiquement disparu dans l'autre, une bureaucratie totale quand l'autre n'en est qu'une demi. C'est une économie qui n'a amorcé son ouverture qu'en 1991 alors que chez Mao, la réforme a été engagée dès la fin des années 1970, un pays donc dans lequel le niveau de vie est à peine le quart de celui de son voisin, où les étrangers ont investi dix fois moins. C'est une élite restée en contact avec le monde alors que les mandarins, envoyés dans les champs par la Révolution culturelle, l'avaient momentanément abandonné. Ce sont quelques laboratoires pointus face à l'immense et imposant atelier du monde.

Les deux pays, l'Inde et la Chine, ont pourtant nombre de points communs. Géants démographiques n'ayant pas jusqu'alors véritablement participé à la grande révolution industrielle amorcée à la fin du XVIIIe siècle, ils se retrouvent l'un et l'autre confrontés, en ce début de XXIe siècle, à un même défi, celui du développement, avec le transfert massif d'une population rurale et agricole vers la ville et l'industrie. Ils connaissent surtout, l'un et l'autre, une formidable croissance. En 2006, l'activité aura progressé d'un peu moins de 10 % en Inde ; d'un peu plus de 10 % en Chine. Représentant le tiers de la population mondiale, ils ne pèsent ensemble encore que 8 % de la production de la planète. Mais ils en sont devenus, ensemble, l'un des principaux moteurs.

Après avoir placé leurs pions dans l'empire du Milieu, les industriels occidentaux sont désormais obsédés par cet « Eldorado bis », où ils s'apprêtent peut-être à perdre beaucoup d'argent, avant d'en gagner, certainement, un jour un peu. A l'instar de Vodafone, les Cisco, Wal-Mart et autres IBM s'y précipitent. Les entreprises françaises ne sont pas en reste : Capgemini, Renault, Accor, Lafarge et d'autres encore donnent un net coup d'accélérateur à leurs investissements dans le pays. Comme en Chine, l'émergence d'une classe moyenne nombreuse (plus de 300 millions de personnes) alimente leur gourmandise. Plus qu'en Chine, la présence d'une main-d'oeuvre très qualifiée, notamment dans la high-tech et les services, attire leur attention. Les entreprises indiennes - filles d'un capitalisme familial dynamique - et chinoises - issues des mastodontes publics en voie de décomposition - viennent de plus en plus taquiner leurs concurrents occidentaux - dans l'énergie, bien sûr, mais aussi l'acier, la high-tech ou l'automobile. Euphorie aidant, les marchés financiers des deux pays ont d'ailleurs affiché sur l'année les meilleures performances de la planète financière - les actions indiennes ont gagné plus de 45 %, celles cotées à Shanghai et Shengzen près de 100 % ! C'est là qu'ont été effectuées les opérations les plus spectaculaires de l'année - l'introduction en Bourse de la banque chinoise ICBC ayant même été la plus importante de l'histoire du capitalisme !

Le grand jeu, à l'Ouest, est alors de savoir qui, de l'Inde ou de la Chine, dominera la région, voire le monde dans le siècle en cours - qualifié d'« indien » à Mumbay, de « chinois » à Beijing. Peu importe en fait, c'est, selon le néologisme inventé par la presse anglo-saxonne, un nouvel ensemble, le « Chindia », qui est en train d'occuper une place croissante dans l'économie mondiale. Dans l'industrie, le commerce, sur le marché de l'énergie ou celui des capitaux. Au-delà, c'est en réalité, tirée par ce moteur, toute l'Asie qui s'envole. Pour assurer un décollage sans trop de turbulences, les pays de la région parviennent même, dans cette année « made in Asia », à effacer leurs différends historiques. Chinois et Indiens d'une part, Chinois et Japonais d'autre part, amorcent de spectaculaires rabibochages.

Cette montée en puissance économique des pays asiatiques trouve, en 2006, de multiples expressions. Ils occupent une place croissante dans la diplomatie mondiale. On les voit de plus en plus en Afrique, en Amérique latine et ailleurs. Ils organisent leurs défenses, collectives, au sein d'instance comme l'OMC. Ils veulent, de plus en plus, dire leur mot sur les grandes affaires du monde - la Corée du Nord, l'Iran ou l'Irak. A l'instar d'un Jacques Chirac qui, pour ne pas faire de jaloux, visite au cours de l'année les deux géants émergents, les dirigeants américains, britanniques ou allemands y envoient en permanence quelques représentants de haut niveau, quand ils ne s'y rendent pas eux-mêmes. Les organisations internationales sont elles-mêmes marquées par ce basculement asiatique : un Sud-Coréen (Ban Ki-moon) est désigné pour animer l'ONU, un Japonais (Nobuo Tanaka) pour l'Agence internationale de l'énergie (une antenne de l'OCDE) et... une Chinoise (Margaret Chan) pour l'Organisation mondiale de la santé. C'est, à chaque fois, la première fois, pas la dernière sans doute. Ce que nous dit 2006, c'est que ni indien, ni chinois, le siècle qui commence sera, assurément, « made in Asia ».

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